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École des chartes » thèses » 2014

La France à Venise

Entre modernités et traditions, participation et représentation françaises à la Biennale de Venise (1895-1940)


Introduction

La Biennale de Venise, qui s’intitule à ses débuts Exposition internationale des beaux-arts de la ville de Venise, est créée en 1895 par un petit groupe d’intellectuels, d’artistes et d’hommes d’affaires vénitiens, désireux d’œuvrer pour le prestige et l’économie de leur ville. D’emblée, la manifestation est internationale, et l’Europe entière se rencontre sur les cimaises du Palais de l’Exposition. L’aventure de la Biennale prend un tournant majeur en 1907, alors que le premier pavillon national est inauguré par la Belgique. Suivront l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Hongrie, et, en 1912, la France, puis la Russie. Les pavillons sont au nombre de vingt-et-un lorsque la seconde guerre mondiale interrompt la XXIIIe édition en 1942. La participation française à Venise est constante : de 1895 à 1938, la France ne manque pas une seule Biennale, même après la guerre ou en temps de crise, ce qui la distingue par exemple de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne. La présence française était prévue jusqu’en 1940, mais la participation est annulée in extremis au mois d’avril. C’est donc sur ce corpus de vingt-et-une participations que l’étude de la présence française à la Biennale de Venise a été envisagée, en poussant l’examen jusqu’à la participation avortée de 1940.

Dans un premier temps, le sujet a été conçu comme étude de l’œuvre d’art en tant que système de communication, vecteur de discours et moyen d’une action politique, dans le cadre particulier de la Biennale. L’intérêt et même la nécessité d’une étude artistique et d’une confrontation directe avec l’art exposé ont émergé. Enfin, une troisième dimension s’est peu à peu greffée au sujet, faisant évoluer sa définition vers l’histoire des expositions. Nous nous sommes en effet interrogée sur l’organisation même du phénomène et sur son évolution, sur ses conditions d’expression et sur les acteurs qui en sont responsables. Notre étude s’est alors trouvée au carrefour de trois histoires : histoire culturelle des relations internationales, histoire des expositions et histoire de l’art.

Nous avons voulu étudier les relations entre tradition et modernité à la Biennale de Venise selon deux directions. D’une part, nous avons cherché à comprendre dans quelle mesure la relation entre la France et la Biennale permettait de considérer Venise comme une plaque tournante des relations internationales, selon la thèse avancée par Jan Andreas May. Il s’agissait de juger ce qui « passe », du politique à l’artistique, des deux côtés des Alpes. Cette hypothèse nous a permis d’étudier l’organisation de l’institution, son évolution, les acteurs de la participation française, et, enfin, la mise en place de l’action culturelle extérieure de la France. D’autre part, l’idée présentant Venise comme une scène parallèle à la scène artistique française était tentante. Il a ainsi fallu déterminer les rapports de connivence et les divergences entre les productions artistiques présentées. C’est, outre la définition de l’art contemporain, le rapport de l’espace national à cet art que nous avons dû interroger, pour savoir si la sélection française à Venise en était ou non un reflet fidèle.


Sources

Les sources dont nous disposions étaient très diverses. L’intérêt de notre approche réside dans la confrontation des sources italiennes et françaises, issues de producteurs très différents, dont les interactions révèlent l’imbrication des niveaux d’action publics et privés, officiels et personnels. Les principaux gisements illustrent la complexité de l’organisation. Au centre de ce réseau d’archives se trouvent les fonds conservés à l’Archivio Storico delle Arti Contemporanee (ASAC) : les documents produits par les organisateurs de la Biennale y sont conservés depuis les prémices de l’événement en 1887. La richesse de l’ASAC nous a aidée à comprendre le fonctionnement de l’institution, et ses liens avec la France, puisque les correspondances avec les contacts français comptent pour une grande partie des fonds conservés. Ceux-ci sont multiples et de natures diverses : il s’agit d’agents diplomatiques, de conservateurs, d’artistes, de fonctionnaires des Beaux-Arts. Aussi avons-nous suivi la trace de ces acteurs et de leur action au sein des fonds français. Trois fonds sont particulièrement intéressants ; les archives du musée du Luxembourg, conservées aux archives des musées nationaux, au musée du Louvre ; la série de la correspondance politique et commerciale de la France avec l’Italie, aux archives diplomatiques à La Courneuve, ainsi que les archives de l’ambassade de France à Rome et du consulat de France à Trieste conservées au Centre des archives diplomatiques de Nantes. En parallèle de ces sources archivistiques, les catalogues de la Biennale constituent l’une des bases de notre étude. Enfin, les sources publiées – articles, essais, mémoires – ont apporté un éclairage complémentaire essentiel.


