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École des chartes » thèses » 2014

Le singe médiéval

Histoire d'un animal ambigu : savoirs, symboles et représentations


Introduction

Pourquoi s'intéresser au singe à l'époque médiévale ? À première vue, on pourrait penser que cet animal occupe un plan secondaire au Moyen Âge, par rapport aux classiques chats, chiens et oiseaux qui peuplent le quotidien des hommes, ou par rapport aux renards et aux loups si souvent rencontrés en littérature. Il suffit pourtant de se pencher un peu sur la question pour s'apercevoir que le singe ne tient pas un second rôle dans le bestiaire médiéval, bien au contraire. La meilleure manière de s'en convaincre est d'ouvrir les manuscrits de l'époque gothique et de constater que les singes colonisent allègrement les marges. Mais l'argument quantitatif n'est pas le seul à légitimer cette étude : la charge symbolique du singe justifie que l'on s'arrête sur lui. Héritier des connaissances et des superstitions antiques, le Moyen Âge porte un regard ambivalent sur le singe : tiraillé entre une vision pseudo-scientifique relayée par l'Église et une attirance pour cet animal facétieux, il offre des témoignages contradictoires. En effet, durant toute la période, la symbolique diabolique – et plus généralement la symbolique du mal et du péché – dégagée par le singe, cohabite avec un capital de sympathie de la part d'une population fascinée par cet animal si divertissant. Malheureusement pour le singe, c'est avant tout son mauvais visage qui a été souligné jusqu'ici par les chercheurs. Ainsi, l'ouvrage de référence écrit par H. W. Janson – Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance, Londres, 1952 – a gravé dans le marbre la légende noire du singe diabolisé par l’Église au haut Moyen Âge. Les sources offrent pourtant tout le matériel nécessaire pour faire un portrait nuancé du singe médiéval. L'objet de cette thèse est de présenter un apparat littéraire et iconographique le plus complet possible autour de l'animal, afin d'éclairer les différentes facettes de la figure simiesque : symbolique, littéraire, réelle et quotidienne.


Sources

L'étude se construit autour des sources écrites et figurées. Les éditions de textes existantes permettent de construire un corpus assez complet autour de l'animal : une quarantaine de documents de différentes natures (littéraire, scientifique, religieuse, didactique, réglementaire, comptable) sont ainsi convoqués pour définir la manière dont le Moyen Âge perçoit le singe. Quant aux images, elles aussi issues de supports variés (orfèvrerie, sculpture sur pierre et sur bois, manuscrits enluminés, gravures, peintures, tapisseries), elles viennent corroborer ou illustrer les informations tirées des sources écrites et autorisent une approche iconographique du sujet.


Première partie
Le singe dans les documents écrits : un animal réprouvé ?


Chapitre premier
Les sources qui font autorité

Les auteurs médiévaux sont les héritiers des auteurs antiques. Le rôle des naturalistes, tels Aristote, Pline et Solin, se révèle fondamental : leurs écrits irriguent tout le savoir des siècles suivants. Le singe a déjà mauvaise réputation chez les classiques : au iie siècle, Oppien dans sa Cynégétique écrit déjà que les singes, « mauvaises imitations », sont faibles, laids et rusés. Tous les vices décriés plus tard par les religieux sont déjà évoqués par cet auteur grec. Mais c'est dans le Physiologus, le premier bestiaire christianisé (traduit en latin en 386), que la légende noire du singe prend véritablement sa source : le singe y est directement comparé au diable. Janson voit dans ce texte une preuve de l'anathémisation officielle du singe par les Pères de l'Église. Cette idée n'est corroborée par aucune autre source : les grands auteurs du haut Moyen Âge tels Isidore de Séville, Grégoire le Grand et Raban Maur ne reprennent pas l'affirmation du Physiologue sur le point du singe diabolique. Les premiers auteurs chrétiens n'associent donc pas le singe au démon. Ils insistent plutôt sur ses inquiétantes similitudes avec l'homme, pour les récuser tant bien que mal comme Isidore de Séville, ou pour en faire un argument moral contre les vices comme Raban Maur. Lorsque les auteurs sortent du strict cadre naturaliste pour donner leur opinion sur le singe, le plus souvent elle est en sa défaveur.

Chapitre II
Le discours normalisé christianisé

Au Moyen Âge classique, les discours sur le singe se fixent et se moralisent de plus en plus. Les auteurs de bestiaires et d'encyclopédies et les prédicateurs reprennent des anecdotes anciennes qu'ils recouvrent d'un vernis chrétien. Les mêmes idées sont inlassablement répétées, devenant des topoï à la simple évocation desquels les fidèles sont censés réagir. De nombreux bestiaires reprennent l'idée du singe diabolique, mais il s'agit uniquement de ceux qui sont issus d'une compilation ou qui traduisent le Physiologus. Les encyclopédistes, eux, ne s'inscrivent pas dans cette tradition. Thomas de Cantimpré laisse de côté le Physiologus. Quant à Vincent de Beauvais, qui le cite comme source dans le chapitre sur le singe de son Speculum naturale, il ne reprend pas la partie qui présente l'animal comme image du diable, ce qui constitue un désaveu assez significatif. Le singe diabolique ne se rencontre pas non plus dans les sermons, dans lesquels cet animal peut tout autant être un agent du bien qu'un représentant du mal. De ces sources émerge une image ambiguë du singe, ni tout à fait positive, ni complètement négative.

