Au seuil du livre
Les reliures de Rose Adler (1922-1959)
Introduction
Rose Adler fait partie de cette génération d'artistes touche-à-tout qui ont débuté et écrasé de leur omniprésence la période Art déco et qui ensuite ont souffert d'une certaine méconnaissance. Ce n'est pas surprenant : la reliure est un des « arts mineurs », notre manque de recul sur les années 1930 à 1950 nous empêche d'adopter une vision d'ensemble, et la crise puis la seconde guerre mondiale ont étouffé l'importance croissante que la reliure avait prise dans les années 1920. Rose Adler, découverte par Jacques Doucet en 1923, n'apparaît guère que dans les ouvrages consacrés à l'Art déco ; malgré l'attention accrue que l'on porte aujourd'hui à la reliure, l'artiste n'a jamais été le seul objet d'une étude, et l'absence de catalogue tenu de son vivant rend toute estimation quantitative de sa production pratiquement impossible. Une étude approfondie de la production de Rose Adler est nécessaire, afin de mettre en lumière ses œuvres, trop méconnues pour la plupart parce que pas assez mises en valeur par les institutions les possédant – étude qui se doublerait de l'examen de sa formation, de son entourage et environnement artistiques, de ses innovations et apports, de ses reliures et de leur réception, hier comme aujourd'hui. Les bornes choisies pour cette étude vont de 1922 – date de l'accession de Rose Adler au grade de « professionnelle » au sein de l'Union centrale des arts décoratifs (UCAD) – à 1959, date de sa mort.
Sources
Les reliures de Rose Adler sont extrêmement dispersées aujourd'hui. C'est pourquoi il a été fait le choix de ne réaliser un catalogue que des œuvres conservées dans des bibliothèques et des musées. En France, le fonds le plus important d’œuvres du relieur se trouve à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, héritière de la collection Doucet et enrichie grâce à des dons de Rose Adler de son vivant et des legs après son décès. D'autres bibliothèques et musées, publics ou privés, en possèdent d'une quinzaine à seulement une : la Réserve des livres rares, à la Bibliothèque nationale de France, la Bibliothèque Sainte-Geneviève, le musée des Lettres et des Manuscrits, le musée d'Art moderne de la ville de Paris, la bibliothèque municipale de Versailles, la Bibliothèque Kandinsky, et la Bibliothèque historique de la ville de Paris. C'est toutefois à l'étranger que se trouve le fonds le plus important au monde de reliures de Rose Adler, à la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles, qui conserve les œuvres léguées par la bibliophile belge Mme Louis Solvay. Quelques autres institutions à l'étranger possèdent dans leurs collections des œuvres du relieur : la Bibliotheca Wittockiana à Bruxelles, le Musée royal de Mariemont à Morlanwelz, le Virginia Museum of Fine Arts à Richmond, la New York Public Library, la Green Library à Stanford, la Bridwell Library au Texas, la Morgan Library and Museum, le Victoria and Albert Museum et la British Library.
Les archives de Rose Adler sont, quant à elles, entrées en 1945 puis 1959 à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet par don et legs. L'inventaire de ces archives a été réalisé par une précédente chercheuse. Outre ces archives, l'institution conserve également un important fonds de livres d'artistes protégés par des emboîtages ou des chemises réalisés par Rose Adler, ainsi que des maquettes. La Bibliothèque royale de Belgique possède les lettres que le relieur a écrites à Mme Solvay entre 1925 et 1958, ainsi que quelques maquettes. La correspondance entre Rose Adler et l'éditeur Pierre-André Benoit, dit PAB, de 1949 à 1959, se trouve à la Bibliothèque nationale de France. Les ayants droit de Rose Adler possèdent quelques archives la concernant, et l'on peut également trouver son dossier de légion d'honneur, conservé aux Archives nationales, dans la base Léonore.
Rose Adler a peu écrit, et encore plus rares sont les ouvrages de sa plume qui ont été publiés. L'inventaire comprend également des ouvrages publiés la mentionnant ou permettant de mieux comprendre le contexte de l'époque.
