« »
École des chartes » thèses » 2014

Communauté et identité individuelle dans la France préindustrielle

Villedieu-les-Poêles, bourg industriel normand (1680-1740)


Introduction

Ce travail s’inscrit avant tout dans les questionnements de l’histoire sociale, mais s’intéresse aussi à des questions d’histoire économique et d’histoire urbaine. L’objectif est d’étudier les critères qui définissent l’identité d’un individu au sein d’une communauté formée par la population d’un territoire défini, celui de la petite ville de Villedieu-les-Poêles, actuellement située dans le département de la Manche, comptant à l’époque qui nous intéresse environ 2500 habitants. Cette localité se distingue par la place importante prise dans sa vie économique par le travail du cuivre, qui marque son identité au point de lui donner son nom, en usage au moins depuis le xvie siècle. Elle se distingue aussi par un statut particulier, celui de commanderie hospitalière, qui entraîne le maintien d’un pouvoir seigneurial encore fort au xviiie siècle et une faible présence des institutions royales. Ce dernier aspect ne fait que renforcer la visibilité des activités artisanales, et l’importance de ceux qui les pratiquent au sein de la communauté, généralement reléguées au second plan dans les villes d’Ancien Régime, derrière les fonctions judiciaires et administratives et les élites qu’elles attirent en leur sein.

La notion de communauté permet d’insister sur les relations entre individus. Les habitants d’un territoire forment une communauté dans la mesure où existent entre eux des relations de dépendance et d’interdépendance. L’identité sociale de l’individu est ainsi déterminée par la place qu’il occupe au sein du réseau communautaire, construit autour de liens de différentes natures, étudiés au cours du travail. La mise au jour de ces relations passe avant tout par l’étude des mots qui qualifient les individus dans les sources dépouillées. La réflexion porte aussi sur la communauté dans son ensemble, ainsi que sur le territoire qu’elle habite : comment peut-on la qualifier en comparaison d’autres localités de la province ou du royaume ? La thèse s’articule ainsi en trois axes. Le premier vise à déterminer si le cas de Villedieu relève ou non du fait urbain. Le second s’intéresse aux statuts sociaux et aux informations concernant la fortune des habitants du lieu. Le troisième concerne le rôle et l’importance des liens de parenté au sein de la communauté.


Sources

Les documents originaux qui ont nourri ce travail sont des sources habituelles de l’histoire sociale (rôles fiscaux, notariat, état civil) ainsi que trois terriers. Ces terriers nous renseignent sur l’habitat et nous donnent l’identité des propriétaires fonciers de la communauté. Ils nous ont aussi fourni beaucoup d’informations sur les prérogatives du pouvoir seigneurial. Cette étude se concentre avant tout sur les possédants, plus que sur les habitants les plus modestes, même s’ils ne sont pas totalement ignorés. Ce biais nous a semblé intéressant, dans la mesure où la propriété immobilière reste faiblement concentrée et où les propriétaires ont toutes les chances d’être les individus les plus enracinés au sein de la communauté, et d’être ceux qui pèsent le plus sur son destin. D’autres documents tels que des délibérations paroissiales ou des rapports de l’administration royale issus de la série C des archives départementales du Calvados ont été utilisés. Le plus particulier d’entre eux est un manuscrit sur l’histoire du lieu écrit par un anonyme du début du xviiie siècle, qui a eu recours à un certain nombre de témoignages oraux (on le voit à la manière dont sont formulés certains récits d’événements). Ce manuscrit est dénommé « manuscrit traditionnel » par l’historien qui l’a édité dans la Revue de l’Avranchin dans les années 1950. Il nous renseigne donc de manière intéressante sur la mémoire collective de la communauté, d’autant plus que les historiens locaux du xixe siècle soulignent que des copies de ce document étaient conservées par un certain nombre de familles encore à leur époque.


Première partie
Ville ou bourg ?


Chapitre premier
Un habitat groupé

Un territoire limité et structuré. — Le territoire de Villedieu est un espace restreint et densément peuplé. Il est situé sur un terroir pauvre, mais à proximité de bois importants – ils sont rares en Basse-Normandie – et au niveau d’un carrefour routier entre les villes des environs et la Basse-Bretagne. Le territoire de la commanderie est organisé autour d’un axe majeur, avec une partie sud bâtie en continu, abritant le centre de la vie collective, et une partie nord moins dense.

