Michel Villedo et Cie
Entreprise et expertise à Paris au xviie siècle
Introduction
Le nom de Michel Villedo, célèbre entrepreneur en bâtiment du xviie siècle, est omniprésent dans les archives parisiennes, et son œuvre encore intact témoigne de ses qualités de bâtisseur et d’homme d’affaires. On peut l'admirer aux alentours de la capitale, au petit manoir de Bâville en Essonne, au château de Vaux-le-Vicomte en Seine-et-Marne, et à Paris dans le quartier du Marais. À défaut de portrait peint, les mots de Noël d’Argonne, dit Dom Bonaventure d’Argonne, dans ses Mélanges d’histoire et de littérature donnent vie au personnage :
Villedo avait été dans sa jeunesse l’un de ces petits Limousins qui servent les maçons à Paris, et portent l’oiseau dans les atteliers : mais comme il avait beaucoup d’esprit, et qu’il considéroit tout avec bien de l’attention, il devint un fort habile et riche architecte. Il donna sa fille en mariage au médecin La Vigne, frère de l’illustre Mademoiselle de La Vigne dont il est parlé dans ces Mélanges.
Villedo qui n’avoit point oublié sa premiere condition, avoit coutume de dire aux jeunes Limousins : Courage enfans, j’ai été pauvre comme vous, devenez riches comme moi.
C’est sans doute à partir de cet éloge, repris par Michel Félibien dans son Histoire de la ville de Paris, et par Germain Brice dans sa Description de Paris, que s’est forgée la légende de l’ascension d’un homme travailleur et débrouillard – légende que les historiens de la capitale n’ont pas manqué de rappeler dès qu’ils citaient la rue qui porte son nom, dans le quartier du Palais-Royal.
Michel Villedo ouvrit la lignée des célèbres maçons de la Creuse et fit son chemin à Paris où les noms d’architecte, de maître maçon et d’entrepreneur étaient employés en concurrence avant la clarification faite par la création de l’Académie d’architecture en 1671. Dans les dernières monographies d’architectes, l’entrepreneur a acquis une véritable personnalité, bien distincte de celle de l’artiste ou de l’ingénieur, mais rares sont les simples entrepreneurs à faire l’objet d’une étude particulière. Ces individus, dont le métier et la personnalité se prêtent sans doute moins à une étude biographique que les architectes, ont d’abord été étudiés sous l’angle juridique : histoire du droit et droit de l’urbanisme. Leur rôle essentiel dans l’économie du chantier a été souligné par les professionnels du bâtiment. De façon plus générale, la vision portée sur les artistes et leurs œuvres a été renouvelée par l’examen des conditions matérielles et juridiques dans lesquelles les artistes exerçaient leur métier, et dans la mise en valeur des réseaux et des alliances familiales et professionnelles qu’ils constituaient.
Mais qui était vraiment Michel Villedo ? Quelle était sa part de liberté, sous la pression des règles de l’art de bâtir, des délais et de la situation économique, des désirs de l’architecte et du commanditaire ?
Sources
Pour se faire une idée aussi juste que possible de Michel Villedo, il fallait d’abord distinguer la signature des différents membres de la famille Villedo, identifier leur écriture et reconstituer ainsi les principales étapes de leur vie. À partir de la chronologie et des arbres généalogiques fondés sur les sources de première main, la réflexion s’est construite principalement à partir du matériau fourni par les fonds conservés aux Archives nationales : actes notariés du Minutier central des notaires de Paris, registres de lettres patentes du Bureau des finances (Z1F), procès-verbaux d’expertise des greffiers des Bâtiments (Z1J), minutes des délibérations du Bureau de la Ville (H2), complétés par les archives de la Maison du roi (O1), et celles des établissements religieux (S). À la Bibliothèque nationale, les pièces isolées du cabinet des Titres, la correspondance de certains clients de Michel Villedo et quelques imprimés judiciaires ont apporté un éclairage différent et ouvert d’autres pistes de recherche. Les cartes anciennes de Paris, en particulier les plans de Gomboust et de Jouvin de Rochefort, ainsi que les estampes du xviie siècle se sont révélées indispensables à la compréhension des textes. À chaque fois que c’était possible, Les informations recueillies dans les archives ont été confrontées à la visite des lieux.