Première partieUn relieur inscrit dans son époque
Chapitre premierUne pionnière de la reliure moderne
Rose Adler est née dans une famille aisée de la bourgeoisie juive de Paris. Elle gravite très tôt dans un milieu d'amateurs éclairés, puisqu'elle se fiance en 1914 à Léon Roger-Marx, qui décède trois ans plus tard. Elle commence à apprendre la reliure à partir de 1917 et s'inscrit dans l'avant-garde de cet art, héritière des innovations de Marius-Michel au xixe siècle et de Pierre Legrain dès 1916. Rose Alder devient l'un des chefs de file des relieurs-femmes, amenées au travail manuel par la première guerre mondiale, mais à qui seule une poignée de bibliophiles confie des commandes, et craint souvent que son sexe lui nuise.
L'idée très répandue aujourd'hui que Rose Adler serait une disciple de Pierre Legrain trouve son origine en 1947, bien qu'il soit possible de démontrer qu'elle n'a jamais cherché à imiter son style. De même, on ne peut la considérer uniquement comme une créature de Jacques Doucet : elle appartenait avant leur rencontre en 1923 à un milieu cultivé, et montrait de grandes dispositions pour la reliure. La forte relation qui s'est développée, qualifiée parfois d'amoureuse, s'apparenterait plutôt à une paternité spirituelle, qui explique qu'après la mort du mécène Rose Adler voit tout à travers un « filtre Doucet » et qu'elle s'implique dans la naissance de la future Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Elle joue enfin le rôle du bienveillant professeur auprès de ses amies, la bibliophile belge Mme Louis Solvay et la bibliophile suisse Edmée Maus.
Chapitre IIUn relieur bien entouré
Le réseau de connaissances de Rose Adler est d'abord littéraire, grâce à Jacques Doucet et à sa bibliothèque littéraire, enrichie par André Suarès puis André Breton et Louis Aragon. Après la mort de Jacques Doucet, Rose Adler crée son propre réseau littéraire, entre autres en reliant les œuvres de certains écrivains, mais aussi grâce à son entourage. Grande lectrice, elle conseille ou déconseille fréquemment des ouvrages à ses amis, à commencer par Mme Solvay, Pierre-André Benoit et Mère Geneviève Gallois.
Là encore grâce à Jacques Doucet, son entourage est aussi artistique. Elle est intégrée à l'équipe de décorateurs du mécène et noue des liens d'amitié avec certains d'entre eux. Son entrée dans ce réseau artistique la rapproche d'autres artistes et galeristes, comme Chana Orloff, Marie Laurencin, Jeanne Bucher, Jean Lurçat, et Albert Gleizes. Quant aux relieurs qui lui sont contemporains, elle connaît leurs œuvres, admire le travail de Legrain et apprécie certains de ses confrères de la Société de la reliure originale (SRO). Elle éprouve un sentiment complexe face à l’œuvre de Paul Bonet, admiration jalouse mêlée de mépris vis-à-vis de sa suffisance. Elle aime peu ses consœurs relieurs, particulièrement Thérèse Moncey. Face à leurs œuvres, elle a généralement l'impression d'être en retard, tout en ayant conscience de la valeur de son travail et de son apport.
Son environnement artistique influe naturellement sur ses œuvres et ses goûts. Elle se rend à beaucoup d'expositions, même si elle voit d'abord tout avec un « filtre Doucet ». Elle apprécie d'y emmener ses amis, comme Mme Solvay. Grande mélomane, amatrice de théâtre et de cinéma, elle mène une vie très mondaine.
Chapitre IIIL'angoisse d'être dépassée
Rose Adler a toujours souhaité être à la pointe de la modernité, notamment par les sociétés d'artistes auxquelles elle a adhéré, la première étant la Société des artistes décorateurs (SAD). Toutefois, la modernité présentée par cette société devient trop consensuelle et trop à la mode pour un petit groupe d'artistes qui forment en 1922 l'Union des artistes modernes (UAM). Rose Adler quitte la SAD – jusqu'en 1956 – et rejoint l'UAM en 1933. Les conditions d'entrée à l'UAM sont très strictes, mais le manque de ligne directrice et le manifeste de 1934, trop tardif, conduisent à l'échec de la société. Rose Adler y participe toutefois toute sa vie. Elle rejoint en 1946 une autre société : la SRO, créée après la crise et la guerre devant l'état désastreux des finances et le risque de disparition de grandes commandes de reliures modernes. Le but de cette société est de diffuser la reliure moderne, de faire connaître ses membres et de représenter un « label de qualité ».