Formes et fonctions du bâti. — La densité du bâti fait qu’il s’organise de manière complexe autour de cours collectives, espaces semi-privés et semi-publics, où s’entrelacent corps de logis et appentis, droits de passage et d’usage des puits qui s’y trouvent. Cette complexité favorise l’existence de relations fréquentes et d’une frontière floue entre espace privé et espace public, qui caractérisent la vie urbaine. Cependant, les grandes demeures, signe de la présence de notables influents, sont rares, et très peu de maisons ont plus d’un étage. De plus, les grandes propriétés sont généralement le regroupement aux mains d’un même propriétaire d’un ensemble de plusieurs éléments (corps de logis et appentis) voisins plus que de l’édification de ce qui pourrait s’apparenter à un hôtel urbain. Ces ensembles peuvent ensuite être partagés et se recomposent au rythme des échanges marchands et des partages successoraux. Le cœur du bourg, autour de l’église, des halles, et de la grande-rue, est essentiellement commerçant, comme l’atteste la présence de nombreuses boutiques au rez-de-chaussée des maisons. Les franges ouest, est et nord de la partie bâtie en continu de la commanderie concentrent les ateliers. Le nord-ouest de la partie bâtie, à proximité de l’île où se trouve la commanderie, semble être un quartier essentiellement résidentiel, prisé par les notables, où l’on ne travaille pas le cuivre.

Chapitre II
Communauté urbaine ou seigneurie rurale ?

Une seigneurie puissante et active. — Les privilèges reçus au Moyen Âge par l’ordre des chevaliers de Malte rendent leurs possessions indépendantes tant au niveau spirituel que temporel. Les vassaux de l’ordre sont notamment, en théorie, exempts d’impôts royaux. La commanderie de Villedieu est rattachée à d’autres commanderies normandes, toutes sous le contrôle d’un même commandeur, vivant à Paris et représenté par ses agents. La haute justice de Villedieu est encore active au xviiie siècle, même si l’appel est possible au présidial de Coutances ou au parlement de Normandie selon la gravité des faits. Le commandeur a aussi autorité spirituelle, et le curé, nommé par lui, est en même temps official. L’église de Villedieu est gérée par le curé, conjointement avec la fabrique. Les vassaux sont redevables de divers droits seigneuriaux que l’on retrouve dans maintes seigneuries rurales. Le bailli seigneurial dispose de l’essentiel du pouvoir de police : régulation des marchés, entretien des voies et bâtiments publics, ordre public, etc. Ce sont autant de prérogatives qui sont habituellement l’essentiel de l’activité des corps de ville d’Ancien Régime. Malgré sa population importante et ses allures de petite ville, Villedieu est avant tout, d’un point de vue institutionnel, une seigneurie rurale où l’on note un poids encore très fort du pouvoir seigneurial, représenté par des agents dont certains sont originaires de la commanderie mais qui peuvent être aussi originaires de campagnes ou petites villes proches – à la manière du personnel des juridictions seigneuriales rurales ou des détenteurs de baux seigneuriaux, qui circulent dans les villages d’un secteur selon les opportunités d’emploi.

Quelle place pour la communauté ? — Les notables de Villedieu ne disposent donc pas d’institutions les représentant s’ils ne sont pas dépositaires du pouvoir seigneurial, à l’exception des institutions pieuses que sont la fabrique paroissiale et les confréries, sous la surveillance du curé toutefois. L’hôpital est, au xviiie siècle, une fondation nouvelle qui permet aux membres aisés de la bourgeoisie locale de se distinguer par leurs œuvres et d’affirmer une certaine indépendance par rapport au pouvoir seigneurial. Il n’existe pas d’associations d’ordre politique ou professionnel – toutes les solidarités professionnelles passent par les confréries ou des rapports informels –, tandis que Villedieu n’a pas de bourgeoisie officiellement instituée, bien que le terme de « bourgeois de Villedieu » soit employé dans les actes. La forte densité de l’habitat, les particularismes liés au statut de commanderie ainsi que les particularismes professionnels de la communauté contribuent cependant à une conscience collective marquée. L’endogamie est très forte à Villedieu. Le « manuscrit traditionnel » peut apparaître comme le témoignage d’une mémoire collective, s’appuyant sur des archives seigneuriales pour les périodes anciennes, mais vraisemblablement sur des souvenirs et des témoignages oraux pour les événements récents. Les privilèges fiscaux des habitants ne sont plus respectés dès le règne de Louis XIII, sapant peu à peu la légitimité des privilèges seigneuriaux. Ce n’est cependant que dans la seconde moitié du xviiie siècle, du fait de difficultés rencontrées par l’industrie du cuivre, que la communauté des bourgeois cherche à s’affirmer face au pouvoir seigneurial, dans le cadre de nombreux procès qui lui coûtent très cher. On peut voir dans la fondation de l’hôpital les prémices de ce mouvement d’opposition.