Première partieMichel Villedo et Cie, une entreprise florissante à l’âge d’or du bâtiment
Chapitre premierDe la Creuse à Paris, itinéraire d’une ascension sociale mesurée
Les origines de Michel Villedo. — Le nom de Villedo, étrange à Paris, vient peut-être du toponyme Villedeau, non loin de Saint-Frion. Michel Villedo serait né vers 1598 en la paroisse de Jarnages en Haute-Marche. Sa sœur Marguerite habitait le hameau de Cleirmontex au début des années 1640. La famille quoique pauvre devait jouir d’une certaine notabilité si l’on se fie au blason à chevron accosté de trois trèfles sculpté dans l’église Notre-Dame de Felletins, mais on ne sait rien des parents de Michel Villedo – absents de son contrat de mariage – ni des conditions de son apprentissage.
Michel Villedo à Paris. — La présence de Villedo à Paris est attestée en 1621, date de son mariage avec Marguerite Hanicle. Logé jusqu’en 1636 rue du Vert-Bois, il accéda à la maîtrise au cours de l’année 1629, avant d’obtenir l’office de juré du roi ès œuvres de maçonnerie en 1632. Au tournant de l’année 1636, il succéda à Michel Fleury comme maître général des œuvres de maçonnerie des bâtiments du roi, ponts et chaussées de France, et quitta sa petite maison de la rue du Vert-Bois pour un quartier en pleine transformation, rue Neuve-Saint-Louis, proche de la place Royale (place des Vosges dans le Marais), en compagnie de ses enfants et de leur famille. Son hôtel – représenté sur le plan de Gomboust (1652) au rang des demeures remarquables de l’époque – se trouve encore au n° 35, rue de Turenne. Dans ce quartier général, l’entrepreneur recevait les aspirants à la maîtrise du métier de maçon pour l’examen ; c’est aussi là qu’il signait les contrats de sous-traitance et qu’il accueillait ses associés. Comme la plupart des bourgeois aisés de Paris, il avait une maison de campagne dont il se défit en 1665 au profit de son fils aîné Guillaume, qui hérita ainsi du titre de seigneur de Clichy. Après la mort de Marguerite Hanicle en 1663, Michel Villedo quitta l’hôtel de la rue Neuve-Saint-Louis pour finir ses jours avec sa seconde épouse à côté du Palais-Royal, dans le nouveau quartier mondain des Fossés-Jaunes, au pied de la butte des Moulins, baptisant de son nom la petite rue tracée au milieu des années 1640.
Les appuis de Michel Villedo. — Le parrainage et les mariages reflètent aussi la stratégie d’entrepreneur de Michel Villedo. Si les premières unions, dans les années 1640, sont contractées avec des familles de marchands, de fournisseurs de matériaux et d’artisans du bâtiment, les mariages des années 1650 et 1660 révèlent une véritable ascension sociale. La richesse de Michel Villedo se manifeste principalement par ses possessions immobilières. Constitutions de rente, obligations, reconnaissances de dette ou contrats de location permettent la circulation financière indispensable à une époque de tension économique liée à l’absence de banque et au manque de pièces monnaie en circulation.
Michel Villedo devait donc faire partie de ces « officiers moyens » désireux d’imiter les grands seigneurs, menant une vie confortable mais sans extravagance, sans doute proche de celle des marchands-entrepreneurs des Provinces-Unies, modèle de la bourgeoisie européenne en leur âge d’or.