La modernité de Rose Adler passe aussi par sa volonté de repousser les limites de la reliure et de la dorure, en se montrant très exigeante avec ses artisans : les relieurs René Mabilde et René Desmules, et les doreurs Émile Maylander, Adolphe Cuzin, Emmanuel Lecarpentier, André Jeanne, Charles Collet et Guy Raphaël. L'affection qu'elle éprouve pour ses ouvriers lui permet d'exiger toujours plus d'eux. Ce désir de modernité est symptomatique de son angoisse d'être datée, mais non démodée. Elle manifeste souvent son inquiétude, face aux compliments qu'on lui fait, aux encouragements à arrêter la reliure et à la mauvaise qualité des peaux après la seconde guerre mondiale.
Deuxième partieUn relieur de talent
Chapitre premierLe processus de création
Toute reliure est précédée du choix de l'ouvrage à couvrir, et il est difficile de déterminer la part de Rose Adler dans ce choix. Quand elle travaille pour Jacques Doucet, elle puise dans les éditions rares et les exemplaires truffés de sa bibliothèque littéraire, mais peut-être la décision du livre à relier ne lui appartient-elle pas. En revanche, elle suggère à Mme Solvay des acquisitions et des reliures, même si l'avis de la bibliophile est souverain. Parfois, la reliure précède le choix de l’œuvre, parfois c'est l'inverse.
La lecture préalable de l'ouvrage à relier permet de saisir son atmosphère et d'harmoniser ainsi le contenant et le contenu, mais cette lecture et interprétation sont nécessairement subjectives. Rose Adler explique parfois l'origine de ses projets : une illustration, une préface, le sujet du texte, la personnalité de l'auteur ou l'art de l'époque de la première édition de l'ouvrage. Les lectures sont plurielles et subjectives ; après l'auteur et l'illustrateur, le relieur apporte une troisième interprétation.
Avant la reliure, Rose Adler crée une maquette. Elle choisit des accords chromatiques surprenants, inspirés d’œuvres d'art, de paysages ou d'objets de la vie courante, toute en reconnaissant une certaine part au hasard. Elle dessine ensuite sur ses carnets des multitudes de croquis et de projets différents. La maquette correspond la plupart du temps au projet définitif et se compose de dessins des plats et du dos au crayon à papier puis en couleurs et de calques de doreur. Le temps d'attente entre la commande et la livraison est généralement long, pour vérifier l'usure des matériaux face au temps, pour trouver la peau idéale, ou tout simplement pour satisfaire aux délais des doreurs. Il est toutefois rare qu'un client ait manifesté son mécontentement.
Chapitre IIDes matériaux originaux
Pour la couvrure de la reliure, Rose Adler se sert de cuirs classiques, mais se démarque dans le traitement qu'elle en fait. Au début de sa carrière, elle se sert plutôt de maroquin, très peu de chagrin et parfois de vélin et de parchemin. Mais elle est surtout associée au veau, dont elle aime le toucher et la gamme de couleurs offerte. Elle emploie aussi du box-calf, peau tannée au chrome plutôt utilisée en maroquinerie et cordonnerie, preuve qu'elle aime se réapproprier des matériaux insolites. Elle se distingue également par l'emploi de peaux de reptiles à partir des années 1920 – lézard, crocodile et serpent. Là encore, ce sont des peaux habituelles pour les métiers du cuir, reliure mise à part. Enfin, elle se sert de fibre de bois dans ses emboîtages puis, dans les années 1950, dans ses reliures, en l'accompagnant de liège. Elle emploie du bois pour quelques reliures dans les années 1930. Pour ses emboîtages, elle se sert aussi de carton, de papier, de toile et surtout de nacro-laque, matière plastique perfectionnée en 1926. On voit donc une affection pour les matières industrielles, qu'elle réserve pourtant plutôt aux emboîtages qu'aux reliures.
En dorure, elle ne marque pas de préférence pour une technique en particulier : elle emploie indifféremment de l'or, du palladium, de l'oeser et de l'estampage à froid, en fonction de la couleur de la peau choisie. Elle apprécie toutefois les nouvelles techniques, puisqu'elle utilise du palladium et non de l'argent, et de l'oeser. Les formes de ses filets sont d'abord classiques, avant de devenir si originales qu'il devient nécessaire de les faire graver spécialement. On observe le même processus pour ses typographies. Enfin, elle appose sa marque sur les reliures par des petits filets sur les coiffes.