Une situation originale par rapport au pouvoir royal ? — Les données issues du département de la taille montrent que la taille augmente fortement à Villedieu comme dans toute l’élection de 1712 à 1722. Le montant diminue en partie jusqu’en 1731, mais beaucoup plus dans l’ensemble de l’élection qu’à Villedieu. D’après le subdélégué, la fiscalité serait la cause des difficultés de l’économie locale, parce qu’elle incite les artisans à émigrer en Bretagne. Il propose dans son rapport de faire bénéficier la commanderie de la taille tarifée (équivalent d’un abonnement prélevé par un impôt local sur les marchandises plutôt que par contribution de chaque habitant), qui est un privilège dont bénéficient les villes de la région. Les habitants ne l’obtiendront pas. On voit ainsi que l’administration royale hésite quant à la manière de considérer la commanderie : est-elle une ville ou un bourg rural ? Des offices municipaux sont créés en 1692, comme dans toutes les villes du royaume. Le corps de ville restera cependant une institution fantôme, sans aucun revenu ni prérogative, et les nouveaux offices crées au xviiie siècle se vendent très mal. Le subdélégué constate dans son rapport que Villedieu n’est pas assez une ville pour que cette institution fonctionne. Par ailleurs, vassaux de la commanderie, les habitants n’en sont pas moins sujets du royaume et les particularismes locaux hérités du Moyen Âge, théoriquement toujours valide, n’ont pas beaucoup de prise sur la vie quotidienne. La haute justice est indépendante, mais juge selon les lois du roi. Le curé n’a pas de compte à rendre à l’évêque de Coutances, mais la spiritualité est la même à Villedieu que dans le reste de la province, et l’évêque encourage les habitants des paroisses alentours à participer à la grande procession annuelle organisée à Villedieu pour la fête-dieu. Plus qu’un atout, l’indépendance théorique de la commanderie s’est avérée, à long terme, être un obstacle à l’émergence d’une véritable ville, parce que Villedieu a été laissée à l’écart des réseaux institutionnels tissés par l’État royal, dont les tribunaux et administrations attirent des élites à fort pouvoir de consommation et capital culturel, qui sont le moteur de la vie urbaine.

Chapitre III
Fonctions urbaines et réseau urbain ?

Une influence limitée. — Villedieu n’a pas le rôle administratif ou religieux de Coutances, ni l’activité économique de Granville. Ses marchands circulent dans toute la Normandie, la Bretagne, le Maine et l’Anjou, mais la commanderie en elle-même n’est pas très attractive. Elle est plus un pôle d’émigration et de circulation que d’attraction. De plus, les rapports de l’administration royale soulignent la faiblesse des capitaux de ces marchands. Le commerce y est encore très lié à la production artisanale, qui joue un rôle souvent subordonné dans l’économie d’Ancien Régime. Le dynamisme des centres urbains importants n’est pas tant lié au succès continu d’une même activité qu’à une grande diversité de l’économie locale ainsi qu’à la présence d’une élite dotée de capitaux importants. À ce titre, Villedieu n’est pas véritablement une ville, mais compte dans l’espace régional comme une localité dotée d’un fort particularisme. La commanderie apparaît tout de même comme un bourg marché polarisant sur le plan économique un espace dont le périmètre peut atteindre 10 à 15 kilomètres. L’industrie du cuivre, centrée sur Villedieu et ses marchands-artisans, fait vraisemblablement travailler une proportion non négligeable d’habitants des alentours, notamment dans les bourgs proches de Percy et Gavray. Si l’on s’intéresse aux transactions foncières, immobilières, et aux actes relatifs au crédit passés au notariat de Villedieu, on remarque une nette augmentation de la proportion d’actes passés entre des habitants de Villedieu et des habitants d’autres paroisses par rapport aux actes passés entre habitants de Villedieu dans la première moitié du xviiie siècle. Les difficultés de l’industrie du cuivre peuvent avoir incité les artisans et marchands disposant de capital à se retirer des affaires pour s’établir en rentiers dans la campagne alentour et dans les petites villes de la province, ainsi qu’à chercher à se rapprocher de leurs habitants. Il ne s’agit pas d’un mouvement d’endettement des habitants des campagnes au profit de la bourgeoisie de Villedieu, comme cela arrive autour de centres urbains dynamiques. On remarque aussi les relations qui unissent les habitants de Villedieu et des habitants de Basse-Bretagne, ayant souvent des parents originaires de la commanderie.