Chapitre IIUne carrière de bâtisseur exceptionnelle
La carrière d’un architecte peut se lire comme une succession d’essais techniques inédits, comme la recherche de nouvelles sources d’inspiration et de nouveaux mécènes. L’évolution d’un entrepreneur se jouerait plutôt dans le type de travaux engagés et dans la façon de les prendre en charge et de les mener de front.
Avant 1636 : Michel Villedo seul dans ses entreprises. — Aux châteaux de Bâville (Essonne) – peut-être sous la direction de Christophe Gamard – et de Montrouge (Hauts-de Seine) – sur les plans de François Mansart. La collaboration avec ce dernier se poursuivit aux nouveaux couvents de la Visitation des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Jacques à Paris, que Michel Villedo termina seul, associé au sculpteur Philippe Buyster. On retrouve dans ses hôtels parisiens la polychromie de brique et pierre, à l’hôtel de Saint-Chamond, rue Saint-Denis et à l’hôtel de Bautru, rue Neuve-des-Petits-Champs. Ce dernier chantier marque sans doute le début de sa collaboration fructueuse avec le jeune Louis Le Vau. À la même époque, Michel Villedo prit la suite du maître maçon Étienne Goussaut pour la nouvelle chapelle du collège de Clermont, rue Saint-Jacques, aux côtés de son futur associé, Louis Noblet.
De 1637 à 1642 : l’association de Michel Villedo, Louis Noblet, et Claude Dublet. — Tous trois concluent un pacte mêlant le public et le particulier. En effet, les travaux concernent non seulement le canal navigable de périphérie de la capitale, mais aussi l’embellissement du château de Mesnil-Voisin (Essonne) pour le surintendant Claude Cornuel, et l’agrandissement du Palais de Justice, dont Michel Villedo, en tant que maître des œuvres du roi, était à la fois l’entrepreneur, l’architecte et le conservateur. Avant sa mort (en 1647), Louis Noblet lui confia la plupart de ses affaires en cours, notamment l’église des religieuses de Sainte-Élisabeth dans le Marais, presque entièrement construite par Michel Villedo, sans doute sur ses propres plans.
Un nouveau départ sous la minorité de Louis XIV. — Sur cette lancée, Michel Villedo fut appelé pour le gros-œuvre des hôtels particuliers de Jars, rue de Richelieu (1648), et d’Aumont, rue de Jouy (1649-1651), au cœur de la Fronde. Il croisa à l’hôtel de La Bazinière l’architecte et ingénieur Antoine Le Pautre, sur les plans duquel il devait bâtir l’hôtel de Beauvais, rue Saint-Antoine (1653). Mais c’est comme entrepreneur de Louis Le Vau qu’il put montrer tout son savoir-faire, à l’hôtel Comans d’Astry sur le quai des Dauphins de l’île Saint-Louis (1644), à l’hôtel de Lionne-Pontchartrain (1661), et surtout, aux châteaux du Raincy (à partir de 1642) et de Vaux-le-Vicomte (à partir de 1656). Louis Le Vau pouvait compter sur Michel Villedo pour suivre la genèse de ses projets et satisfaire les exigences des clients pressés.
Cette carrière d’entrepreneur réussie masque-t-elle une vocation d’architecte manquée ? — Michel Villedo était reconnu comme homme de l’art, appelé pour l’embellissement d’hôtels particuliers dans le Marais. Il fit réaliser un portail neuf pour les hôtels de Vitry, rue de Turenne (1657), et d’Angoulême, rue Pavée. Il redessina les escaliers des hôtels d’Aumont, rue de Jouy, et de la Salamandre, rue de l’Hirondelle, et rénova l’hôtel Bence, rue de Saintonge (1660-1662), sans suivre les nouvelles inflexions de l’architecture privée en ce début du règne personnel de Louis XIV. Ses derniers ouvrages furent pour la plupart détruits peu après leur achèvement ; les autres gardent les caractères essentiels des demeures parisiennes du temps des premiers Bourbons. Ce recul n’empêcha pas Michel Villedo de se consacrer à la restauration de petites églises, agissant à la fois comme architecte et comme notable local à la chapelle Notre-Dame-des-Anges de Clichy-sous-Bois et à l’église Saint-Germain-l’Auxerrois de Pantin – à laquelle il fit don d’un retable peint d’après un tableau perdu de Simon Vouet.
