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École des chartes » thèses » 2014

Dynamiques agraires et peuplement

Modélisation et étude des graphes des registres fiscaux de Saint-Félix-de-Sorgues (Aveyron) dans la première moitié du xve siècle


Introduction

Le village de Saint-Félix-de-Sorgues se trouve au pied d'un Avant-Causse du Larzac, dans le sud du département actuel de l'Aveyron. Contrairement à sa voisine Sainte Eulalie, cette commanderie hospitalière fondée vers le milieu du xiie siècle a été peu étudiée. Le village est situé dans un paysage particulier, au pied d'un vallon, dominé d'un côté par un plateau calcaire et des pentes plus légères de l'autre.

Depuis les années 1930, les historiens ont tenté d'étudier l'espace, notamment au moyen de sources planimétriques telles que les plans-terriers de la fin de l'Ancien Régime. Cependant, l'espace est mobile et en perpétuel changement ; les sources postérieures nous permettent uniquement d'entrevoir ce qu'aurait pu être un paysage. C'est pourquoi il est nécessaire de se rapprocher des périodes étudiées en faisant appel à d'autres sources qui ressemblent le plus aux documents planimétriques modernes, les compoix et les terriers.

Ces registres fiscaux ou seigneuriaux – permettant, pour l'un, d'asseoir la fiscalité méridionale sur les biens des habitants d'une communauté et, pour l'autre, de connaître les terres et les redevances d'une seigneurie – contiennent en effet un nombre important d'indications spatiales, les confronts, qui ont été peu utilisées dans l'historiographie, notamment faute de moyens techniques adéquats. Depuis les années 1950, ces sources ont souvent été abordées pour approcher l'histoire sociale d'une ville ou l'histoire d'une seigneurie pendant la guerre de Cent Ans. La modélisation des données spatiales permet d'aborder l'histoire du peuplement et de l'espace agraire d'un village au cours de la première moitié du xve siècle.


Sources

L'étude se fonde sur un corpus de quatre registres fiscaux et seigneuriaux : trois compoix et deux terriers. Datés de 1413, 1437 et du milieu du xve siècle, les trois compoix sont conservés aux archives départementales de l'Aveyron, dans le fonds de la commune de Saint-Félix-de-Sorgues. Daté de 1420, le terrier fait partie du fonds de la commanderie, conservé dans le Fonds de Malte des archives départementales de Haute-Garonne. Des documents planimétriques – une vue figurée pour un procès du xvie siècle, des plans-terriers du milieu du xviiie siècle et le cadastre parcellaire « napoléonien » – ont pu aussi servir d’élément de comparaison, voire de complément lorsque les sources principales étaient trop peu bavardes. Par ailleurs, l'ensemble du fonds a été utilisé pour établir un rapide historique de la commanderie et remettre en contexte les sources principales. D'autres sources, plus éparses, ont aussi été utilisées, comme un arbitrage de la cour du grand prieur de Saint-Gilles daté de 1410 conservé aux archives départementales de Haute-Garonne ou l'enquête de 1373 conservée aux Archives vaticanes.


Première partie
Sources et méthode


Chapitre premier
Le commandeur, la communauté et le notaire

Apparus au cours du xiiie siècle, les terriers et les compoix témoignent de la vitalité des techniques administratives et fiscales dans les campagnes et participent à l'explosion documentaire de cette période. Si les deux documents sont différents et ne sont pas rédigés pour les mêmes raisons, il est en revanche possible d'y voir des points communs et des dynamiques similaires. Les deux processus de rédaction, de la déclaration orale à la mise par écrit, possèdent en effet des traits comparables. Terriers et compoix du xve siècle sont les témoins d'une triple évolution juridique fondée sur la procédure d'enquête, la force de l'écrit probatoire et les procédures fiscales. Leur rédaction porte le témoignage d'une conjoncture troublée, en plein cœur de la guerre de Cent Ans.

