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École des chartes » thèses » 2014

De la matérialité à la sacralité

Le trésor de la cathédrale de Narbonne sous l'Ancien Régime


Introduction

Le trésor de Saint-Just n'est pas un trésor de cathédrale parmi d'autres : Narbonne est l'un des plus anciens et prestigieux archevêchés de la France de l'Ancien Régime. L'étude de cet ensemble , qui doit être à la hauteur du rang du siège métropolitain narbonnais, commence au xiie siècle, époque de la sécularisation du chapitre cathédral et de l'institution du sacriste majeur, et s'achève en 1793, année de la dispersion des objets. L’historiographie est assez pauvre à son sujet, mais extrêmement riche et dense en ce qui concerne les trésors d'église en général. Après avoir été analysés au xixe siècle comme des ensembles d'objets totalement isolés de leur contexte historique, les trésors d'église, et a fortiori de cathédrale, ont fait l'objet d'études considérablement renouvelées, surtout à partir de la seconde moitié du xxe siècle. Expositions, éditions et études générales présentent de plus en plus le trésor dans sa globalité.

Notre étude s'appuie sur ces évolutions historiographiques qui abordent le trésor de façon plus complète, en faisant collaborer l'histoire, l'histoire de l'art et les sciences sociales. Il s’agit d’appliquer leurs fruits sur un seul et même sujet et de les exploiter plus en profondeur. Le trésor de Saint-Just est donc exploré dans toute sa globalité : les modalités de sa constitution, sa gestion, ses relations avec le chapitre cathédral et les espaces qui l'entourent, les conditions de sa conservation et, enfin, sa place dans la liturgie tant quotidienne que festive. Nous tentons ainsi de constituer une grille d'étude la plus complète possible, bien que de nombreuses questions soient restées sans réponse faute de sources. Nous nous engageons sur des champs de réflexion encore presque vierges, comme l'analyse de la place du trésor dans la cathédrale, sa répartition dans les espaces qui lui sont dévolus et l'histoire de sa gestion, qui comprend sa sécurité mais aussi les finances.

Nous souhaitons démontrer que le trésor de Saint-Just, comme tout trésor de cathédrale, n'est pas un ensemble d'objets désincarné, placé en autarcie dans les sacristies. Au contraire, son visage ne cesse de changer sous l'effet de multiples facteurs et il est en constante interaction avec son environnement spatial et institutionnel. Sa nature profonde est également mise en question : n'est-il constitué que d'objets précieux et luxueux ou comprend-il des pièces plus modestes ? L'étroite relation entre le trésor et la liturgie est éclairée d'un point de vue fonctionnel mais surtout esthétique. Nous essayons d'aborder le trésor de Saint-Just dans toute sa matérialité qui, au lieu de faire obstacle au sacré, le rend visible aux yeux des hommes.

L'histoire du trésor s'articule autour de deux axes : la construction de la nouvelle cathédrale à partir de 1272, qui a engendré la constitution d'un nouveau trésor, et l'application, précoce et très fervente, de la Réforme tridentine telle que saint Charles Borromée l'a déployée à Milan. Ces deux périodes expliquent de nombreux changements dans l'histoire et l'emploi des objets et la générosité particulièrement marquée de certains prélats.


Sources

Les sources ont considérablement contribué à forger notre méthode de travail. Tout d'abord, il ne reste presque plus aucun objet du trésor d'Ancien Régime, ce qui nous a contrainte à renoncer à notre projet initial qui était de nous servir des archives autant que des pièces encore conservées. Cette déconvenue nous a permis de nous engager plus avant dans l'étude précise de l'histoire du trésor et dans la prise en considération des sources écrites, qui viennent nourrir l'histoire de l'art.