Mêlant joaillerie et dorure d'une manière très originale, Rose Adler emploie des incrustations solides dans un décor épuré qui n'est pas sans évoquer les bijoux de Jean Fouquet. Elle utilise ainsi de la galalithe dans ses emboîtages, et pare cinq reliures de cabochons de pierres semi-précieuses. Les reliures des années 1920 s'ornent de signets, généralement en soie ou en ruban, mais certains sont plus travaillés et ornés d'une perle.
Les reliures ont toujours bénéficié de doublures et de gardes, mais ce n'est qu'à partir du xixe siècle qu'elles deviennent des œuvres d'art en elles-mêmes. Rose Adler joue sur la préciosité des matériaux qu'elle emploie, et développe la technique de la doublure bordée et de la doublure bord à bord, dont elle attribue l'invention à René Mabilde. Elle entérine sa qualité d'artiste en signant les doublures de ses œuvres, tout comme ses doreurs. Elle emploie également des matières précieuses pour ses gardes : des papiers de fantaisie, des tissus qui lui sont peut-être fournis par Jacques Doucet, de la fibre de bois, et du cuir à partir des années 1930.
À l'origine protection des pages qu'elles renferment, les reliures évoluent pour devenir un écrin nécessitant une deuxième protection : Rose Adler crée donc des chemises et des étuis, où elle rappelle les matières du décor des plats. Elle réalise également des chemises et des emboîtages pour certains livres de ses commanditaires, chaque type de protection correspondant à un type de livre : manuscrits, livres d'art, ouvrages précieux.
Chapitre IIIAmbitions et doutes
Selon Rose Adler, depuis le xixe siècle, le relieur doit avoir pour ambition d'être au service du texte et de rendre les échos montés du livre, sans tomber dans le piège de l'illustration. Son rôle est d'inciter le lecteur à lire l'ouvrage et à chercher sa propre interprétation, nécessairement différente de celle proposée par le relieur. Il est donc naturel que, toute lecture étant subjective, Rose Adler relie différemment le même ouvrage à plusieurs étapes de sa carrière, même si parfois, elle persiste sur sa première interprétation.
Malgré le risque qu'elle encourait, au début de sa carrière, de sombrer dans la vanité, Rose Adler a vite été ramenée à la modestie et à la lucidité sur son propre talent. Très attentive aux remarques, la moindre critique la pousse à se remettre complètement en question. Cela tient à sa personnalité, chaleureuse et généreuse. Elle est toujours prête au sacrifice pour aider ses amis. Elle n'hésite pas à s'impliquer bénévolement dans diverses actions, de l'organisation de la Bibliothèque Doucet à l'effort de guerre pendant la seconde guerre mondiale. Son exigence envers elle-même la pousse à se préoccuper davantage de la qualité de son travail d'artiste que de sa propre personnalité. De fait, elle sait qu'elle n'est pas pionnière dans l'absolu et qu'elle est l'héritière d'innovations dues à d'autres relieurs. Parmi ses craintes, on peut trouver l'angoisse d'effaroucher les commanditaires par ses hardiesses, ou au contraire la peur que son inspiration se tarisse un jour.
Troisième partieTrois périodes pour un relieur
Chapitre premierLa période Art déco
Le terme « Art déco » a été attribué, comme bien des courants artistiques, a posteriori à l'art des années 1920-1930, quoique ses bornes chronologiques soient sujettes à controverse. De tous les points de vue, l'apogée de cet art se situe en 1925, à l'occasion de l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes. Après cette date, le style se modifie, et tend vers le mouvement que l'on a appelé le « modernisme ». Si sa définition fait débat, il est admis que l'Art déco ne s'est pas construit en réaction à l'Art nouveau, car comme lui, il est total et influe sur tous les arts, qui s'interpénètrent. Parmi les influences de l'Art déco, on trouve la peinture d'avant-garde du début du xxe siècle, la haute couture, l'égyptologie, l'orientalisme, l'art nègre, les ballets russes et le monde industriel. La reliure est l'un de ces arts qui sont touchés par l'Art déco et participent de cette interpénétration : art décoratif depuis toujours, elle prend une place prééminente grâce à Pierre Legrain et doit à tout prix s'adapter aux codes esthétiques de son époque. On retrouve l'influence du cubisme dans les formes géométriques des décors des reliures de Rose Adler, ainsi que celle de la joaillerie, de l'art de la laque, et des céramiques de Francis Jourdain.