Le parcours à travers la rédaction des compoix et du terrier de Saint-Félix-de-Sorgues permet de comprendre comment se sont élaborés ces deux instruments et leur contexte de rédaction. Se fondant sur des bases communes, le terrier et les compoix diffèrent en certains points : le terrier reste un instrument juridique écrit afin de justifier des droits de propriété éminente du seigneur sur ses tenanciers, alors que les compoix sont des instruments fiscaux permettant de calculer les facultés de chacun et d'équilibrer l'imposition. Cependant, les nombreux points communs ont mis en évidence des processus semblables de description des biens, où le rôle de l'enquête prend toute son importance. La mise au jour de l'importance du notariat et du droit fiscal dans la procédure de rédaction montre que les deux registres sont des témoins d'une évolution juridique qui semble apte à faire face et à s'adapter à une conjoncture économique et politique troublée. Terrier et compoix peuvent ainsi être vus comme des réponses, commencées lors des siècles antérieurs, aux troubles de la fin du Moyen Âge.

Chapitre II
La modélisation des données spatiales des compoix et du terrier : les graphes

Avec l'apparition de l'informatique dans les universités et dans les centres de recherche, les compoix et les terriers, comme la plupart des sources quantitatives, ont vu leur traitement renouvelé. Désormais, toutes les informations contenues dans ces sources font l'objet de mises en base de données, ce qui permet une nouvelle approche et, notamment, de faire des calculs statistiques de grande ampleur sur un ensemble de données important. Ces bases de données doivent être adaptables à tout type de situation, pour des sources parfois très hétérogènes et irréductibles au traitement automatisé. Les informations des quatre registres ont été saisies dans la base de données Tercomp, permettant l'automatisation de requêtes multiples au moyen de scripts. Certains éléments de la base de données ont été adaptés à nos registres. Ensuite, les données spatiales, notamment les confronts, ont été modélisées sous forme de graphes, soit un ensemble de points ou nœuds reliés entre eux par des arêtes. Les différents points méthodologiques relatifs au traitement des registres et aux graphes ont été réfléchis dans le cadre du projet Modelespace soutenu par l'Agence nationale de la recherche. Cette méthode reste encore au stade expérimental.

Les applications des graphes sont nombreuses, notamment en biologie ou en sciences humaines et sociales pour modéliser les réseaux. Certaines applications à l'espace contemporain existent déjà, mais ne concernent que très peu le parcellaire. La modélisation des registres se fonde sur les données utilisées pour localiser chaque parcelle, plus particulièrement les confronts. L'appariement des confronts permet d'obtenir un graphe du parcellaire ; cependant, certains registres ne permettent pas d'avoir un résultat complet, étant donné le faible nombre de confront par parcelle notamment. Afin d'automatiser l'appariement d'un grand nombre de confronts, différents scripts ont été mis en œuvre pour rechercher dans la base de données le confront symétrique ou la parcelle désignée. Visualisés grâce au logiciel Gephi, les graphes obtenus rendent possible l’étude du parcellaire en se concentrant sur les formes ou sur la répartition des attributs de chaque nœud.


Deuxième partie
Les hommes et la terre


Chapitre premier
La population dans la première moitié du xve siècle : un creux démographique

Les compoix et les terriers peuvent apporter des éléments de démographie, tant d'un point de vue comptable que d'un point de vue qualitatif. Seulement, les études précédentes ont montré que ce n'est qu'après avoir déterminé les conditions juridiques des différentes catégories de personnes à partir desquelles ont été construits les registres que des analyses démographiques peuvent être faites. En effet, le droit fiscal est trop fluctuant dans le temps, comme dans l'espace, pour ne pas être un facteur de différenciation entre des registres. Quant au livre de reconnaissances, il peut aussi être un piège lorsque l'on veut connaître la démographie d'un lieu. Cette dernière peut avoir des conséquences non négligeables pour l'emprise humaine sur un finage. Elle peut être la condition d'expansion ou de rétractation des terroirs, ou encore avoir une influence sur la répartition des lieux de peuplement et des terres.

L'étude des déclarants de chaque registre laisse donc entrevoir quels sont les feux qu'il est possible de comptabiliser. L'analyse en fonction des critères juridiques permet d'échapper à certains écueils – tels que le double compte d'un feu – qui auraient pu empêcher des comparaisons correctes avec d'autres sources. Aucune tentative n'a été faite pour connaître les chiffres précis de la population ; la seule unité utilisée est le feu, dont le nombre de membres peut varier en fonction des structures familiales. L'absence de renseignements sur certaines catégories de population ne permet pas non plus d'être trop affirmatif dans l'évaluation de la population.