La carrière de bâtisseur de Michel Villedo apparaît donc comme un cycle. Fort de son expérience, il dresse à la fin de sa vie des plans pour des édifices complets qui renouent avec ses années d’apprentissage et le style de sa jeunesse. Leur simplicité témoigne assez de la grande faculté d’adaptation dont Michel Villedo sut faire preuve pour suivre les architectes de son temps.
Chapitre IIILes coulisses du chantier de construction : l’entrepreneur entre liberté et contrainte
Le « génie » de l’entrepreneur ne se manifeste qu’en filigrane, dans sa capacité à surmonter les obstacles tout au long de la construction, tout en garantissant le respect de l’art de la maçonnerie et du projet de l’architecte.
Des matériaux pour bien bâtir : l’exemple du plâtre. — Le voyage de la « pierre à plâtre », des carrières de Montmartre et de Belleville aux édifices parisiens, en passant par les ateliers de traitement, illustre les contraintes qui pèsent sur le constructeur, responsable de la fourniture des matériaux sans être toujours spécialiste de leur mise en œuvre. Aussi importante que le bois dans la construction parisienne, la pierre à plâtre est à la fois une matière première (le gypse) et un matériau (le plâtre). Les blocs tirés de la carrière étaient employés sous forme brute dans les fondations des maisons des faubourgs nord ou transformés en poudre dans des plâtrières. Le mortier de plâtre était utilisé pour lier les moellons de pierre légère ou sceller les pièces de serrurerie. L’enduit hourdissait les cloisons de bois et blanchissait les faces intérieures et extérieures des murs. Matériau plastique, le plâtre servait à la fabrication de moules pour les pièces de serrurerie, les reliefs et les rondes-bosses. Déjà utilisé pour le décor des grandes demeures de la Renaissance maniériste, il joua un rôle essentiel dans l’évolution du décor des hôtels particuliers et des châteaux au tournant des années 1640, accompagnant notamment les recherches des décorateurs sur le trompe-l’œil, la chambre d’alcôve et la salle à l’italienne. Toutefois, la personnalité de la pierre à plâtre intriguait les savants et suscitait des jugements contradictoires, entachant parfois la probité et des entrepreneurs et de leurs sous-traitants. À la différence d’autres architectes entrepreneurs tels Mathurin du Ry et Adrien Petit, et de financiers comme Jacques d’Alibert, Michel Villedo ne fut sans doute pas lui-même impliqué dans le commerce du plâtre ; mais il devait, comme le médecin Louis Savot, savoir où trouver le gypse le plus pur, au lieu-dit de La Putrière – en fait à l’emplacement du quartier du Château-Rouge, sur le flanc est de Montmartre.
Le temps de la construction. — Les saisons du chantier indiquées dans les traités ne semblent guère respectées par les entrepreneurs qui mettent un point d’honneur à respecter les délais impartis quelle que soit la situation. Avant les travaux et régulièrement tout au long du travail, l’entrepreneur veillait sur le coût des matériaux, la disponibilité du matériel et des machines, et le recrutement des ouvriers. Devis, dessins et délais mettaient en jeu la liberté de l’entrepreneur et celle de l’architecte, entre respect du contrat et modifications intempestives du projet… Une fois les travaux achevés, le maître de l’œuvre, architecte ou entrepreneur, gardait la responsabilité des ouvrages faits en son nom et devait parfois les entretenir gratuitement pendant dix ans, en tant que maître de son métier.