Bien qu'on ne puisse pas considérer la production de Rose Adler, entre 1922 et 1933, comme uniforme, on peut la qualifier de globalement « Art déco ». Elle rend toutefois quelques hommages aux mouvements l'ayant précédée dans ses œuvres : Art nouveau, suprématisme, hellénisme, et tradition de la reliure visant à orner les plats des armes du possesseur. L'Art déco s'exprime dans ses œuvres par son amour de la ligne droite, qu'elle assouplit cependant, ainsi que par un jeu sur la verticalité où apparaît l'influence de l'architecture. À la suite de Pierre Legrain, elle orne la plupart de ses reliures d'un titre de plat très travaillé, parfois inspiré des typographies de Cassandre. Enfin, malgré sa préférence marquée pour l'abstraction, elle se signale par quelques reliures figurées.
Chapitre IIDépasser l'Art déco
1929 est une année difficile pour Rose Adler : elle perd Jacques Doucet et Pierre Legrain, et la France est frappée par la Grande Dépression. La situation politique et économique des années 1930 et 1940 prend une importance telle qu'elle l'évoque dans son journal, pourtant dévolu à sa vie artistique uniquement. Elle y évoque la crise, l'avènement du Troisième Reich, le régime fasciste en Italie, le défilé du 6 février 1934, l'arrivée au pouvoir du Front Populaire – dont elle est une fervente partisane –, puis l'Anschluss et la guerre. Elle relate ensuite très précisément les premières années de guerre, jusqu'à sa fuite en juin 1940 en zone libre. Elle reprend sa plume après la Libération, puis retourne à Paris et se plaint de la difficulté de la vie et du manque de confort de son nouvel appartement, mais elle évoque également certaines prémices des Trente Glorieuses, comme l'arrivée du téléphone dans les foyers et l'importance croissante des arts ménagers. La période est également difficile pour l'art, qui ne parvient pas à se définir, même s'il apparaît aujourd'hui bien plus riche qu'on a voulu le croire. Les années 1940 bouleversent à ce titre les codes artistiques, avec l'exode d'artistes, le déplacement des collections des musées en province sous l'Occupation, et la disparition d'arts considérés comme « dégénérés » par le régime nazi. La fin de la guerre oblige les artistes à ne pas regarder en arrière et à s'adapter à la période. Ce sont également des décennies marquées par l'avènement des galeries d'art d'avant-garde.
Sa réputation de relieur Art déco est profondément attachée à Rose Adler, qui cherche au cours de ces décennies à la dépasser. Dès 1934 et ce jusqu'en 1950, elle expérimente de nouvelles voies, et essaie de nouvelles techniques : les reliures congolaises – en bois – et les jeux sur les pleins et les vides. Le titre de plat est toujours présent, mais moins exubérant que pendant les années 1920. Elle emploie plus volontiers de l'oeser, formant des motifs abstraits grâce à ses filets. Les formes géométriques abstraites que l'on retrouve sur ses reliures n'ont rien de commun avec sa production Art déco. Elle témoigne également de la morosité de son époque par un emploi de couleurs plus sobres pendant les années 1930 et la guerre, mais se signale après la fin du conflit par des tonalités à nouveau très vives.
Chapitre IIIUn nouveau souffle
Les années 1950 sont encore plus difficiles pour Rose Adler que ne l'avaient été les années 1930 et 1940, bien qu'elle bénéficie du progrès induit par les Trente Glorieuses, de 1951 à sa mort en 1959. Son journal revient à son but originel, celui de relater la vie artistique de son auteur, et l'on perd alors le témoignage précieux qui était celui de Rose Adler pendant les deux décennies précédentes, sauf dans sa correspondance. On constate aussi qu'elle prête moins d'attention aux évolutions de l'art de cette époque et qu'elle se contente d'aller voir des rétrospectives. On voit également qu'elle préfère élargir son cercle d'amis à des professionnels du livre plutôt qu'à des artistes. Elle se détache des principaux courants des arts dits majeurs, et se concentre plutôt sur les arts ménagers et les arts décoratifs.