Chapitre III
Le singe dans la littérature d'imagination

Dans le domaine littéraire, la tradition antique influence aussi les fabulistes et les auteurs des branches du Roman de Renard. Les fables ésopiques, où le singe tient aussi un rôle ambigu, constituent un réservoir et un modèle pour Marie de France, par exemple. Dans le cycle renardien, le singe a souvent des liens de parenté avec Renard. Ils représentent tous deux les mêmes vices, les mêmes infamies abhorrées par la classe chevaleresque (la traîtrise, la tromperie, la ruse, l'hypocrisie), mais leur roublardise ne les rend pas moins sympathiques.


Deuxième partie
Le singe dans les documents figurés : histoire d'un succès


Chapitre premier
L'apparition du motif simiesque dans l'art médiéval en Occident

Le motif simiesque est récurrent depuis la haute Antiquité, dans les civilisations égyptienne, orientale et gréco-romaine. De la même manière que les textes écrits et copiés sur les animaux au Moyen Âge sont les héritiers des textes antiques, les représentations animales médiévales trouvent leur inspiration chez les Anciens. Après une éclipse relative au haut Moyen Âge – qui s'explique en partie par la prégnance des apports barbares, mais aussi peut être par le fait que peu d’œuvres nous sont parvenues pour attester d'éventuels singes dans les arts mérovingiens et carolingiens –, le singe revient sur le devant de la scène dans la sculpture, l’orfèvrerie et les manuscrits enluminés à l'époque romane. Ces représentations sont très souvent difficiles à interpréter : la question de savoir s'il faut privilégier une lecture symbolique, par exemple pour les chapiteaux romans qui abritent de nombreux singes, trouve rarement une réponse claire. En tout état de cause, aux xie-xiie siècles, le singe s'impose comme motif iconographique récurrent et acquiert la place qui va être la sienne pendant une grande partie de la période gothique, c'est-à-dire la marge.

Chapitre II
Le singe à la conquête des manuscrits enluminés

Nul autre support n’offre tant d’exemples de singes que le manuscrit à peinture. Ce n’est pas par centaines, mais par milliers que l’on peut les y compter. Les enluminures, qu’il s’agisse des initiales, des scènes centrales ou des marges, offrent donc le réservoir d’images le plus significatif. Elles permettent de dégager les caractéristiques iconographiques de la figure simiesque et de faire des rapprochements entre les représentations, par exemple celles dans les bestiaires. Les représentations dans les marginalia des manuscrits gothiques, où les singes sont légion, se prêtent quant à elles à une étude sérielle — comprenant cent soixante-dix manuscrits datés de la fin du xiie au début du xvie siècle et réalisés en France, dans les Flandres et en Angleterre — dont les résultats illustrent la richesse des thèmes exploités par les enlumineurs. Le singe est une figure polysémique : l'artiste peut représenter un singe comme animal, comme motif grotesque ou comme personnage qui parodie les activités humaines. C'est donc toujours le don d'imitation du singe qui retient l'attention des hommes du Moyen Âge.

Chapitre III
La multiplication des supports et des thèmes à la fin du Moyen Âge

Dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, le singe est toujours un acteur majeur dans les marges des manuscrits, mais il s'arroge aussi le premier rôle au centre de l'image, dans la page enluminée ainsi que sur d'autres médiums artistiques qui se développent alors : la gravure, la peinture sur bois, la tapisserie. Les enluminures exercent une influence importante sur ces derniers ; c'est pourquoi beaucoup des représentations simiesques des xive et xve siècles – et même du xvie siècle – s'inscrivent dans la droite lignée des marges gothiques. À partir du début du xive siècle, deux évolutions majeures se font jour. D'une part, il se produit une évolution stylistique importante : un courant naturaliste se précise, qui se traduit par la volonté de représenter plus fidèlement l'animal, les détails – une espèce précise par exemple. D'autre part, certains thèmes qui existaient déjà prennent de l'envergure – comme celui des Cinq Sens –, tandis que d'autres apparaissent, comme celui du singe associé à la Chute de l'homme, ou encore celui des péchés capitaux. On constate à cet égard que c'est surtout la fin du Moyen Âge qui met à mal la réputation de l'animal : le singe symbolise plusieurs vices et se trouve associé à la faute originelle. Ce discours négatif se construit avant tout par les images. Toutefois ces représentations restent peu nombreuses et il faut se méfier de la tendance à surinterpréter certaines d'entre elles. Les images confirment donc l'impression laissée par l'étude des documents écrits : plus que jamais, à la fin de l'époque médiévale, la figure simiesque est riche de symboles et ne peut se laisser enfermer dans une grille de lecture réductrice.