Les fonds sont extrêmement dispersés. Ce sont essentiellement des copies et des compilations modernes, car les archives médiévales ont presque été réduites à néant. Les plus importants se trouvent aux Archives départementales de l'Aude, comme les archives du chapitre cathédral, les inventaires révolutionnaires, et quelques petites perles que nous avons découvertes, comme des fragments du coutumier des archives et du sacraire (la chambre forte du trésor). La médiathèque du Grand Narbonne conserve des statuts et des archives capitulaires compilés à l'époque moderne. Nous avons trouvé des informations importantes à la médiathèque d'Étude et du Patrimoine de Toulouse, notamment l'ouvrage du R. P. Laporte sur les reliques de saint Just et saint Pasteur, les saints patrons de la primatiale narbonnaise. Toutefois, c'est à la bibliothèque municipale de Périgueux que se trouve le plus beau joyau d'archives qui a nourri notre réflexion : le procès-verbal de la visite du cardinal de Bonzy en 1677. Les sacristies et leurs objets sont inventoriés, ainsi que toute la cathédrale. Un commentaire lui est consacré en annexe, illustré par des comparaisons avec des objets d'autres trésors. C'est grâce à cette source exceptionnelle, découverte tardivement dans nos recherches, que nous pouvons donner chair au trésor de Saint-Just et l'insérer dans des courants esthétiques de différentes époques.


Première partie
Un ensemble en perpétuel mouvement


Cette partie explore la façon dont le trésor est constitué au fil du temps. Nous y étudions les différentes modalités des entrées mais aussi des sorties des objets, qui ne cessent d'animer la vie du trésor.

Chapitre premier
Les commandes : les besoins courants du trésor

Ce premier chapitre porte sur le moyen d'acquisition des objets le plus courant et le plus impersonnel : les commandes effectuées par le chapitre auprès de divers artisans, essentiellement languedociens. Elles concernent essentiellement des objets relativement modestes, mais beaucoup de sources ont été perdues. Les finances qui conditionnent très largement les possibilités des chanoines ne sont guère reluisantes. En effet, la fabrique manque toujours de moyens ; le sacraire, qui dispose de revenus annuels fort rudimentaires, ne peut non plus vivre de ses propres moyens. La mense capitulaire est donc régulièrement sollicitée pour couvrir les besoins du trésor en orfèvrerie, étoffes et livres. Nous découvrons d'emblée que les objets d'apparat ne sont pas les seuls dans le trésor ; ils côtoient de nombreuses pièces d'une valeur bien moins élevée.

Chapitre II
« Le don institutionnalisé » : le droit d'entrée

De nombreux objets entrent dans le trésor de façon institutionnelle et presque mécanique par le biais du droit d'entrée. Cette coutume, tardivement reconnue par le droit canon, est en vigueur depuis au moins le Moyen Âge central à Narbonne. Chaque chanoine doit offrir une chape avant d'être définitivement installé ; en raison des multiples fraudes, l'acquittement du droit de chape devient forfaitaire à partir de l'époque moderne. Les archevêques sont tenus de se plier au droit de chapelle en offrant une chapelle d'orfèvrerie qui peut être accompagnée d'ornements liturgiques. En réalité, de nombreux aléas viennent modifier le contenu de ce présent obligé. Les modes sont aussi très influentes, comme le montre le don du tableau de la Résurrection de Lazare de Sebastiano del Piombo par Jules de Médicis. Le chapitre est extrêmement attaché à cette obligation des prélats, grâce à laquelle il peut affirmer son pouvoir face à ces derniers. Le trésor est ainsi constamment approvisionné en objets ou en pièces sonnantes et trébuchantes : des mécanismes coutumiers lui permettent de se renouveler au fil des siècles.

Chapitre III
Le don libre et spontané : générosité, mémoire et prestige

Nous parvenons à la modalité qui a été la plus étudiée et mise en valeur dans l'historiographie : la donation, ou le mécénat dans le cas des présents luxueux. Ce sont surtout les clercs de la primatiale qui se montrent généreux envers le trésor ; ils cherchent à montrer leur attachement spirituel à leur cathédrale, mais aussi à assurer leur salut et, pour les plus élevés en grade, à entretenir leur heureuse mémoire sur la Terre. Le trésor détient la capacité de transformer le don en grâces et en autres avantages pour son auteur. L'examen des dons du clergé reflète les évolutions de la conception du trésor d'église : les donations de reliquaires se concentrent dans le bas Moyen Âge, tandis que les textiles et l'orfèvrerie d'autel arrivent en nombre dans le sacraire pendant la Renaissance et l'époque tridentine.