Première partie
Histoire d’une institution


Chapitre premier
Prologue

La création de l’Exposition internationale des beaux-arts de la ville de Venise en 1895 s’inscrit dans une période d’intenses renouvellements dans tous les domaines de la vie artistique. Avant de s’intéresser particulièrement au rôle que joua la France dans l’histoire de l’exposition, il faut décrire le contexte dans lequel cette dernière vit le jour. Partant du postulat selon lequel la Biennale serait une création caractéristique de son époque, il faut chercher à définir ce Zeitgeist si particulier qui serait à son origine.

Le monde occidental, du tournant des xixe et xxe siècles est un véritable creuset culturel, dont le bouillonnement artistique renvoie aux périodes les plus fécondes de l’histoire des arts. Les progrès des sciences et des techniques, omniprésentes en cette fin de siècle, ont contribué à l’émergence d’un monde des idées européen, d’un milieu intellectuel et artistique plus connecté que jamais. Les conséquences de l’internationalisation s’imposent, dans les domaines les plus variés, de la coopération scientifique à la compétition sportive, de l’émulation industrielle à l’émulation artistique. Corollaire de cette tension vers l’international, la tendance nationaliste s’affirme également dans les milieux artistiques. Le foisonnement de la production dans tous les domaines de l’art, plastique, musical, littéraire, peut se résumer, dans ses grandes lignes, à la confrontation des nouveaux mouvements, les « avant-gardes », avec un pôle plus académique, auquel ils disputent le devant de la scène. Les débats artistiques de la fin de siècle oscillent ainsi entre académisme et avant-gardisme, cosmopolitisme et nationalisme, dans une dialectique souple et dynamique.

Monde polycentrique, urbain, l’Europe du tournant du siècle se caractérise par des mobilités accrues. Mobilité des élites tout d’abord, mais aussi, dans une certaine mesure, mobilité des capitaux et des marchandises. Celles-ci sont cependant freinées par la guerre douanière franco-italienne qui marque les premières années de l’Exposition biennale de Venise ; les œuvres d’art sont touchées par ces mesures au même titre que les autres marchandises. Pourtant, le marché de l’art est en plein essor et son internationalisation se poursuit sûrement. Au centre de cette évolution se trouve la figure du marchand d’art, dont l’établissement accuse le passage d’un système académique au système marchand-critique, corollaire du passage à une économie de plus en plus spéculative dans les dernières décennies du xixe siècle. Le personnage de Paul Durand-Ruel, maillon important dans le montage des expositions françaises à la Biennale, illustre parfaitement l’importance et le rôle pivot du marchand d’art dans cette nouvelle conjoncture.

Dans ce contexte se démarquent deux modèles pour la nouvelle exposition italienne. Le premier modèle, celui des expositions sécessionnistes munichoises, viennoises et berlinoises, s’érige en opposition au modèle encore dominant du Salon parisien, qui reste néanmoins une référence constante pour les organisateurs vénitiens. En second lieu, l’exemple des expositions universelles, qui rythment la vie culturelle européenne depuis 1855, est un référentiel commun dans l’imaginaire de chaque organisateur. Les formules trouvées lors des expositions parisiennes notamment se trouvent reprises à Venise, l’aspect monumental et l’organisation en pavillons nationaux étant les signes les plus immédiatement visibles de cette influence.

Chapitre II
« From Salon to Goldfish Bowl »
Histoire de la manifestation vénitienne

L’histoire de la Biennale de Venise est celle de l’évolution d’un événement d’envergure internationale, mais qui n’a de véritable importance que localement, en une manifestation mondialement reconnue et recherchée, au sommet de la hiérarchie des expositions mondiales, rendez-vous immanquable du petit monde de l’art et qui constitue pour un artiste l’un des tremplins les plus efficaces ou le couronnement de toute une carrière.