Grâce à ses amitiés – notamment celle avec Pierre-André Benoit dit PAB –, Rose Adler parvient à renouveler son inspiration dans les années 1950. Elle développe sa technique des transparences, qui s'inspire de la synthèse soustractive des couleurs et qu'elle avait déjà expérimentée occasionnellement dans les années 1930. Elle parvient à se fournir en cuirs de couleurs très vives et de bonne qualité, et simplifie beaucoup de ses décors pour n'orner les plats que de formes géométriques de base. Le titre de plat, qui la caractérise, se fait plus discret. Elle relie indifféremment de très grands formats et des tout petits livres, appelés des « minuscules » et édités par PAB, sans que la taille et le poids de ces ouvrages ne soient synonymes de légèreté ou au contraire de lourdeur.
Quatrième partieRéception et fortune critique
Chapitre premierUne œuvre appréciée
Après la mort de son fiancé en 1917, Rose Adler, issue d'une famille aisée, a un métier puis un protecteur, en la personne de Jacques Doucet, et n'éprouve donc pas le besoin de se remarier. On ne peut pas dire avec certitude si elle vit ou non de son art, car elle mentionne très peu ses dépenses. Bien entendu, la crise et la guerre affectent son niveau de vie, et elle privilégie de plus en plus les voyages bon marché. À la fin de sa vie, elle dépense tout son revenu pour se déplacer en taxi. En effet, en tant qu'artiste, elle n'a pas de salaire régulier et dépend de la fréquence des commandes. Malgré la récession du franc dans les années 1930 et 1940, elle continue à pratiquer des prix relativement égaux avant la guerre, mais après la Libération, ceux-ci augmentent considérablement. On ignore le prix des fournitures qu'elle achète, le salaire de ses ouvriers et la commission qu'elle prélève, mais son revenu ne lui permet pas de mener grand train, surtout quand ses commanditaires tardent à lui rembourser l'argent qu'elle a avancé.
Alors même que Rose Adler était élève à l'UCAD, un bibliophile l'avait remarquée et lui commande des reliures jusque dans les années 1930 : Paul Hébert. Son nom est toutefois éclipsé par ceux de Jacques Doucet et de Mme Solvay, qui lui permettent une liberté inégalée. Aucun de ses autres commanditaires ne fait preuve d'un goût aussi moderne qu'eux, ce qui bride parfois la créativité du relieur. Ainsi, Jacques André, qui la fait travailler jusqu'en 1938, lui demande souvent de reproduire des décors qu'elle a réalisés pour d'autres clients. Parmi ses mécènes, on peut signaler David David-Weill, jusqu'en 1953, Lucien Bonn, de 1927 à 1959, Albert Malle, de 1933 à 1953 et Edmée Maus, qu'elle rencontre en 1937. On remarque une nouvelle bibliophilie dans les années 1950 : il y a quelques amateurs, comme Daniel Sicklès, le Major Abbey, André Rodocanachi et Renaud Gillet, mais ce sont surtout des libraires, qui jouent un rôle d'intermédiaire entre le relieur et le client, comme Pierre Berès, Henri Matarasso et Jean Hugues. Enfin, plusieurs institutions publiques passent commande à Rose Adler de son vivant : la Bibliothèque nationale, la Ville de Paris, l'ambassade française au Canada, et le Victoria and Albert Museum.
Ses reliures ont tant de succès qu'il n'est pas rare qu'elle reprenne des décors réalisés précédemment, que ce soit à la demande d'un bibliophile ou non. Toutefois, à une exception près au début de sa carrière, elle préfère pratiquer la variation, en reprenant le modèle mais en modifiant les couleurs. Longtemps, elle refuse la stricte copie, mais elle s'y adonne de plus en plus dans les années 1950. Il arrive aussi qu'elle sélectionne quelques détails, comme des motifs, et les reproduise sur des reliures qui se répondent ainsi.
Chapitre IIRose Adler et la critique
Si elle est peu citée dans des monographies de son vivant, Rose Adler n'a jamais été ignorée par la presse, qui parle régulièrement d'elle. Elle est d'abord mentionnée comme un relieur prometteur, mais son nom n'est pas distingué de celui de ses confrères et consœurs. Dès sa rencontre avec Jacques Doucet, elle lui est associée, ainsi qu'à Pierre Legrain, surtout après leur mort en 1929. Après 1933, elle est de plus en plus citée individuellement, bien que certains articles persistent à l'ignorer. À partir des années 1940, elle comprend l'importance croissante de la maîtrise de son image. Pour ce faire, elle se fait photographier ainsi que ses œuvres, rédige des notices autobiographiques qu'elle reprend dans la presse et se fait interviewer par ses amis.