Les laïques, quant à eux, sont très en retrait. C'est la situation de la cathédrale dans la ville qui explique, au moins en grande partie, ce phénomène. La primatiale se trouve dans la Cité, alors que c'est dans le bourg que la bourgeoisie, la noblesse locale, les artisans et surtout les marchands se regroupent, autour de la collégiale Saint-Paul et de la grande paroisse Notre-Dame de Lamourguié. Toutes ces personnes n'ont aucune raison de se montrer généreux envers la cathédrale dans laquelle ils n'entrent que quelques fois par an. De plus, Saint-Just n'est pas un lieu de pèlerinage ni une étape des chemins de saint Jacques qui drainent de généreux pèlerins en grand nombre.

Chapitre IV
Les reliques : des trésors de grâces qui ne valent rien

Les reliques ne peuvent être mises au même rang que les autres objets. À la fois sacrées et dépourvues de valeur pécuniaire, elles n'entrent pas dans le trésor de la cathédrale par les mêmes circuits que l'orfèvrerie, les livres et les ornements. Ce sont surtout les archevêques et les hauts dignitaires des chapitres qui les acquièrent au cours de voyages et de pèlerinages dans des hauts lieux de la chrétienté. Le Moyen Âge est une période extrêmement fructueuse pour la primatiale : reliques de saints, de martyrs, mais aussi du Christ, comme un fragment de la Vraie Croix et une épine, ne cessent d'affluer dans le sacraire. Les reliques des saints patrons arrivent seulement en 1058, après de nombreuses vicissitudes, mais elles s'ancrent rapidement dans l'identité de la cathédrale et la piété des fidèles.

Les reliques des catacombes viennent considérablement augmenter le trésor des reliques à l'époque moderne. En pleine querelle à leur sujet et au sujet du culte des reliques en général, les prélats tridentins, surtout Mgr Le Goux de La Berchère, font venir des cimetières romains des ossements de martyrs en grand nombre. Narbonne s'illustre ici par sa singularité, car les reliques des catacombes n'arrivent massivement en France qu'au xixe siècle. La romanité des archevêques narbonnais et des membres importants du chapitre, notamment le dernier grand archidiacre, Dauderic de Lastours, explique ce nouveau souffle dans l'histoire des reliques de la cathédrale.

Chapitre V
Un trésor inaliénable ?

Ce dernier chapitre s'interroge sur le pendant de l'entrée des objets : leur sortie. Bien souvent, l'historiographie n'aborde ce phénomène que dans des contextes de violences et de calamités. Tout d'abord, il est important de noter que le droit canon interdit toute vente d'objets appartenant aux églises, mais certaines conditions autorisent les aliénations, si le caractère sacré des objets n'est pas violé ou si la nécessité est absolue (en cas de guerre notamment). Le trésor de Saint-Just a été mis à contribution pour financer l'armée de Charles IX, mais le chapitre est resté maître des opérations jusqu'au bout. La primatiale ne semble pas avoir été victime de pillages lors de la guerre de Cent Ans ou des guerres de Religion. En réalité, les sorties d'objets sont le plus souvent totalement volontaires et réfléchies : on fond les objets abîmés et démodés pour en faire fabriquer de nouveaux (la fonte est permise car l'usage sacré perdure), on en offre d'autres aux paroisses dont le chapitre est responsable ou à de prestigieux invités pour honorer leur présence et faire briller le faste du trésor de Saint-Just, qui peut bien souffrir quelques extractions.


Deuxième partie
Le trésor en coulisses à l'abri de l'écrin de la cathédrale


L'étude du trésor dans sa matérialité globale et individuelle se poursuit en examinant sa vie quotidienne derrière les murs des sacristies et à l'intérieur des armoires. Le trésor ne peut être compris que s'il est mis en relation avec l'espace et les institutions qui l'entourent et avec lesquels il interagit.