À la fin du xixe siècle, une vision nostalgique et mélancolique de la Sérénissime s’impose comme lieu commun, de John Ruskin à Thomas Mann. Mais au milieu du marasme ambiant, malgré une situation – sanitaire notamment – peu enviable, le tourisme est l’une des rares activités en expansion au cours du xixe siècle. C’est donc dans un contexte éminemment cosmopolite, que, forte de son attraction touristique mais encore en convalescence économique, la municipalité de Venise crée ce qui va devenir la Biennale. L’événement ne surgit pas totalement ex nihilo. Plusieurs étapes en préparent la naissance, à Venise en particulier avec l’Esposizione Nazionale Artistica de 1887. En 1892, à l’annonce de la célébration prochaine des noces d’argent du couple royal, un petit cercle d’hommes politiques, d’artistes, d’intellectuels et d’industriels réunis autour du maire Riccardo Selvatico au Caffè Florian émet l’idée d’une exposition artistique, et œuvre à sa création. L’enjeu touristique est au cœur des préoccupations des créateurs de la Biennale. En effet, Venise souffre encore, plus que d’autres villes, d’être reléguée au rang de province périphérique. Au-delà d’un sursaut d’orgueil dû au prestige de la Sérénissime, la création de la Biennale repose essentiellement sur des préoccupations économiques. Cependant, Selvatico a l’idée essentielle d’ouvrir la manifestation à l’international, garantie s’il en est de sa longévité.

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, le succès de l’exposition ne faiblit presque pas – on observe tout au plus un certain essoufflement de la fréquentation à l’orée des années 1930. Pourtant, c’est une formule en constante évolution. Le système des prix et des acquisitions change à plusieurs reprises ; les modalités d’exposition sont toutefois le plus sujettes aux transformations : à partir de 1907 se met en place le système des pavillons nationaux, qui modifie considérablement le visage de la Biennale et perdure jusqu’à nos jours. De plus, une diversification des pratiques – de la mostra personnale à la rétrospective et à l’exposition thématique – et des secteurs marque l’évolution de l’institution. Après l’arrivée des arts décoratifs avant la première guerre mondiale, les années trente voient la naissance des festivals complémentaires. La manifestation cinématographique que Giuseppe Volpi et Antonio Maraini, président et secrétaire général de l’Exposition, mettent en place en 1932, connaît la réussite la plus flagrante. L’évolution de la Biennale est marquée par les personnalités des secrétaires et présidents qui impulsent des mouvements de fond, définissant l’orientation de la manifestation. L’action d’Antonio Fradeletto peut ainsi être comparée à celle de Vittorio Pica et Giovanni Bordiga, de Volpi et de Maraini. Enfin, aborder un événement culturel d’une importance telle que celle de la Biennale pendant les années de l’entre-deux-guerres en Italie ne peut se faire sans une constante attention à l’un des épisodes les plus marquants du pays, le fascisme. Le ventennio se joue en effet d’une manière toute particulière en ce qui concerne la Biennale, profondément modifiée au tournant des années trente : bien qu’intégrée dans le système fasciste des beaux-arts, la Biennale illustre jusqu’en 1937 – date à laquelle Mussolini tente tardivement de serrer la vis – l’éclectisme permis par le régime et l’ambiguïté du positionnement des artistes, entre contestation et accommodation voire adhésion au fascisme, entre radicalité esthétique et effacement politique.


Deuxième partie
La France à la Biennale de Venise, une présence diplomatique ?


Chapitre premier
La diplomatie culturelle française

Il semblait nécessaire de présenter l’évolution et la structuration de la diplomatie culturelle au cours du premier xxe siècle, puisque ce système de l’action culturelle extérieure constitue l’une des sphères de définition de la présence française à la Biennale de Venise. Considérée d’abord comme une annexe mondaine de la diplomatie, la culture est devenue peu à peu, au cours du premier xxe siècle, une composante essentielle de la politique internationale française. Ce changement de paradigme, raison et moyen de transformation des services de l’administration centrale des Affaires étrangères, s’il remet également en cause le système d’imbrication des sphères d’intervention publiques et privées, ne signifie pas l’abandon de toute initiative non-gouvernementale dans l’action culturelle extérieure française. Aboutissement des recherches de la diplomatie culturelle du xixe siècle et du premier xxe siècle, véritable charnière entre cette première phase et le développement diplomatique de l’entre-deux-guerres, la première guerre mondiale est un moment clé dans la définition de la doctrine de la diplomatie culturelle à la française.