Des fonctions économiques originales. — La structure socioprofessionnelle présente des traits spécifiquement urbains, comme une proportion de veuves proche de 25 %. On constate une importante augmentation de la proportion d’individus qui ne déclarent pas de profession entre 1710 et 1745. Cela vient confirmer l’hypothèse d’une diminution de l’activité artisanale, ou du moins de la diminution de l’importance de la profession dans la définition du statut social des individus. La population tailliable de Villedieu ne compte aucun agriculteur, même si les nombreux journaliers, ouvriers dans l’industrie du cuivre, cultivaient sans doute un jardin à l’occasion. Si l’on additionne la part des journaliers et la part des artisans indépendants, on atteint plus de 80 % des taillables actifs. Les artisans indépendants directement liés au travail du cuivre représentent environ un tiers des taillables. La structure socioprofessionnelle de Villedieu met donc nettement en avant le rôle de la production artisanale dans l’économie locale. L’étude du volume de l’activité notariale montre que le recours au notaire est à la fois courant et exceptionnel. Si l’on compare le nombre d’habitants qui passent un acte dans l’année 1712 et 1740 au nombre de propriétaires du terrier de 1710 et de celui de 1740, on obtient un taux de recours dans une année autour de 20 %. Le volume reste relativement stable entre 1712 et 1740, avec comme actes les plus courants ceux relatifs aux rentes constituées, représentant un tiers du volume total. On note toutefois une forte perte de vitesse du rôle infrajudiciaire du notariat. L’année 1745 voit le volume de l’activité notariale s’effondrer, notamment en ce qui concerne les actes équivalents à une transmission de patrimoine (contrats de mariage et ventes). La crise de l’industrie du cuivre, qui débute en 1740, bloque les mécanismes de transmission. Ainsi, Villedieu n’est pas vraiment une ville : l’urbanité se définit, pour l’Ancien Régime, par la forte représentation d’institutions judiciaires, religieuses et culturelles ainsi que par la présence de capitaux commerciaux importants. Pourtant, avec sa forte population travaillant dans la production de biens manufacturés non destinés à être consommés sur place, Villedieu n’est pas tout à fait un village. C’est un bourg industriel. La production de biens manufacturés de la France préindustrielle s’effectue avant tout dans le monde rural : les villes sont plus des lieux d’échanges, et ce qui s’y produit est surtout destiné au marché local. Cette production rurale peut être présente par la proto-industrie dans les villages, mais peut aussi donner naissance à des bourgs industriels souvent anciens, dotés d’un fort particularisme.