Chapitre premier
Une géographie complexe et changeante au coeur de la vie du chapitre et de la cathédrale

Le trésor est réparti en deux binômes architecturaux et fonctionnels. Il y a tout d'abord le binôme méridional, situé sur les bas-côtés sud du chœur canonial, avec la petite sacristie – dite « sacristie des hebdomadiers » ou « sacraire du grand-autel » –, et le sacraire, qui porte invariablement ce nom depuis le Moyen Âge jusqu'à la Révolution et auquel on n'accède que par la petite sacristie. Ce premier binôme a été construit très certainement pendant le dernier quart du xiiie siècle. On retrouve exactement la même disposition dans les cathédrales de Bordeaux et Clermont-Ferrand, qui ont été conçues par le même architecte Jean Deschamps.

Le second binôme se trouve au sud-est de la cathédrale ; on y accède par la chapelle Saint-Michel. Il est composé de la grande sacristie – construite en 1329 et appelée aussi « grand sacraire » ou « sacraire des messes basses » –, et de la chapelle de l'Annonciade. Cette dernière est assignée à cette fonction à partir de 1707, mais elle n'est plus affectée au culte depuis plusieurs décennies puisqu'on y entrepose les tapisseries du chœur.

Le sacraire contient les objets les plus précieux du trésor, sortis les jours de fête pour les cérémonies du maître-autel, tandis que la petite sacristie contient le trésor quotidien du maître-autel. L'autre ensemble est affecté au culte quotidien des chapelles. La chapelle de l'Annonciade est surnommée par Louis Narbonne « sacristie des chanoines » : leur est-elle réservée pour laisser plus de place aux bénéficiers dans la grande sacristie ? Il reste enfin la question des sacristies des chapelles. Nous ignorons jusqu'à quand elles ont été utilisées ; en tout cas elles sont tombées en désuétude à l'époque moderne, et peut-être même avant, puisque le chapitre possède toutes les chapellenies et fournit les objets pour toutes les messes de fondation.

Le trésor se dilate et se contracte au gré des besoins du chapitre. Sa répartition correspond à la liturgie et à la hiérarchie des espaces dans la primatiale. Il est situé à proximité de la salle capitulaire et des autres lieux de la vie canoniale. Les lieux qui l'abritent sont sacrés, et non consacrés, mais ils ne sont pas isolés du reste de la vie du chapitre.

Chapitre II
La gestion du trésor : de l'éclatement à la reprise en main par le chapitre

Ce deuxième chapitre s'articule en deux sections. La première concerne l'époque médiévale, marquée par les deux sacristes qui ont la main sur le trésor, du moins en principe. Le sacristie majeur semble être institué au cours du xiie siècle. C'est le quatrième dignitaire du chapitre ; il est chargé du trésor, mais il n'est pas présent au quotidien. Les sacristes de Saint-Just sont des évêques et des cardinaux, italiens pour la plupart, qui mènent grand train. Le chapitre les trouvant rapidement fort encombrants, un sacriste mineur, obligé à résidence et moins payé, est institué dès la fin du xiiie siècle. Cet officier, nommé ad nutum dès le second quart du xive siècle, est bien moins puissant que son supérieur. Toutefois, les deux sacristes s'acquittent mal de leur tâche.

La seconde section s'intéresse à la réforme entamée dès le xive siècle par le chapitre. Ce dernier supprime progressivement les sacristes, à la fin du xive siècle pour le sacriste majeur, et tout au long du siècle suivant pour son subordonné, dont la fonction est définitivement unie à la mense capitulaire en 1542. C'est le curé de Notre-Dame de Bethléem qui prend donc en charge une partie du trésor, à savoir la grande sacristie et le sacraire du grand-autel, en collaboration avec le sacristain de la grande sacristie. Le sacraire fait l'objet d'un traitement particulier, puisque deux prévôts, qui sont des chanoines, et deux custodes, qui sont de simples bénéficiers, en surveillent l'accès et la sécurité au quotidien, tandis qu'un sacristain s'occupe des objets et doit toujours en référer aux prévôts pour les achats, les fontes et les réparations.