La guerre joue un rôle déclencheur dans la prise de conscience de l’importance diplomatique d’une action artistique extérieure gouvernementale. La donne internationale se trouve profondément modifiée après la guerre, la façon de concevoir la diplomatie et le rayonnement d’une nation également. Aussi, le gouvernement ne revient-il pas sur les acquis de 1914-1918. Les années de règlement du conflit autour de la Conférence de la paix sont l’occasion, pour l’État, d’entériner les évolutions de ses ministères, en les adaptant à la situation nouvelle. Le Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) commence son existence sous le nom qui lui restera jusqu’à sa transformation en direction générale en 1945. Au ministère de l’Instruction publique, les premiers ajustements ont lieu un peu plus tôt qu’au Quai d’Orsay. Dès février 1918, est créé le Service d’études d’action artistique (SEA). Au niveau international enfin, l’esprit de Genève, omniprésent, se cristallise dans des créations comme la Commission internationale de coopération intellectuelle (CICI) et l’Organisation de coopération intellectuelle (OCI). De plus, les relations artistiques internationales se développent sous l’angle de la coopération : la création de l’Office international des musées est une étape majeure, bien qu’on puisse s’interroger sur son désintéressement – en tout cas par le biais de Mouseion – pour la Biennale de Venise. Malgré l’internationalisme que promeut l’idéal genevois, on sent toujours poindre la voix de l’expansion intellectuelle nationale. Le cas de la France illustre cette tendance avec une grande acuité. L’impérialisme intellectuel français fait ainsi l’objet de soupçons récurrents.

Depuis 1920, l’action artistique extérieure est assurée de manière égale tant par le Quai d’Orsay que par la Rue de Valois. Le SOFE et le SEA tentent de travailler main dans la main. Cependant, des querelles de compétence se font jour. Il est alors urgent de trouver un compromis. Celui-ci doit d’abord porter sur le financement de l’action artistique extérieure. Le second impératif concerne la rationalisation de l’organisation pratique de l’action artistique. On transforme alors le Service d’études, qui dépend exclusivement de l’administration centrale, en établissement public jouissant d’une relative autonomie, sous la forme d’une association participative : le 19 mai 1922 est constituée l’Association française d’expansion et d’échanges artistiques.

Chapitre II
La France à Venise : modalités d’une diplomatie culturelle

Dès ses débuts, la Biennale se caractérise par un double mode d’accès. La sélection par un jury, la Giuria di accetazione, et l’invitation. Un artiste reconnu pour sa carrière en général, ou apprécié pour une œuvre particulière, peut être invité à exposer aux Giardini par le secrétaire général de la Biennale. Exposer à Venise est très vite perçu comme la marque d’une reconnaissance par les pairs et par le monde international de l’art, comme un gage de qualité et de valeur – esthétique mais aussi commerciale. La question des ventes est ainsi au cœur de l’évolution de la Biennale, qui assume d’emblée cette double casquette, l’objectif affiché de l’exposition étant autant de nature économique qu’artistique. En parallèle, les débats de l’entre-deux-guerres autour des conditions de transport, de conservation et d’exposition des œuvres s’appliquent avec acuité aux expositions de la Biennale. Le dispositif muséographique est dans un premier temps une synthèse des pratiques d’exposition répandues au tournant du siècle ; il évolue ensuite vers une présentation plus moderne des œuvres. Exposer à Venise, c’était ainsi avoir l’assurance d’une muséographie relativement moderne, et, surtout, originale.