Deuxième partie
Statuts et fortune


Chapitre premier
Poêliers, fondeurs et dinandiers

Trois métiers, trois activités essentielles. — Le travail du cuivre se développe vraisemblablement après la création de la commanderie. Les premiers statuts professionnels, rédigés au xive siècle, témoignent du développement de l’activité : Villedieu n’est plus un simple village, et des règlements sont nécessaires au maintien de l’ordre public. Au xviiie siècle, les règlements sont tombés en désuétude et la régulation de l’activité semble plus coutumière que reposant sur des cadres corporatifs. Le nombre d’individus qualifiés de poêliers, dinandiers ou fondeurs sur les rôles de taille diminue d’environ un tiers au cours de la première moitié du xviiie siècle. Les poêliers sont les plus nombreux, tandis que les fondeurs sont beaucoup plus rares. On assiste parallèlement à une nette augmentation du nombre des boucliers et boutonniers. La crise de la poêlerie pourrait être liée à une diminution de la demande, notamment en Basse-Bretagne. Les poêliers sont les artisans du cuivre qui sont les plus gros contributeurs sur les rôles de taille. Fondeurs et dinandiers sont à un niveau intermédiaire, tandis que les boucliers semblent beaucoup plus modestes. On note toutefois au cours de la période considérée (1710-1745) un appauvrissement relatif des poêliers et un enrichissement modeste des boucliers à mesure que leur nombre augmente, sans pour autant assister à un bouleversement des hiérarchies établies. Le déclin de l’industrie du cuivre, qui débuterait en 1740, est difficile à expliquer et à définir. D’après les subdélégués, il serait lié à la pression fiscale. Il y aurait une forte émigration de poêliers à partir de 1740. Cependant, la pression de la fiscalité royale se fait sentir dès le xviie siècle, période prospère pour Villedieu, et la commanderie a toujours été un foyer d’émigration vers la Bretagne. On peut se demander si le déclin de l’industrie du cuivre n’est pas plutôt lié au maintien de structures de production traditionnelles, et à l’absence d’une concentration de capitaux aux mains de quelques marchands, étant donné que ceux qui s’enrichissent tendent à se retirer des affaires plutôt qu’à accroître le volume de leur affaire, tandis qu’en Angleterre ou dans d’autres provinces françaises, la production s’accroît et se modernise. D’industrie de l’ère préindustrielle, poêlerie et dinanderie deviennent un artisanat local de l’ère industrielle.

Artisans et journaliers : la production. — Les rôles de taille nous permettent de distinguer les artisans indépendants, qui sont qualifiés par le métier qu’ils exercent, des journaliers, dont beaucoup ne sont pas des contribuables. Les uns distribuent du travail tandis que les autres en demandent. Il existe cependant de nombreuses variations de statuts entre les maîtres artisans, même si la plupart sont propriétaires d’au moins un bien immobilier. La possession d’une batterie, d’un lieu de production, n’est cependant pas le critère déterminant qui différencie l’artisan du journalier. Les journaliers ont aussi des niveaux de fortune variés, si bien que la frontière est floue entre les artisans en difficulté et les journaliers les plus aisés. L’âge est une donnée importante : les journaliers les plus aisés sont généralement des fils d’artisans indépendants, qui reprendront un jour l’affaire de leur père.

De la production au commerce. — Il n’y a pas de césure nette entre artisans indépendants et marchands. Les seuls marchands mentionnés par les rôles de taille sont ceux qui approvisionnent le marché local. Ce sont les maîtres artisans eux-mêmes qui commercialisent leur production, et se présentent volontiers comme marchands dans les actes notariés. On trouve ainsi toute une palette de nuances entre l’artisan disposant de peu de capital – encore proche du journalier propriétaire de son atelier – et le marchand poêlier faisant partie des plus gros contribuables de la commanderie, ne participant vraisemblablement plus directement à la production. Le degré d’indépendance de chaque acteur de cette chaîne est déterminé par sa capacité de mobilisation de capitaux par le biais du crédit. Il n’y a cependant pas de véritables négociants à Villedieu : les plus riches marchands sont encore assez proches de la supervision de la production et du commerce de colportage ou bien sont en voie d’abandonner les affaires.

Chapitre II
La circulation des richesses

Une échelle des fortunes d’après les rôles de taille et les contrats de mariage. — L’écart entre les cotes moyennes et médianes en 1710, 1737 et 1745 traduit un accroissement des inégalités au cours de la période. Les artisans indépendants appartiennent généralement aux catégories les plus aisées, avec les hommes de loi et les marchands non liés à l’industrie du cuivre. Les journaliers constituent l’essentiel des cotes inférieures. Veuves et sans profession déclarée sont présents dans toutes les catégories. L’échelle des cotes se distingue de celles que l’on voit dans les études sur les petites villes par son sommet écrasé. Une cote peut être considérée comme élevée à Villedieu à partir de 15 livres. Toutefois, les cotes supérieures à 15 livres sont de plus en plus nombreuses au cours de la période. La majorité des dots sont entre 100 et 300 livres et dépassent très rarement les 1 000 livres. Elles se situent dans la fourchette qui est habituellement celle des artisans indépendants et des maîtres de métier, mais n’atteignent pas les montants des véritables élites urbaines.