Deuxième partieMichel Villedo et Cie dans la transformation de la ville et du royaume
Chapitre premierSens des affaires et largeur de vues
Pour Michel Villedo, comme pour la plupart de ses contemporains, les activités de prospection et de spéculation sur les terrains et les maisons constituaient une source indispensable de revenus, une rente assez régulière pour pallier le risque financier. Mais cette recherche de sécurité ne constituait qu’une partie des enjeux de cette activité, qui permettait aussi à l’entrepreneur d’imprimer son style à un quartier neuf et de l’identifier à sa personnalité. Si les voies principales des quartiers à la mode prenaient le nom de hauts personnages, les rues adjacentes au contraire gardent le souvenir des entrepreneurs et des financiers qui leur ont donné naissance.
Michel Villedo spéculait dans un quartier en plein essor, terrain d’essai des utopies urbaines d’Henri IV et des inventeurs de son entourage, autour de la rue Neuve-Saint-Louis dans le Marais (actuelle rue de Turenne). Par traité passé avec le roi en 1635, il gagnait la propriété des terrains situés le long du tracé du canal périphérique de Paris. De l’ancienne porte Saint-Louis – qui aurait pu être le noyau d’une place de France idéale – à la place Royale – réalisée très rapidement à partir de 1606 –, Michel Villedo construisit non seulement des hôtels particuliers pour sa famille élargie – accostés de boutiques qu’il louait à des artisans –, mais aussi des maisons de rapport sur un plan uniforme, et des maisons individuelles comme celle de Marie du Passage, dame du Fresnoy, avant de lotir le quartier des Coutures-Saint-Gervais avec ses associés, de 1637 à 1642.
Michel Villedo semblait avoir le don de repérer les quartiers les plus vivants, du quai de Gesvres à l’île de la Cité, en passant par le pont au Change. Assisté de deux architectes spécialisés dans les constructions des quais et des ponts – Michel Noblet (son gendre), et Pierre Lemaître, tour à tour maîtres des œuvres de la ville et gardes des fontaines d’icelle –, il édifia de ce côté de la Seine plusieurs immeubles à boutiques portés sur des arcades, en garda une partie pour les partager avec ses associés et vendit les autres séparément. Un peu plus loin, dans l’enclos du Palais-Royal, des boutiques lui étaient régulièrement concédées en paiement de ses travaux. Son activité principale se situait toutefois dans la rue de Richelieu et les rues adjacentes où il continua l’œuvre de Louis Le Barbier, achetant des terrains au pied de la butte après la mort de Richelieu pour y bâtir les maisons qui bordaient sa rue, notamment les hôtels de Crüssol et de Parabère, illustrés par Israël Sylvestre lors du passage du Grand Carrousel en 1661.
Chapitre IILe métier d’expert de Michel Villedo
La série continue des procès-verbaux d’expertise de Michel Villedo de 1638 à sa mort permet de distinguer sa spécialisation d’expert. Maître général des œuvres de maçonnerie des bâtiments du roi, ponts et chaussées de France, Michel Villedo veillait sur les demeures royales, donnant son avis en concertation avec les architectes du roi, en particulier au Louvre. Mais il s’était surtout spécialisé dans les infrastructures de communication de la généralité de Paris : routes, ponts, fortifications. Entre ces longues visites, entrecoupées de réunions et de débats, Michel Villedo consacrait la plus grande partie de ses expertises aux règlements de différends entre particuliers ou à la réception des ouvrages des maîtres de son métier. Avec le temps, il fut de plus en plus souvent appelé comme arbitre, et ses expertises, malgré leur caractère stéréotypé, firent entendre une voix personnelle.
Michel Villedo savait s’entourer d’experts indispensables qui complétaient ses propres compétences. Son greffier, Julien Amelot, calligraphiait ses procès-verbaux et les illustrait de dessins à la plume, parfois rehaussés de lavis et d’aquarelle. Son homologue pour les œuvres de charpenterie, Sébastien Bruand (père de l’architecte Libéral Bruant), formait avec lui un tandem indispensable pour l’inspection des ponts et autres ouvrages où la pierre et le bois étaient étroitement imbriqués. Sans avoir ni le titre ni les capacités d’un ingénieur, Michel Villedo rendait des avis dont les prescriptions étaient mises en œuvre quand les finances le permettaient, par exemple au pont de Neuilly, réparé quinze ans après sa propre expertise, en 1657.