De nombreux acteurs interviennent à différents niveaux dans l’organisation de la participation et de la représentation françaises. Aux figures du commissaire, du diplomate et de l’artiste, on pourrait rajouter celles du marchand, du mondain dilettante, du collectionneur. Il est relativement aisé d’identifier les acteurs institutionnels italiens et les commissaires français, et de déterminer la part de chacun dans le montage des expositions. De même, les protagonistes du corps diplomatique et politique émergent sans trop de peine. En revanche, ce système très officiel est doublé par l’action interlope d’auxiliaires variés. Trois secrétaires généraux se succèdent au cours de notre période : Antonio Fradeletto de 1895 à 1914, puis Vittorio Pica de 1920 à 1926, et enfin Antonio Maraini de 1928 à 1940. Ces trois personnalités majeures de la vie culturelle italienne du premier xxe siècle ont laissé leur empreinte sur la Biennale de Venise. Aux côtés de Gustave Soulier, Alexandre Charpentier et Albert Besnard, de Léonce Bénédite, Charles Masson, André Bénédite et Jean Cassou, Louis Hautecœur est l’un des commissaires français de la Biennale de Venise. Par sa position de conservateur du musée du Luxembourg, par ses liens avec la sphère politique et ses missions diplomatiques, par ses contacts vénitiens enfin, Hautecœur est une figure exemplaire permettant de saisir les enjeux et l’action des commissaires français à la Biennale. Relais de terrain, les ambassadeurs et autres diplomates sont des protagonistes essentiels du drame qui se noue dans la lagune. Ils se trouvent sur trois fronts : à Rome, à Venise et à Trieste. Derrière ces acteurs relativement bien identifiés, et à qui il est possible d’attribuer une fonction précise, défile une cohorte de personnalités dont l’action revêt des contours nettement moins définis : critiques comme Ugo Ojetti, artistes comme Giovanni Boldini, personnalités comme Margherita Sarfatti. La question du rôle de l’État et de son implication dans l’organisation, le financement et le contenu des expositions est cruciale. L’ « affaire » du Pavillon français, selon le mot des contemporains, révèle toute l’ambiguïté de la posture hexagonale, désireuse d’une participation à la hauteur du rang qu’elle souhaite se voir attribuer parmi les puissances européennes, mais aussi attentiste et équivoque face à l’organisation italienne. Malgré les nombreuses relances au cours des années trente, la guerre éclate et la France se retire de la Biennale avant d’avoir acheté son pavillon. Aujourd’hui encore, le Pavillon français est le seul édifice des Giardini dont l’utilisateur n’est pas le propriétaire : il est loué par l’Institut français, EPIC chargé de l’action culturelle extérieure de la France, et à ce titre responsable du commissariat du Pavillon français.


Troisième partie
Des œuvres et des acteurs. La question artistique


Chapitre unique
La présence française à la Biennale : description et analyse

L’histoire de la présence française à la Biennale de Venise peut s’écrire sur quatre périodes, déterminées en prenant en considération plusieurs facteurs : l’importance numérique des sections, l’impulsion des secrétaires généraux et des commissaires, les lieux des expositions et l’esthétique dominant chaque mostra. Jusqu’à la cinquième exposition, le Salon semble prendre ses quartiers d’été dans la lagune tant l’esthétique de l’exposition vénitienne y est semblable, jusque dans la muséographie des lieux. Les expositions suivantes voient l’institutionnalisation de la salle française, qui culmine avec la construction du pavillon en 1912. La Biennale s’ouvre alors progressivement, entre 1905 et 1914, au postimpressionnisme, en particulier au symbolisme et aux nabis, et timidement à l’art nouveau. Les Biennales de l’entre-deux-guerres sont plus marquées par le contexte politique d’une part, et par les personnalités des organisateurs d’autre part. Aussi l’année 1928 marque-t-elle la séparation entre les années vingt et les années trente.

Entre 1895 et 1903, cent cinq artistes exposent trois cent quarante-et-une œuvres dans les salles internationales et françaises du Pavillon central. Cependant, les expositions sont relativement peu denses, puisque seulement vingt-et-un artistes exposent plus de trois œuvres au cours de ces cinq premières Biennales : la participation est ainsi particulièrement éclatée. Cette caractéristique rattache les expositions à la tradition du Salon, qui doit donner à chaque édition une image exhaustive de la production artistique de l’année. La section française tend à suivre plutôt les tendances représentées au Salon des artistes français, à l’Exposition universelle de 1900 et au musée du Luxembourg que la production avant-gardiste que l’histoire de l’art anglo-saxonne a regroupée largement sous le vocable de postimpressionnisme. L’impressionnisme lui-même peine à exposer : Monet envoie quatre toiles, Sisley et Renoir une seule, et les trois artistes sont les uniques représentants du groupe à Venise. Les années d’avant-guerre sont le cadre d’une véritable mutation de la Biennale de Venise. Ces changements profonds résultent des innovations amorcées dès la période précédente, et approfondies au cours des années 1900. L’évolution quantitative de la section française révèle ces évolutions. Pour un nombre d’expositions comparable (cinq Biennales de 1895 à 1903, six entre 1905 et 1914), la France envoie presque le triple d’œuvres : huit cent cinquante-neuf œuvres sont exposées aux Giardini. Pourtant, face à la progression exceptionnelle du nombre d’œuvres, le nombre d’artistes reste étonnamment stable. Quel que soit l’art montré à Venise, la vitrine française est peu sujette au renouvellement, restant relativement figée, alors que les dix années qui s’écoulent entre la sixième Biennale et la première guerre mondiale sont le théâtre de multiples innovations artistiques et voient au contraire l’épanouissement d’une production nationale particulièrement diversifiée.