Niveaux de vie et confort matériel. — Les inventaires après décès nous permettent d’avoir quelques indications sur l’ameublement des foyers, très similaire d’un cas sur l’autre. Seul le cas le plus fortuné présente quelques signes de luxe.

Les biens immobiliers : investissement ou possession coutumière ? — Les propriétaires de la commanderie sont des hommes d’âge mûr (la moyenne d’âge est autour de quarante ans). Marchands-artisans, hommes de loi et prêtres forment l’essentiel des propriétaires, tandis que les journaliers sont largement sous-représentés. Deux tiers des propriétaires ne possèdent qu’un ou deux biens et les gros propriétaires sont rares. La propriété immobilière au sein de la commanderie n’a pas tant une valeur comme investissement que pour son utilité. La majorité des propriétaires sont des héritiers, mais il existe tout de même un marché immobilier. Environ un tiers des propriétaires a, dans chaque terrier, acquis au moins un de ses biens sur le marché. La majorité des biens vendus le sont par des héritiers récents qui ne souhaitent pas les conserver, soit par manque d’utilité, soit par nécessité liée au partage successoral. Les biens immobiliers situés à Villedieu ont une valeur modeste : jamais plus de 1 000 livres, rarement plus de 500. On estime qu’entre un tiers et la moitié des chefs de feu sont propriétaires, ce qui est élevé par rapport aux grandes villes. Plus que les biens situés dans la commanderie, ce sont les biens ruraux situés dans les paroisses alentours qui sont de véritables marqueurs de richesse. Leur valeur peut atteindre plusieurs milliers de livres. Ils sont prisés par les notables pour leur valeur symbolique, ainsi que comme moyen de consolider du capital, mais ne rapportent vraisemblablement pas beaucoup d’un point de vue financier.

Le capital monétaire : rente et crédit. — L’économie d’Ancien Régime est réputée pour fonctionner essentiellement à l’aide du crédit entre particuliers. Deux outils apparaissent dans le notariat : le billet sous seing privé pour les prêts relatifs à la consommation – qu’on peut trouver mentionné dans les inventaires après décès – et la rente constituée notariée pour l’épargne à long terme. Ces deux outils tissent un réseau de dettes et de créances qui lie les membres de la communauté les uns aux autres, du marchand aisé au journalier. Les plus modestes n’ont cependant pas accès au marché des rentes constituées, qui peuvent être vendues ou utilisées comme moyen de paiement, et ne participent au réseau que par le biais des avances de leurs employeurs. Le capital des rentes constituées qui circulent à Villedieu dépasse rarement les 1 000 livres et il est dans la majeure partie des cas inférieur à 300 livres. Les rentes constituées courent sur le long terme, mais la moitié des débiteurs remboursent le capital au cours de leur vie et il est rare d’hériter de dettes contractées par ses grands-parents. La succession est souvent l’occasion pour les héritiers d’amortir les rentes du défunt avec la vente de son patrimoine. La rente est d’un usage assez répandu dans la bourgeoisie locale, mais seuls les plus riches y ont recours régulièrement. Les investissements immobiliers et les partages successoraux sont les principaux moteurs de constitution de rentes. On distingue ainsi le cycle court des billets et actes sous seing privé, qui est celui de la vie professionnelle et de la consommation, du cycle lent de l’épargne destinée à assurer la sécurité et à conforter l’indépendance de celui qui en bénéficie. L’étude des contractants dans les actes concernant les rentes constituées ne permet pas d’opposer un groupe de créanciers et un groupe de débiteurs : tous sont alternativement l’un ou l’autre, et c’est l’inclusion ou l’exclusion du marché qui fonde l’appartenance à la bourgeoisie.