Chapitre III
Les sacristies de Saint-Just : une répartition fonctionnelle du trésor dans l'espace

Nous nous intéressons ici précisément à chaque sacristie et à son mobilier. Chaque lieu est adapté aux objets qu'il conserve. La grande sacristie, assaillie tous les matins par un régiment de bénéficiers, est plus accessible en raison de sa fonction. Il en va de même pour la chapelle de l'Annonciade, mais il en va tout autrement pour le sacraire du grand-autel : ce dernier n'est accessible qu'aux hebdomadiers et aux personnes chargées du trésor. Quant au sacraire, c'est une véritable chambre forte dont l'épaisse porte est fermée par trois clefs détenues par trois personnes différentes. Peu de gens y entrent au quotidien ; les reliques et les objets cultuels précieux y sont entreposés, mais aussi les archives du trésor et d'autres documents qui concernent les droits fondamentaux et l'identité de la primatiale et du chapitre. Le silence et la révérence sont de rigueur dans ces deux lieux, notamment en raison de la présence des reliques qui reposent dans le sacraire.

L'orfèvrerie, les livres et les reliques dans le cas du sacraire, sont séparées des textiles qui sont rangés dans des meubles adaptés. Au xviiie siècle, l'aménagement des sacristies semble avoir été totalement refait, puisque les meubles actuels datent de cette époque. Des effets privés sont aussi conservés dans des armoires spéciales en échange d'une petite contribution annuelle. Bien que les objets soient répartis dans les sacristies selon leur usage liturgique, la visite de 1677 montre qu'ils peuvent être changés de lieu pour diverses raisons. Par exemple, des chapes d'usage commun sont rangées dans le sacraire, mais elles restent sous la responsabilité du curé de Notre-Dame de Bethléem. Le trésor ne cesse donc d'évoluer dans les espaces qui lui sont dévolus selon les besoins.

Chapitre IV
L'usure du temps et des usages : l'entretien et le rajeunissement perpétuels du trésor

Ce chapitre s'intéresse à la vie individuelle des objets. Ils sont constamment surveillés car l'usure ou la désuétude sont toujours susceptibles de les affecter. Des inventaires sont donc effectués très régulièrement, notamment ceux du curé de Notre-Dame de Bethléem, des prévôts du sacraire et du sacristain du sacraire. À partir du xve siècle, et surtout pendant la période tridentine, les archevêques s'impliquent de plus en plus dans la vie quotidienne et matérielle du trésor par le biais de leurs visites pastorales. Le procès-verbal de celle du cardinal de Bonzy en 1677 donne un excellent témoignage de cette procédure qui relève aussi de la liturgie, contrairement au simple inventaire. Nous effectuons un arrêt sur image du trésor à cette date : ce sont surtout les ornements quotidiens des chapelles qui sont en mauvais état ou en nombre insuffisant. L'entretien des objets est très coûteux et nécessite l'engagement à l'année de certains artisans, comme des tapissiers et des brodeurs. Les usages et leurs évolutions peuvent aussi faire entrer les objets en désuétude : ils changent alors d'emploi, sont fondus ou font l'objet de modifications plus ou moins importantes. Le « grand reliquaire » est considérablement enrichi en 1676 et devient, au prix de nombreuses fontes et extractions de perles et de pierres sur d'autres pièces, un somptueux soleil haut de près de deux mètres ; le culte du Saint-Sacrement est alors en pleine expansion. Les évolutions de la spiritualité et des usages ont donc une incidence très concrète sur le trésor de Saint-Just et la matérialité des objets.


Troisième partie
Le trésor sur la scène du sacré


Chapitre premier
Le trésor des chapelles de la primatiale : un ensemble sobre, à l'image de la liturgie qui y est célébrée

Le culte quotidien des chapelles est composé de nombreuses messes basses du jour ou de requiem. Les ornements qui leur sont affectés sont de facture très modeste. Ils sont en camelot ou en damasquin ; les motifs sont ondés ou « gauffrés », c'est-à-dire qu'ils sont imprimés de façon mécanique sur les étoffes. Quelques pièces ornées de broderies sont remarquables, mais elles sont très usées. Les chanoines ont toutefois droit à des ornements de satin un peu plus travaillés. Nous avons très peu de détails sur l'orfèvrerie et les livres, mais ils relèvent de la même esthétique. Le trésor quotidien des chapelles est à l'image de la liturgie qui y est célébrée : sobre et modeste, même si la hiérarchie ecclésiastique est prise en compte. Les fêtes sont soulignées par des ornements plus travaillés qui leur sont réservés.