Troisième partie
Le singe parmi les hommes : un animal omniprésent au Moyen Âge


Chapitre premier
Un animal exotique mais familier

De nos jours, « singe » rime avec exotisme. Cet animal évoque la plaine et la montagne, les forêts tempérées ou tropicales, les marécages et les régions semi-désertiques. Le singe, c'est l'ailleurs, même dans les zoos qui recréent les habitats des pensionnaires. Mais au Moyen Âge, en Occident, le singe, ce n'est pas cela : pas d'espèces protégées, pas de préservation ou de reconstitution d'habitat ; il vit en ville, dans les palais, les hôtels, les chapitres cathédraux. Si bien que l'on peut difficilement classer le singe dans la catégorie des bêtes exotiques et que l'on peut même le considérer comme un animal domestique. L'approvisionnement en singes ne cesse pas entre l'Antiquité tardive et le haut Moyen Âge : l'espèce commune vient du Maghreb et les autres de régions plus exotiques. Plus l'espèce vient de loin, plus elle intrigue et attire les riches acheteurs occidentaux. Le rôle des croisades dans l'accélération des importations est difficile à vérifier. Une chose est sûre : plus l'on avance dans le Moyen Âge, plus les sources abondent pour attester de la présence des singes dans le quotidien des hommes.

Chapitre II
Le singe du pauvre

Les macaques berbères, disponibles en plus grand nombre que n'importe quelle autre espèce de singe, sont par excellence les singes du pauvre. À l'âge adulte, un magot mâle pèse rarement plus de 15 kg et peut mesurer jusqu'à 60 cm. Petit singe déjà imposant, il est assez docile pour se laisser apprivoiser par les montreurs d'animaux dans l'objectif d'amuser les habitants des villes et des campagnes dans des spectacles. S'il est docile, le singe n'en reste pas moins une bête sauvage qui peut se montrer violente et peu réceptive aux ordres. La vie d'un singe de jongleur, faite de brimades et de vexations, doit avoir un goût amer. Mais c'est grâce aux bateleurs qui parcourent les contrées que la figure de l’animal devient familière, au moins dans les villes, et qu'elle fait l'objet de reprises dans la tradition populaire et les pratiques sociales. Le fait que l'on trouve le singe dans des proverbes – éléments d'une culture partagée – et sur des sceaux – moyens de reconnaissance officiels –, montre par ailleurs que la société médiévale a assimilé l'animal jusque dans ses modes de pensée, de représentation et de communication.

Chapitre III
Le singe du riche

La possession d'un singe, un magot ou un spécimen d'une espèce plus rare et plus coûteuse, comme un vervet, un grivet ou un callitriche, confère au propriétaire un certain statut. Par l'acquisition et l'exposition de l'animal, les propriétaires souhaitent faire montre de leur aisance. Posséder un singe est un luxe – le prix du singe dépend de sa rareté, donc de sa provenance : plus le singe vient de loin, plus il est cher, plus le prestige de l'acquérir est grand –, mais un luxe accessible, ce qui présente des avantages dans la société médiévale urbaine qui s'enrichit à partir du xiie siècle. Les marchands et les bourgeois sont en mesure d'imiter les seigneurs et les rois en achetant des singes pour les placer dans leurs hôtels. Ainsi, outre son caractère divertissant, le singe est un objet d'ostentation. C'est pourquoi il s'impose comme un animal apprécié dans les cours royales et princières. Il peut faire partie des ménageries – éléments de prestige qui reviennent à la mode au xiiie siècle –, ou bien déambuler librement dans les parties communes et les appartements des hauts personnages.


Conclusion

Tout l'intérêt du sujet réside dans la tension engendrée par les différents visages du singe médiéval. L'enjeu de mon travail a été de démontrer que le singe a peu affaire avec le diable au Moyen Âge et de nuancer le portrait à charge que l'on fait généralement de lui. L'image qui se fait jour grâce aux sources est complexe, de sorte qu'il est souvent malaisé de trancher entre une symbolique positive et une symbolique négative. Mais une fois la vision toute négative du singe diabolique battue en brèche grâce à une étude approfondie des sources écrites et figurées, le succès de cet animal, à la fois auprès des hommes dans la réalité, et en iconographie, est bien plus compréhensible. L'intérêt que le Moyen Âge lui porte, le singe le doit à sa troublante ressemblance avec l'homme. De cette ressemblance et de sa capacité à mimer les attitudes humaines, il a tiré sa légende noire et sa gloire : la légende noire est mise au point dans le discours religieux, la gloire est acquise grâce au public – princier comme populaire – qui apprécie ses pirouettes, ainsi qu'aux artistes qui en font un motif iconographique récurrent. C'est bien cette ambivalence qui fait du singe médiéval un bon petit diable : amusant, fier, rusé, maléfique, avare, drôle, gourmand, vicieux… les adjectifs convenant à cet animal ne manquent pas, et peu importe l'ordre dans lequel nous les citons puisqu'il est tout cela à la fois.


Annexes

Sources écrites (vingt-trois textes). — Documents relatifs à l'étude statistique (liste des manuscrits, quatre graphiques). — Sources figurées (cent soixante-dix-neuf illustrations). — Index des œuvres.