Comparés à d'autres sources fiscales ou seigneuriales – les comptes de receveurs ou les hommages – les chiffres des compoix et du terrier montrent qu'entre le début et le milieu du xve siècle, la population de Saint-Félix est dans une période de creux stabilisé. Il a fallu cependant attendre la fin des troubles et des épidémies pour qu'enfin, sans doute dans la seconde moitié du xve et au début du xvie siècle, la démographie s'accroisse, comme le montre le nombre de reconnaissants dans les années 1530.

Chapitre II
Habiter à Saint-Félix dans la première moitié du xve siècle

Dans l'Occident médiéval, le peuplement recoupe une diversité importante de formes. L'origine de l'agglomération de l'habitat a suscité et suscite encore de nombreuses études. De là sont nés les concepts d'incastellamento et d'encellulement, puis plus récemment de village ecclésial pour caractériser et étudier le processus de formation des villages autour d'éléments polarisants que sont le château ou l'église. L'habitat dispersé a pendant longtemps été considéré comme la marque d'un échec à l'agglomération, mais il est désormais considéré comme une forme de peuplement à part entière dont l'étude est aussi importante que celle de l'habitat groupé. Cette forme d'habitat est présente notamment dans le Massif central, et particulièrement sur les Causses, même si des travaux ont montré que certaines de ces régions auraient bien connu un phénomène d'incastellamento. Cependant, tous les habitats dispersés ne disparaissent pas en Rouergue et, à côté des agglomérations, des mas plus ou moins importants s'épanouissent, comme dans d'autres régions. Le Rouergue serait même une région où les anciennes structures d'exploitation, les mas, étaient très vivaces et sont parfois visibles encore aujourd'hui dans le paysage.

Afin d'aborder le peuplement de Saint-Félix-de-Sorgues, la recherche des différentes formes d'habitat et leur localisation sont primordiales. La typologie des lieux de peuplement paraît indiquer une présence d'habitat dispersé à côté d'un habitat aggloméré. Ces deux formes sont en réalité complémentaires : on observe des dualités d'habitat entre les mas et le village ou avec les faubourgs (barris). La présence d'un double habitat entre les mas et le village a déjà été mise au jour en Rouergue et dans d'autres régions du Sud-Ouest, comme en Gascogne ou en Quercy. Seul un tenancier est explicitement qualifié être domicilié dans un mas, mais il est possible qu'il n'y habite pas de façon continue, comme en témoigne sa déclaration dans le compoix. D'autres familles possèdent des biens habitables dans les mas, mais ne semblent pas y habiter. Pendant toute la période, les habitants possèdent des lieux d'habitat sur l'ensemble du finage, même s'il est possible qu'ils privilégient le village ou ses barris comme habitat principal. Au milieu du xve siècle, il est probable que la totalité des habitats principaux soit désormais dans le village, quand les habitats secondaires sont situés dans les barris, les écarts ou les mas.

Les différents pôles de peuplement ont des structures morphologiques propres. Dans un pôle d'habitat aggloméré – comme dans ceux d'habitat dispersé – la position du bâti n'est pas due au hasard. Il faut donc voir l'espace du village comme le reflet de ces contraintes, en distinguant les formes de l'habitat isolé et celles de l'habitat aggloméré. L'analyse de l'habitat dispersé semble indiquer la présence de deux types de structures, éclatées dans le vallon de la Sorgue, et compactes sur le plateau. Comme dans la plupart des villes étudiées du Rouergue, le bâti du village est polarisé par les rues et les places, le four et les fontaines, qui donnent aux quartiers des formes spécifiques. Sans connaître l'étendue précise de son emprise, le rôle des bâtiments de la commanderie dans la morphologie du village est difficile à repérer, même si on peut l'apercevoir en négatif. Au cours de la première moitié du xve siècle, l'évolution principale concerne l'édification d'une enceinte autour du village qui semble avoir eu une influence sur la morphologie de certains quartiers. Les graphes permettent de voir des phénomènes – des régularités comme les alignements par exemple – que l'on peut comparer aux cohérences de redevances identiques ou d'un même multiple. Ces phénomènes permettent d'émettre certaines hypothèses sur l'origine de la formation des lieux de peuplement.