Chapitre II
Le trésor ordinaire du chœur et du sanctuaire : un apparat sobre et discret

L'espace des chanoines et de l'autel-majeur sont entourés d'une clôture qui les distingue du reste de l'édifice. En raison de leur fonction particulière, ils font l'objet d'un traitement particulier, même au quotidien. Le chœur des chanoines est orné de tentures rouges et vertes en damas, placées sur le dosseret des chaires du haut-chœur et sur les portes du fond du chœur, tandis que des courtines vertes couvrent les portes latérales. La sobriété est de rigueur, y compris dans le sanctuaire. Si plusieurs parements, ainsi qu'un dais, ornent le maître-autel, le lutrin et les pupitre, ils restent de facture relativement modeste même s'ils sont un peu plus travaillés que ceux qui ornent les autels des chapelles. La liturgie est aussi célébrée dans le même esprit ; nous ne connaissons pas les ornements et l'orfèvrerie qui lui sont assignés, mais on peut supposer qu'ils sont dans la même veine esthétique. Les messes conventuelles quotidiennes du maître-autel restent donc en accord avec le calendrier bien qu'elles soient plus majestueuses que les simples messes basses des chapelles. Le luxe n'envahit pas l'univers esthétique de la liturgie constamment. Il n'est jamais déployé pour lui-même.

Chapitre III
Luxe et apparat dans toute leur splendeur : les solennités du grand-autel

Les grandes fêtes sont en revanche célébrées avec un faste très marqué. Le chœur canonial est orné de superbes tapisseries historiées qui arrivent dans le trésor dès la première décennie du xve siècle, avec les généreuses donations de Jean de Corsier, vicaire général de Mgr de Conzié. Mgr de Vervins, au xviie siècle, vient renouveler les collections de tapisseries médiévales qui sont alors très usées. Tout le chœur est orné : des tapisseries sont placées au-dessus des galeries, sur les balustrades, sur le dosseret des stalles du haut-chœur, tandis que les stalles du bas-chœur et celles des chapiers sont ornées de pièces plus anciennes. Ce foisonnement de textiles précieux figurés correspond aussi à la constitution d'un espace où l'identité du chapitre et son rôle dans l'Église et l'histoire du salut sont magnifiés ; les cycles sur la vie des saints patrons de la primatiale illustrent parfaitement ce phénomène.

Le sanctuaire est lui aussi enseveli sous les parements, notamment le maître-autel. Les pièces sont d'une grande valeur et sont entièrement brodées pour certaines. Ce cadre esthétique somptueux accueille le cortège qui arrive en grande pompe. Les rôles de chaque ministre ou servant sont soulignés, certes par la forme, mais surtout pas le traitement esthétique des ornements. Le célébrant est mis en valeur par sa riche chasuble, ornée d'un orfroi brodé qui représente des saints mais surtout le mystère de la Croix, qui est rendu présent à la messe. Le trésor signale visuellement le ministère de chacun et traduit par son esthétique les mystères sacrés qui se déroulent pendant les célébrations, surtout la messe. Les objets d'orfèvrerie et les livres remplissent exactement le même rôle. Leur richesse souligne la solennité du jour mais elle permet aussi, grâce aux représentations ciselées ou émaillées, de manifester la réalité de la liturgie. Les fidèles ne peuvent toutefois pas tous profiter de ce faste : la plupart restent confinés derrière la clôture du chœur. Les chanceux qui ont été admis dans cet espace sacré en raison de l'absence de nef, ne peuvent même pas tout voir, mais le faste invite tous, clercs et laïques, à croire que la Jérusalem céleste s'invite à Saint-Just les jours de fête.