Il n'est pas facile de savoir à quelles expositions elle a participé, puisqu'elle ne tient pas de liste précise. On peut supposer qu'elle a exposé dans le cadre de l'UCAD dès 1922. Après sa rencontre avec Jacques Doucet, elle a présenté ses œuvres de manière pratiquement annuelle, au Salon des artistes décorateurs ou à l'Union des artistes modernes dès 1933. On sait aussi qu'elle a participé à la plupart des expositions universelles depuis 1925. La guerre interrompt toute manifestation artistique, mais elle recommence à y prendre part dès la Libération, et expose notamment au Salon d'automne ainsi qu'avec la SRO. Elle multiplie également les expositions en commun avec des amis, et ses œuvres sont présentées non seulement en France mais aussi à l'étranger. Grâce à ses nombreux amis bibliophiles, elle a l'occasion de soigner ses envois à chaque fois, en requérant le prêt de ses réalisations les plus récentes, preuve qu'elle choisit d'aller toujours de l'avant.
On connaît assez peu de récompenses à Rose Adler : elle a obtenu, au cours de sa carrière, au moins quatre médailles d'argent et deux diplômes, dont certaines lui ont peut-être été décernées par la Société d'encouragement à l'art et à l'industrie (SEAI). Outre les gratifications obtenues suite à sa participation à des manifestations artistiques, elle obtient d'autres marques de reconnaissance : en 1951, elle devient Chevalier de la légion d'honneur et en 1954, la SEAI la nomme Rapporteur de la reliure avec sa consœur Germaine de Coster.
Dès que Rose Adler a compris l'importance de la maîtrise de son image, elle a commencé à assurer la survivance de son nom, par divers moyens. Émerveillée devant les relieurs de la génération la suivant, elle a cultivé son image de novatrice et de bienveillante patronne en dispensant des cours à plusieurs reprises, et en exposant avec certains d'entre eux. Elle a aussi disséminé des écrits, certains sur la reliure, d'autres sur elle, avec la complicité de son ami PAB, qui a publié un hommage de ses amis en 1951, Roses pour Rose. À la fin de sa vie, elle fait preuve d'un immense enthousiasme devant le projet d'un catalogue de ses œuvres, même si ce dessein n'a jusqu'à aujourd'hui jamais abouti. On ne l'oublie pas après son décès : ses œuvres sont exposées très fréquemment, et un prix, bien que décerné une seule fois, porte son nom.
Conclusion
Rose Adler est jeune quand elle rencontre Jacques Doucet ; il n'est donc pas étonnant que l'influence de ce dernier soit si présente au cours des années 1920. Le décès du mécène et l'arrivée de la crise en France la forcent cependant à évoluer. De même, elle est contrainte de changer sa manière dès son retour à la fin de la guerre, après cinq années d'interruption de son activité de relieur. La reconstruction la laisse démunie, bien qu'elle bénéficie de ses fournitures et de quelques-uns de ses ouvriers d'avant-guerre. Elle regrette surtout les bibliophiles d'avant-guerre, qui payaient sans délai ; toutefois, il faut aussi prendre en compte l'augmentation sensible du coût de ses œuvres. Dans les années 1950, elle se renouvelle à nouveau et échappe à la pauvreté totale grâce à son amitié avec l'éditeur PAB et le libraire Jean Hugues. Après sa mort, plusieurs hommages lui sont rendus : le catalogue de l'exposition de la SRO en 1959 et la manifestation organisée en 1960 par François Chapon à la BLJD en sont les exemples les plus visibles. Ces hommages ne sont d'ailleurs que les premiers d'une liste ininterrompue d'expositions offrant une place d'honneur aux reliures de Rose Adler, ce qui incite à penser qu'elle n'a pas connu l'oubli puis la redécouverte mais a toujours été présente, et que son importance dans l'histoire de cet art n'a que rarement été minimisée.
Annexes
Glossaire. — Tableau récapitulatif des doreurs. — Tableau général des reliures. — Iconographie. — Index des noms propres.
Catalogue
Reliures de Rose Adler conservées dans les bibliothèques et musées et classées par ordre chronologique, de 1922 à 1959 (cent quarante-cinq numéros).