Le 12 mai 1920, après six années d’interruption, Venise se pare à nouveau des couleurs de l’art international. Le contexte de sortie de guerre est particulièrement prégnant, et sa prise en compte est indispensable pour comprendre la création artistique française. Les années vingt sont marquées par un premier changement d’échelle de la participation française, avant l’explosion des années trente. À trois reprises, celle-ci dépasse les trois cents œuvres, logées au Pavillon français et au Palazzo dell’Esposizione. Le Pavillon français devient trop étroit pour accueillir l’ensemble des exposants : on ajoute une cinquième grande salle à l’arrière du pavillon. La dualité des expositions menées par Vittorio Pica explique cette augmentation significative : aux expositions individuelles, qui présentent les maîtres de l’art moderne français, correspondent systématiquement des expositions documentant, à parts égales, la production contemporaine. C’est une peinture du retour à une figuration classique, du retour à l’ordre et à la tradition – exaltant le plus souvent la grandeur de l’art français – que l’on montre à Venise durant les années vingt parallèlement aux expositions rétrospectives. Face à cette tendance largement répandue dans la production française, brouillant les lignes de démarcation entre les différentes orientations, le jugement trop vite porté sur la ligne d’exposition du Pavillon français – le qualifiant de rétrograde et conservateur – ne tient pas.

La dernière étape de l’histoire de la Biennale, en ce qui concerne notre période, est le cadre de nombreux et profonds changements, le premier étant le changement de statut de l’institution qui, gagnant son autonomie, passe en fait de la municipalité de Venise à l’État fasciste. À partir de la fin de la XVIIe Biennale, Maraini entreprend de réformer les participations étrangères. Il enjoint les commissaires étrangers à effectuer des sélections de meilleure qualité, en invitant moins d’artistes à exposer plus d’œuvres. Ces recommandations se répercutent sur les caractères généraux de la participation française entre 1930 et 1938. L’ensemble des sélections envoyées au Pavillon central et au Pavillon français ne descend jamais en dessous de deux cent trente-cinq œuvres. Néanmoins, la représentativité des artistes est accrue. Deux expositions historiques sont organisées, en 1934 et en 1938, auxquelles la France participe et tient un rôle de choix : la mostra retrospettiva dell’Ottocento puis la mostra internazionale del paesaggio del secolo XIX. Le commissariat du Pavillon français est assuré à chaque édition de cette décennie par un commissaire français. Comme en 1928, Charles Masson assure la participation française en 1930. À partir de 1932, Louis Hautecœur, nouveau conservateur du musée du Luxembourg, prend sa relève. Il est assisté, pour la dernière participation en 1938, par son adjoint Jean Cassou. L’ouvrage que ce dernier publia en 1960, Panorama des arts plastiques contemporains, se révèle être une source éclairante sur les conceptions artistiques des deux commissaires.

Dès la XXIe édition de la Biennale, les risques de guerre posent problème aux organisateurs : les prêteurs sont inquiets, les assurances ne veulent pas couvrir les risques habituels. Néanmoins, la tenue de la XXIIe Biennale n’est pas menacée. Le gouvernement français réfléchit toutefois quant au bien fondé de la présence à Venise. L’accord officiel date du 29 décembre 1939 ; mais le 25 avril 1940, Hautecœur signifie à Maraini le retrait de la France de la XXIIe Biennale de Venise.