Chapitre III
En quête d’une élite

Les bourgeois de Villedieu. — Villedieu n’a pas de bourgeoisie instituée. Certains acteurs se présentent cependant comme bourgeois dans les actes notariés. Ce sont le plus souvent des marchands ou des artisans. Les prêtres et hommes de loi ne se présentent pas comme bourgeois. L’appellation a vocation à inspirer de la confiance aux partenaires. Elle traduit une insertion dans les réseaux de connaissance et de crédit local ainsi qu’une certaine stabilité du statut. On est souvent bourgeois et fils de bourgeois de Villedieu. Le statut professionnel des juristes et des prêtres les dispense d’avoir recours à cette appellation. On peut considérer la bourgeoisie locale comme un groupe assez large regroupant tous ceux qui disposent de garanties d’indépendance : parents disposant de patrimoine, capital mobilier et immobilier, etc. Au vu de la sociologie de la France du xviiie siècle, les bourgeois de Villedieu sont plus une petite bourgeoisie, sorte de classe moyenne, qu’une véritable élite locale. La bourgeoisie dans son ensemble est l’épine dorsale de la communauté plus que sa tête.

Un cercle intérieur ? — La distribution des cotes de taille nous permet d’envisager deux seuils de distinction, avec une élite regroupant 10 % des chefs de feu taillables ou bien 2 à 4 % d’entre eux. Le croisement des données issues des différentes sources indique qu’il n’y a pas de véritable rupture qualitative entre les individus relevant des deux groupes ainsi dessinés. L’élite locale de Villedieu représente ainsi un large groupe de bourgeois dont le statut est sûr, c’est-à-dire qu’il est peu probable que leurs enfants connaissent un déclassement. Cette élite locale peut difficilement passer pour une élite à l’échelle de la province, et encore moins du royaume. L’étude des appellations « maître » et « sieur de… » que l’on retrouve aussi bien dans les rôles fiscaux que dans le notariat conforte cette idée. Les hommes de loi et les quelques officiers royaux qui demeurent à Villedieu sont au sommet de la hiérarchie sociale avec les plus riches marchands. Ainsi, même dans un bourg industriel, l’estime sociale la plus élevée s’acquiert en se retirant du monde des affaires. Les marchands poêliers ou dinandiers qui s’enrichissent envoient leurs enfants dans les collèges des villes voisines et les lignées de l’élite locale perdent peu à peu leurs relations avec le bourg d’origine. Le bourg industriel joue pour certaines familles dans le monde rural un rôle similaire aux villages situés dans les terroirs riches : celui d’une chambre d’enrichissement permettant à terme un accès du lignage au monde de la bourgeoisie urbaine.

Une affaire de familles ? — Les mouvements d’émigration par processus d’ascension sociale ne concernent qu’un nombre restreint de familles qui parviennent à s’enrichir et se jouent sur le temps long : il faut du temps pour rompre toutes les attaches patrimoniales avec la commanderie. La parenté joue néanmoins un rôle notable dans l’insertion des individus au sein des réseaux communautaires : elle est productrice d’information sur les individus et renforce la confiance. Le jeu des solidarités familiales est ainsi important mais pas systématique.


Troisième partie
La parenté, un lien capital


Chapitre premier
Le mariage, entrée dans la vie adulte

Un capital de départ. — La plupart des mariages passés à Villedieu font l’objet d’un contrat notarié. Le contrat a pour but de constituer un nouveau foyer économiquement viable. La dot sert ainsi de capital de départ. Elle est généralement constituée en rente : elle insère le nouveau chef de famille dans le circuit du crédit en tant qu’acteur autonome. La rente dotale peut d’ailleurs être aliénée si le couple a besoin du capital et que les parents ne peuvent le verser dans l’immédiat. Le don mobile, généralement donné sous forme de meubles meublants, sert à l’aménagement du foyer. D’une composition relativement coutumière, son importance en valeur par rapport à la dot diminue à mesure que le niveau de fortune des deux familles augmente.

Mariage et alliance. — Le mariage est aussi une alliance entre deux parentés. Le beau-père ou les beaux-frères d’un jeune marié peuvent être des partenaires professionnels précieux. L’alliance matrimoniale permet de créer du lien, de la confiance entre les agents. Les marchands aisés tendent à s’allier entre eux ou avec les familles d’hommes de loi. À l’inverse, les journaliers tendent à épouser dans leurs milieux. L’ascension sociale par le mariage est toutefois possible. Le groupe des marchands et artisans de fortune intermédiaire peut s’allier avec des familles de journaliers ou d’artisans très modestes en cas de difficulté ou avec des marchands plus aisés.