Les métiers d’expert et d’entrepreneur se complétaient ; pour les grands projets urbains comme pour les petites affaires particulières, la limite entre l’expert et l’entrepreneur était mouvante.
Chapitre IIIL’entreprise du Canal et ses suites
La légendaire histoire du canal de contournement de Paris, à laquelle le nom de Michel Villedo reste attaché, illustre cette proximité entre l’entreprise et l’expertise, et permet de mieux comprendre les différentes facettes de son métier. De 1635 au 12 mai 1638, Michel Villedo élabora le « grand dessin » de Louis XIII. Il s’agissait de doter la rive droite de Paris d’un canal navigable. Après les premières mesures d’arpentage, sous la direction de Jacques Lemercier, il commença par fortifier la ville au nord, mais la déclaration de guerre en 1636 laissa le projet inachevé à la cassure du traité, le 12 mai 1638. Mis à l’écart, Michel Villedo continua de spéculer, essuyant de vives critiques de la part de savants mathématiciens et géographes. Ces déboires ne l’empêchèrent pas d’être rappelé comme expert aux côtés de Jacques Lemercier en 1651 lors de la reprise des délibérations, puis de se présenter comme le gardien de l’ancien projet, qu’il porta seul en 1658, après la mort de son concepteur. L’histoire du canal de Paris, et, plus largement, celle des grands projets hydrauliques du royaume, détacha plus nettement la figure de l’entrepreneur de celle de l’amateur éclairé, de l’ingénieur, de l’architecte et du financier.
Troisième partieL’affirmation de l’identité de l’entrepreneur en bâtiment au xviie siècle
Le terme d’« entrepreneur » fut sans doute employé en France dès le xvie siècle, mais accepté dans un dictionnaire français en 1687 seulement, chez Furetière, avec le double sens de « fournisseur des armées » et de « constructeur ». La situation juridique et sociale de ces intermédiaires fut mieux définie au xviie siècle grâce à la personnalité d’entrepreneurs comme Michel Villedo.
Chapitre premierL’entrepreneur entre liberté et contraintes : l’exemple de Michel Villedo
Lorsque la responsabilité d’un chantier pèse sur un seul homme, quelle place reste-t-il à l’initiative personnelle ? Face aux contraintes de temps, d’argent, de disponibilité des matières premières et des matériaux, face au poids de la coutume et des habitudes du métier, l’entrepreneur est-il libre ? Au-delà des contingences techniques, l’entrepreneur du xviie siècle pouvait-il imaginer des bâtiments qui s’éloigneraient de la commodité pour exprimer une idée, un idéal ?
En théorie, deux critères juridiques définissaient l’entrepreneur, lui permettant d’affronter le risque économique et de défendre corps et biens en justice : la maîtrise et le contrat. Parfois modifié au cours du chantier, le contrat définit la responsabilité de l’entrepreneur et de son client. En l’absence de marché écrit, la première défense du bâtisseur reste la connaissance de son métier, garantie par la maîtrise qui lui donne le privilège d’entreprendre à son compte et la faculté de concevoir ses propres plans et devis.
Les rares dessins de la main de Michel Villedo constituent de précieux témoins de la vison de l’entrepreneur et de l’expert. La comparaison de différents devis de Michel Villedo – dont aucun n’est autographe – permet de distinguer un style personnel dans la présentation très concrète des différentes étapes et la justification systématique de ses choix. Mais sa « manière de bien bâtir » ne se distingue guère de celle de ses contemporains. Michel Villedo était apprécié pour la qualité de ses bâtiments solides, à l’aspect défensif, et pour son utilisation astucieuse et économique des matériaux. Dans l’ombre de l’architecte, il donnait les cartons pour la coupe des pierres et diffusait ses propres recettes de maçon.