Les noyaux d'habitat sont principalement composés de maisons, lieux de vie du feu. Les sources ne sont pas très explicites sur les lieux d'habitation ; malgré tout, quelques éléments peuvent être relevés. Si la maison est l'unité majoritaire mentionnée dans les sources, les habitants déclarent aussi des bâtiments ou des lieux annexes, liés aux travaux agricoles et artisanaux. En pierre ou en pisé, la maison de Saint-Félix est souvent accompagnée d'une cour ou de bâtiments annexes, ce qui la rapproche de la maison des mas.

Chapitre III
L'occupation du sol

La forme et le contenu des propriétés sont liés à la fois à l'habitat, mais aussi aux terres cultivées. Deux types principaux de peuplement ont été mis au jour sur le finage de Saint-Félix : les mas et le village. Celles-ci peuvent induire la manière dont les habitants s'approprient leur territoire et, singulièrement, l'espace sur lequel ils assoient la possession des terres. Sur le finage, la répartition des terres en fonction des propriétaires – les propriétés – prend une apparence différente.

Le croisement des informations spatiales sur les propriétés et sur les cultures montre que le patrimoine des villageois de Saint-Félix, comme celui des propriétaires de mas – résidents ou non –, est constitué de propriétés complémentaires. En effet, s'il ne peut avoir de vigne ou de jardin sur le plateau, le propriétaire de mas aura tendance à aller les chercher dans le vallon. De même, ceux du village s'assurent des revenus constants en favorisant la polyculture. Il n'est donc pas rare d'avoir un ou deux prés sur les rives de la Sorgue, quelques jardins près du village, des parcelles de vigne et quelques terres sur les premières pentes de l'Avant-Causse. En revanche, il n'est pas possible de savoir si ces propriétaires possèdent des terres à l’extérieur du finage de Saint-Félix, ce qui peut nuancer ces conclusions.

La forte spécialisation des terroirs, sans doute ancienne, provoque la dispersion des propriétés sur tout le finage. En fin de période, malgré le fait que l'on assiste à l'émergence de certains gros propriétaires, il ne semble pas qu'il y ait un mouvement de remembrement afin de concentrer les exploitations dans telle ou telle partie du finage. Par ailleurs, les sources ne donnent pas l’impression que l'on assiste au milieu du xve siècle à une réorganisation du finage qui pourrait être la conséquence du réaménagement du pourtour du village. Si des effets sont possibles sur la zone à proximité du village, notamment dans les jardins ou les vignes, il est probable que cela ne soit pas encore arrivé à ce moment-là. De plus, les propriétés restent relativement stables et la concentration de l'habitat à l'intérieur de l'enceinte ne paraît pas avoir eu de conséquences pour elles.


Conclusion

Dans les registres fiscaux et seigneuriaux, à travers les yeux des déclarants et des notaires, une approche de l'espace est possible. Sans cesse parcouru et remodelé par ses occupants, l'espace quotidien transparaît à travers ces sources. Pour mieux connaître la conception et la perception de cet espace, la modélisation des données spatiales en graphes peut être utile. Elle permet de donner une idée des formes du paysage et des dynamiques qui le parcourent. De plus, la richesse des sources de Saint-Félix-de-Sorgues a offert la possibilité de tenter d'appréhender des phénomènes de dynamiques spatiales sur une très courte durée.

La visibilité de certains événements – comme la construction de l'enceinte ou l'évolution de la spatialisation des cultures et des propriétés – est accrue grâce à la modélisation. Cependant, certains éléments – comme les formes – s'étudient plus difficilement. En outre, d'autres analyses des graphes sont possibles, notamment statistiques, qui permettraient d'approcher plus finement le parcellaire et d'aborder d'autres phénomènes. Du texte à l'espace, les graphes ne sont que le moyen de passer de l'un à l'autre. La modélisation permet de s'approcher du paysage, mais aussi de mieux connaître la construction d'un texte. Analyser l'espace par le biais des graphes, c'est ainsi comprendre les hommes qui ont construit les sources.


Annexes

Éditions de certaines déclarations des compoix et du terrier. — Édition du préambule du compoix de 1437. — Tableau des toponymes présents sur le finage de Saint-Félix dans la première moitié du xve siècle et leur postérité. — Cartes du finage de Saint-Félix, du village et des terroirs de Mascourbe et Fraissinet. — Graphes des parcelles de certains terroirs et de l'ensemble du parcellaire du finage.