Chapitre II
Solidarités et stratégies familiales

La fratrie : un groupe cohérent ? — Les actes notariés montrent des interactions entre parents sur deux ou trois générations. Les relations entre frères et sœurs ainsi qu’entre oncles et neveux sont fréquentes. Les échanges entre cousins deviennent déjà plus rares. L’observation de l’insertion professionnelle de certaines fratries bien documentées permettent de voir qu’il n’y a pas de véritable stratégie d’ensemble. Il s’agit plutôt de décisions conjoncturelles qui visent à s’adapter aux circonstances du moment. La survie ou non du père et l’âge des frères aînés au moment où un individu parvient à l’âge adulte influent nettement sur sa destinée.

Ascension sociale et enrichissement : affaire de parenté ou affaire individuelle ? — Les membres de la bourgeoisie locale connaissent un cycle d’enrichissement au cours de leur vie. L’héritage joue un rôle important dans l’accès à la fortune. Le niveau maximum atteint dépend pour la majorité du niveau de fortune atteint par les parents. Il arrive cependant qu’un individu connaisse une réussite financière supérieure à celle de ses frères. Il est rare que l’ensemble d’une fratrie s’élève au-dessus du niveau de fortune du père. Les franges les plus fragiles de la bourgeoisie peuvent aussi connaître un déclassement en cas de hasards biologiques. D’une manière générale, la longévité ou le décès prématuré d’un membre de la famille peut avoir des conséquences notables sur les trajectoires sociales des individus.

Chapitre III
La succession, affaire de transmission et de partage

Anticiper la transmission. — Les testaments sont rares en Normandie. Les quelques testaments présents dans le notariat sont cependant des documents originaux. Ils ont principalement pour enjeux des donations pieuses. Dans un cas, un marchand dont le décès prématuré s’approche cherche à s’assurer que son gendre pourra reprendre ses affaires. On peut ainsi voir la complexité de la gestion du crédit que nécessite l’activité des marchands locaux : la succession n’est pas qu’une question de capital matériel. Le savoir-faire et le capital relationnel ont toute leur importance.

Le partage successoral : une négociation complexe. — Les tractations relatives au partage égalitaire donnent lieu à de nombreuses transactions notariées. Quelques exemples de successions riches en actes permettent de voir comment le partage successoral est un élément moteur du marché du crédit et du marché immobilier.

Veuves et orphelins. — Les veuves ont des niveaux de fortune très divers, dépendant beaucoup du niveau de patrimoine de leur parenté. En cas de remariage, l’obtention du douaire peut s’avérer difficile auprès de la parenté du mari défunt. D’une manière générale, la fin de vie des marchands-artisans dépend de la part de leur fortune qu’ils réussissent à consolider en rente ou en biens immobiliers au cours de leur carrière. Ceux qui s’appauvrissent de manière notable à la fin de leur vie sont encore très dépendants de leur activité professionnelle et n’ont donc pas accumulé beaucoup de patrimoine. La tutelle des mineurs donne lieu à des actes impliquant de manière large la parenté. Tout l’enjeu consiste à assurer l’insertion des mineurs dans la bourgeoisie locale une fois parvenus à l’âge adulte, par l’accession à une certaine indépendance professionnelle et par le mariage, et ce sans le capital immatériel habituellement transmis par le père. Les oncles jouent souvent un rôle clé dans ces situations.


Conclusion

L’apport principal de ce travail réside en la présentation de Villedieu comme bourg industriel. Le bourg industriel apparaît comme un territoire original du monde rural, présentant à la fois des traits de morphologie urbaine et une société proche de celle des communautés villageoises. Il vient renforcer l’idée que la production de biens manufacturés à l’ère préindustrielle est largement une activité rurale. Les habitants du bourg forment un groupe conscient de son originalité, du fait de sa spécialisation professionnelle et de son cadre de vie. La place de chacun est déterminée par sa capacité d’action et son degré d’autonomie au sein des chaînes de crédit et d’obligations qui créent des relations d’interdépendance entre tous les habitants. La vie locale repose essentiellement sur une petite bourgeoisie à la fortune médiocre. Les descendants des quelques individus qui parviennent à s’enrichir au-delà des seuils habituels prennent peu à peu leurs distances avec la communauté, se liant avec les bourgeoisies des véritables villes des alentours et s’y intégrant à terme, à l’exception des quelques-uns qui s’emparent de l’espace de notabilité local exigu.