Michel Villedo connut le succès auprès de riches particuliers, hommes de robe et financiers comme le chancelier Séguier, les familles de Lamoignon et de Coulanges, et les surintendants Claude Cornuel et Nicolas Fouquet. Les communautés religieuses plus ou moins désargentées comme les Visitandines étaient des clientes fidèles, et il offrait ses services aux femmes seules et « filles majeures » de la capitale.
Chapitre IIL’identité de Michel Villedo
Pour faire la part du mythe et de la réalité dans le statut social de l’entrepreneur, on peut se fier dans un premier temps aux archives notariales, lieu à la fois intime et officiel de la représentation de l’individu qui se manifeste principalement dans l’énoncé de ses titres et dans sa signature. Michel Villedo travaille ce paraphe, le modifie au fil de son ascension sociale pour le transformer peu à peu en un logo original. Déclinant son identité, il affirme son titre de maître général des œuvres de maçonnerie, sans jamais chercher à y joindre la qualité d’architecte, contrairement à ses contemporains. En 1645, profitant de la multiplication des offices vénaux, Michel Villedo attira deux de ses fils à la tête de la juridiction de la maçonnerie. Une même famille contrôlait donc la communauté des maîtres maçons et réglait les différends en matière de droit de la construction jusqu’aux années 1670. Un an avant sa mort, Michel Villedo avait obtenu la distinction de conseiller et secrétaire du roi, la seule qu’il voulut laisser à la postérité, sur son épitaphe de l’église Saint-Paul (disparue). Pour la majorité des entrepreneurs, les offices de la Couronne procurent la reconnaissance sociale et l’assurance financière indispensables à la réalisation de leurs projets. Par leur culture et leur réseau social, les entrepreneurs brouillaient ainsi les distinctions de la société d’Ancien Régime.
Chapitre IIIL’univers culturel de Michel Villedo, une approche plus personnelle de l’entrepreneur
L’opposition de la théorie et de la pratique, des concepteurs et des artisans ne résiste pas à l’examen des sources. Tels qu’ils apparaissent dans les inventaires après décès, les livres des bibliothèques de Michel Villedo et de Marguerite Hanicle – comme ceux d’autres entrepreneurs ayant atteint les plus hautes charges au service du roi ou de la municipalité – concernent non seulement l’architecture vernaculaire et savante, mais aussi le droit, l’histoire et la géographie, et dans une moindre mesure, la littérature et la piété populaires. La bibliothèque de Michel Villedo lui permet de se rapprocher de la culture de l’élite parisienne. Des indices sur sa formation peuvent se trouver dans l’analyse de son degré d’instruction. Au xviie siècle, la distinction entre Paris et la province n’est pas aussi manifeste qu’on pourrait le supposer. Contrairement à d’autres maçons de son entourage habitant à proximité de la capitale, Michel Villedo avait appris à écrire assez jeune.
L’étude de l’univers mental de cet entrepreneur conduit à une réflexion plus large sur la transmission des savoirs artisanaux par les livres, de l’oral à l’écrit, du secret à l'explicite. En effet, les années 1640 voient fleurir toute une littérature destinée aux artisans et aux simples particuliers. Le jeu entre l’auteur et son lecteur dans la préface et la présentation du texte place l’ouvrage sous la protection d’un amateur éclairé, mais le texte est manifestement destiné aux apprentis et autres compagnons. Ces livres ouvrent donc quelques pistes pour explorer la formation théorique des bâtisseurs au xviie siècle, avant les cours de l’Académie d’architecture. Ils révèlent aussi la rencontre de deux mondes, celui des artisans et celui des théoriciens, reflétant à la fois le progrès de l’alphabétisation du menu peuple et le mouvement des élites pour comprendre et s’approprier un vocabulaire et des pratiques jusqu’ici transmises de bouche-à-oreille. Mais cette fixation des savoirs ancestraux dans les manuels commodes n’empêcherait-elle pas l’expérience et l’intuition nécessaires à la recherche des causes, comme le conseille Francis Bacon dans The Advancement of Learning (1605) ?