Chapitre IV
Le fleuron du trésor de Saint-Just : les reliques au centre de la dévotion individuelle et collective

Les reliques condensent autour d'elles au quotidien, comme les jours de processions, le faste le plus éclatant. Celles des saints patrons sont exposées en permanence sur l'autel-majeur, dans la châsse dite de Saint-Just, et derrière celui-ci, dans deux châsses de marbre blanc sous un dais d'étoffe rouge. L'arrivée du nouvel autel offert par le cardinal de Bonzy en 1694 engendre le rapatriement des deux châsses sur l'autel-majeur et une appropriation visuelle de celles-ci par le chapitre. Les reliques des saints patrons font l'objet de cérémonies spéciales, notamment des ostensions. À cette occasion les reliques des châsses de marbre sont sorties et inventoriées une à une, et sont exposées à la vénération des fidèles. Les autres reliques sont peu documentées, sauf un fragment de la Vraie Croix qui repose dans un superbe reliquaire du xive siècle. Le Saint-Sacrement, qui constitue la relique par excellence, est vénéré avec grande révérence à Saint-Just : il est exposé tous les jours dans le « grand reliquaire », ce grand soleil d'environ deux mètres de hauteur, qui a été enrichi en 1676.

Les reliques ne sont pas seulement vénérées à l'intérieur de la primatiale. Les grandes processions ont pour vocation de montrer tout le faste du trésor et de présenter les reliques et le Saint-Sacrement à la vénération de la ville en tant que corps politique et social. Tout l'espace urbain est purifié et sanctifié, lors des jours de fête mais aussi des grandes calamités, où pénitence et processions sont les seuls antidotes pour la communauté. Les consuls sont en tenue d'apparat et huit d'entre eux portent le dais du Saint-Sacrement quand ce dernier fait partie du cortège. Ce sont surtout les reliques du Bois de la Croix et celles des saints patrons, précédées de la superbe statue de la Vierge, qui sont sorties dans les rues de la ville, entourées de tout le chapitre vêtu de ses plus beaux pluviaux. À partir de 1708, les restes de saint Just et saint Pasteur sont portés dans deux châsses de bois peint, offertes par Mgr Le Goux de La Berchère et munies de vitres de cristal à travers lesquelles les fidèles peuvent apercevoir les ossements. Alors que les saints patrons sont moins visibles au quotidien depuis 1694, les fidèles peuvent davantage jouir de leur vue, certes toujours lointaine, pendant les processions. Lors des processions générales, où les conflits de préséance ne manquent pas entre les chapitres et surtout leur précenteur, l'archevêque de Narbonne conclut, en ornements pontificaux, l'immense procession de tous les corps de ville, professionnels et religieux, précédés de leur bannière et de leurs statues. Les fidèles quant à eux sont placés en haie d'honneur et peuvent ainsi profiter de la beauté de tout le cortège.


Conclusion

Le trésor de Saint-Just n'est jamais le même : les modes, les donations, l'usure, les réparations et les calamités le façonnent constamment dans les coulisses des sacristies. Toute l'attention dont il fait l'objet provient de son ultime finalité : signaler visuellement les mystères sacrés et le pouvoir que les ministres tiennent de Dieu. Sa beauté doit refléter celle de la Jérusalem céleste ; si elle est bien plus relative les jours de férie, c'est pour marquer d'autant plus les regards et les âmes les jours de fête. Le trésor se trouve à la frontière entre la Terre et le Ciel ; si sa vie quotidienne est bien prosaïque, il incarne le sacré et le représente dans un langage qui mobilise toutes les facultés sensorielles des assistants. Mais pour pouvoir atteindre son but, le trésor nécessite des ressources financières considérables. Les donations somptueuses viennent souvent combler les manques, tout en assurant de nombreux avantages à leurs auteurs. La vie du trésor de Saint-Just n'est donc jamais linéaire. Elle combine la matérialité et ses impératifs concrets à la sacralité qui est à son comble les jours de fête.


Annexes (tome II)

Édition de documents (xve-xviiie siècle). — Édition partielle du procès-verbal de la visite du cardinal de Bonzy en 1677, suivie d'un commentaire détaillé. — Liste des archevêques de Narbonne (xiiie-xviiie siècle). — Tableau récapitulatif des mécènes du trésor de Saint-Just. — Compte-rendu de la visite des ornements de Saint-Just (19 juillet 2013).


Planches (tome III)

Illustrations du commentaire de la visite du cardinal de Bonzy. — Illustrations de la visite des ornements de Saint-Just (19 juillet 2013).