Conclusion

Lorsque la France se retire de la Biennale, le 12 avril 1940, le Pavillon français est affecté aux expositions militaires, et accueille une exposition d’aéronautique. La Biennale se tient encore en 1942, puis reprend son cours en 1948. Malgré la volonté de rupture et de nouveau départ, la participation de la France jusqu’aux années soixante s’organise selon des modalités directement issues des pratiques d’avant-guerre, et à ce titre semblables. Les sélections sont toujours pléthoriques, et le commissaire français est le maître en son domaine. Le premier commissariat après-guerre est confié à Raymond Cogniat, fonctionnaire des Beaux-Arts et historien d’art. Commissaire de 1948 à 1960, le personnage a toutes les caractéristiques des commissaires antérieurs : les mains libres, et la longévité. Les expositions qu’il met en place cherchent à combler les lacunes accumulées avant le déclenchement du conflit. Georges Braque par exemple atteint enfin la consécration vénitienne – en même temps que Picasso à qui, après le faux départ de 1905, le Pavillon central consacre une salle. L’impressionnisme triomphe avec une exposition d’ampleur au Pavillon allemand. Durant ces premières années de l’après-guerre, les éléments de continuité semblent aussi forts que les éléments de renouveau. Le besoin de combler les lacunes des sélections antérieures nous renvoie aux Biennales de Vittorio Pica et à la présentation d’une modernité française historique. La présence française est-elle vouée à une course contre la montre ? En outre, la participation à la Biennale fait toujours office de label, orientant la manifestation plus vers la consécration que vers l’avant-garde.

Ces éléments de continuité, nombreux, signalent à quel point l’idée géniale de Riccardo Selvatico était féconde. Les créateurs n’auraient probablement pas pu anticiper un tel succès. Ils dotèrent néanmoins la manifestation des clés de sa longévité. L’exposition survit en effet aux deux guerres mondiales et aux régimes politiques successifs, s’adaptant à des situations institutionnelles variées. Tout au long de ce demi-siècle d’histoire, la stabilité des acteurs principaux de la Biennale est l’une des raisons de son maintien, tout comme de sa relative uniformité artistique.

L’étude de l’organisation de la présence française à Venise, de ses modalités et de ses protagonistes a livré plusieurs enseignements d’importance. En prenant la hauteur nécessaire pour juger d’un seul regard l’ensemble de la période, on voit se dérouler l’histoire d’une prise de conscience de l’intérêt diplomatique de l’exposition artistique de Venise. Depuis 1895, des mécanismes se sont mis en place, des acteurs et des services se sont formés, des modes de communication entre les deux pays ont émergé. À la fin de la période, tout concourt pour donner à la France les armes adéquates à un affrontement pacifique dont l’art national est la clé : budgets à la croissance exponentielle, statut officiel de la participation française, discours artistique tenu par les sélections. L’affirmation de la puissance nationale par l’art ne peut cependant se passer de la diplomatie. Aussi la France, par l’intermédiaire de ses commissaires, se montre-t-elle à l’écoute des demandes, directes ou indirectes – l’enjeu est là – italiennes.

La mise au jour de la ligne artistique du Pavillon français et de ses prodromes au Palazzo centrale est la seconde conclusion qu’il nous faut souligner. Navigant entre modernités et traditions, entre sections dites contemporaines et rétrospectives historiques et personnelles, l’exposition française n’est pas d’un seul tenant. Certes, les avant-gardes radicales n’ont pas droit de cité au Pavillon français, mais les académismes les plus fidèles à la tradition, celle du Salon, celle de l’Institut, n’y entrent pas non plus. Le compromis réalisé entre des tendances artistiques diverses mais jamais extrêmes reflète les convictions des commissaires. Plus encore, le Pavillon français se fait le miroir des débats de la scène nationale, notamment au sein de l’administration des Beaux-Arts. L’intervention des conservateurs comme Léonce Bénédite, Charles Masson, Louis Hautecœur, André Dézarrois et Jean Cassou, quelle que soit la réputation qui leur reste attachée, contribua à faire tomber, sur la scène vénitienne et dans une mesure modérée, les œillères d’administrateurs pour le moins conservateurs, à l’image d’un Paul Léon, directeur des Beaux-Arts. Ainsi, il est significatif que des artistes de l’École de Paris, alors peu présents dans les collections nationales, des artistes indépendants de la trempe d’Henri Laurens, et des artistes déjà reconnus mais ignorés par l’institution comme Matisse, accèdent au Pavillon français.


Annexes

Index des noms propres. — Diagrammes. — Répertoire des artistes participant à l’Exposition. — Éléments biographiques. — Éditions : publications officielles de la Biennale, édition de correspondances, conférence d’Antonio Maraini du 13 septembre 1930. — Iconographie : plans et vues de l’exposition.

Catalogue de cent six œuvres documentant la participation française de 1895 à 1938.