Conclusion
Il nous faut revenir sur l’opposition bien définie au xixe siècle entre l’architecte et l’entrepreneur. Dans les décennies qui précèdent la création de l’Académie d’architecture en 1671, la différence se fait surtout entre ceux qui savent l’art de la maçonnerie et ceux qui ne sont encore que des apprentis – voire des imitateurs. À cette époque, Bonaventure d’Argonne appelle Michel Villedo du nom d’« architecte ». Sans jamais porter ce titre, Villedo en a assumé la responsabilité. Tout à la fois bâtisseur et chef de chantier, il se montre à la hauteur de projets aussi audacieux que le château de Vaux-le-Vicomte, qui fut son dernier grand œuvre.
Mieux que les étoiles de François Mansart ou Louis Le Vau, Michel Villedo représente la réalité de l’architecture ordinaire dans les trois premiers quarts du xviie siècle, sans pour autant se fondre dans la masse indistincte des bâtisseurs du Grand Siècle. Sans doute conscient de l’écart qui le sépare des véritables artistes, il met en avant son ingéniosité et son ambition sans oublier ni les qualités de l’honnête homme, ni le sens de la mesure.
Peut-être était-il finalement plus homme d’affaires qu’architecte. Son exemple montre bien à quel point le monde de l’entreprise, et de la construction en particulier, reposait sur la création de réseaux amicaux et professionnels et sur l’intelligence de la situation qui se devine en filigrane dans les documents conservés.
Michel Villedo n’avait pas les connaissances techniques et la capacité d’innovation des véritables ingénieurs du roi, mais s’occupait de l’entretien des ponts et chaussées, et des ouvrages de défense. Dans la lignée du Grand Voyer créé par Henri IV, il joue un rôle dans la police de la ville, dérogeant parfois à la coutume de Paris pour développer des échanges commerciaux et répondre aux désirs des particuliers sans trop empiéter sur la sphère du public.
Par ses interventions publiques, Michel Villedo s’inscrit dans l’histoire de son époque. Homme d’action pragmatique, il rappelle les faits dans l’ordre chronologique – que ce soit en 1658, pour défendre son projet de canal périphérique, ou en 1666, à l’occasion du procès de Nicolas Fouquet –, s’appuyant à chaque fois sur une expérience de terrain et sur des documents qu’il était parfois seul à détenir. En ce sens, Michel Villedo fait œuvre d’historien moderne. Comme ses discours, les constructions qu’il bâtit sur ses propres plans vont à l’essentiel et s’adaptent aux modifications postérieures, n’ayant aucun style en particulier.
Son métier rassemblerait des professions aujourd’hui bien distinctes, celles d’agent immobilier et de promoteur, d’architecte et d’entrepreneur, d’archéologue et de conservateur des monuments historiques.
Pièces justificatives
Inventaires après-décès de Michel Villedo et de Marguerite Hanicle. — Devis et marchés, procès-verbaux d’expertise. — Correspondance professionnelle.
Illustrations
Signatures de Michel Villedo et de ses associés. — Dessins et gravures de cartes, plans et élévations des bâtiments. — Photographies. — Schémas de restitution des distributions.
Annexes
Généalogie des familles Villedo et Noblet au xviie siècle. — Chronologie de la vie de Michel Villedo. — Bibliothèques de Michel Villedo et de Marguerite Hanicle. — Artisans et associés de Michel Villedo. — Achats et ventes de terrains au Clos-Georgeot, au pied de la butte Saint-Roch (1645-1667). — Possessions foncières. — Expertises de Michel Villedo (1638-1667). — Anciennes unités de mesures. Glossaire. — Liste des entrepreneurs et des commanditaires rencontrés par Michel Villedo.