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École des chartes » thèses » 2014

La correspondance entre Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix (janvier 1861-10 octobre 1863)

Analyse et édition critique


Introduction

De février 1861 au 10 octobre 1863, l’Algérie est le thème central de la correspondance échangée de part et d’autre de la Méditerranée entre Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix. Le premier, Urbain, a suivi la voie du saint-simonisme. Élève du Père Enfantin, interprète auprès de militaires renommés en Algérie, conseiller-rapporteur au Conseil consultatif dès 1861, il milite sa vie durant pour une Algérie qui concilierait les intérêts des indigènes et ceux des colons, des « immigrants ». Son correspondant, Frédéric Lacroix, préfet d’Alger en 1848, est un géographe et historien empreint d’érudition classique. Différents travaux exécutés pour le ministère de la Guerre dès les années 1850 l’ont intégré à un cercle de relations proches du milieu impérial.

La correspondance étudiée s’inscrit dans un contexte particulier : le décret du 10 décembre 1860 supprime le ministère de l’Algérie et consacre le rétablissement du gouvernement général de l’Algérie. Urbain, qui a demandé son transfert en Algérie à cette occasion, débarque sur le sol algérien le 28 janvier 1861 et entame peu de temps après cet échange épistolaire, décidé auparavant à Paris avec Lacroix. En effet, les deux hommes partagent des idées communes pour l’Algérie et aspirent à la mise en place d’un programme nouveau pour une Algérie qui concilierait les droits et les mœurs des indigènes avec les intérêts de la France et des immigrants, Français comme Européens.

Leur échange consiste avant tout en l’élaboration d’un programme politique algérien : une réflexion dense, politique, sociale, et économique émerge de leurs échanges épistolaires et nourrit la seconde brochure d’Urbain, Algérie française. Indigènes et immigrants, qui reprend l’essentiel des thèses qu’il avait formulées dans sa première brochure parue au début de l’année 1861 dans l’ignorance la plus totale, L’Algérie pour les Algériens. Cette seconde brochure qui voit le jour en novembre 1862 est le fruit du travail des deux hommes et de leurs réflexions réciproques.

Leur échange hebdomadaire de lettres répond d’abord à une exigence d’information : l’Algérie n’est pas au centre des préoccupations françaises dans les premières années de la décennie 1860 et la presse, métropolitaine et algérienne, se fait un vecteur des exigences et des revendications « colonistes », au détriment des droits des indigènes. Ensuite, la fonction de conseiller-rapporteur au Conseil consultatif qu’occupe Urbain à Alger lui permet de transmettre à Lacroix des informations de premier choix, non relayées par la presse et absentes des rapports officiels envoyés par le gouverneur général Pélissier à l’empereur.

Si les idées d’Urbain sont explicitées au sein des courriers qu’il adresse au Parisien Lacroix, l’intérêt principal de ce document réside dans la complémentarité de leurs idées et de leurs connaissances : Urbain a vécu de nombreuses années sur le territoire algérien et il en tire une connaissance pratique et une maîtrise des rouages administratifs. Lacroix, lui, est un érudit ; il possède des connaissances théoriques sur l’islam et sur l’histoire des musulmans qui fournissent nombre d’arguments aux idées émises par Urbain.

Enfin, elle apporte un éclairage nouveau sur l’action du groupe « arabophile » de 1861 à 1863 ; groupe constitué en réseau piloté par Frédéric Lacroix à Paris. Ce réseau est formé de correspondances multiples : celle de Vital, docteur à Constantine, à Urbain, celle de Lapasset, commandant de la subdivision de Mostaganem, à Lacroix pour n’en citer que deux d’entre elles ; et de relations avec des personnalités influentes auprès de l’empereur. Lacroix est en lien avec le maréchal Randon, ministre de la Guerre ; Lapasset fournit des documents au maréchal Fleury, aide de camp de l’empereur ; Urbain est proche du colonel de la Franconnière, aide de camp du prince Napoléon, etc.


Sources

La correspondance entre Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix se trouve conservée aux Archives nationales d’Outre-Mer (ANOM) d’Aix-en-Provence, dans la série X. La cote du document concerné est, plus précisément FR ANOM GGA 1 X, cartons 3 et 4. En outre, la Société des amis d'Urbain, devenue la Société des études saint-simoniennes en 2006, en a acquis les microfilms qui sont consultables à la bibliothèque de l'Arsenal (Bibliothèque nationale de France) à Paris. La correspondance Urbain-Lacroix commence avec le microfilm de la boîte n° 1, sous la cote 1 X 3 et se poursuit avec la bobine contenue dans la boîte n° 2, sous la cote 1 X 4.

D’autres correspondances entretenues par Ismaÿl Urbain ont été étudiées, notamment celle entre Urbain et Gustave d’Eichthal, contenue dans le fonds d’Eichthal à la bibliothèque de l’Arsenal, celle entre Urbain et le docteur Vital, commentée et éditée par André Nouschi, et les lettres d’Urbain à Boissonnet, disponibles à la Bibliothèque nationale d’Alger.

Les deux récits autobiographiques composés par Urbain, corrigés dans un second temps par son ami Gustave d'Eichthal, ont constitué des documents précieux afin de saisir le sens donné par Urbain lui-même aux événements importants du début de la décennie 1860. Les manuscrits sont conservés à la bibliothèque de l'Arsenal, sous les cotes ms. 13744/75 pour l'autobiographie originale d'Urbain, et ms. 13737 pour sa Notice chronologique. Ces deux textes ont été édités et commentés par Anne Levallois en 2005.

Vient ensuite l'ensemble des rapports et des comptes rendus réalisés par Urbain alors qu'il occupe la fonction de conseiller-rapporteur au Conseil consultatif du gouvernement général de l'Algérie. Ces documents se trouvent aux ANOM à Aix-en-Provence, dans la série X. Plus précisément, les rapports d'Urbain se situent dans le fonds F 80/566, 1674 et 1678 et les dossiers qui le concernent sont classés dans le fonds 1 G 2575 et F 80/375.

Enfin, afin de situer et de lire dans leur intégralité les documents cités par Urbain dans le cours de sa correspondance, il a été nécessaire de se reporter aux papiers produits par le gouvernement général. Ceux-ci se trouvent également aux ANOM à Aix-en-Provence dans le fonds consacrés au gouvernement général de l'Algérie, législation, assemblées et conseils (1832-1956) ; et plus précisément, dans la série F, sous les cotes FR ANOM GGA 2F1 et FR ANOM GGA 2F6.


Première partie
La correspondance Urbain-Lacroix : un éclairage historiographique majeur sur une période charnière pour le devenir de l’Algérie française


Chapitre premier
Présentation de la correspondance : contexte, auteurs et caractéristiques

Alors que naît la correspondance entre les deux hommes, l’Algérie est devenue depuis peu l’objet d’une attention particulière de Napoléon III. La suppression du ministère de l’Algérie au profit du rétablissement du gouvernement général porte la marque de la volonté impériale de préférer un gouvernement algérien militaire plutôt qu’un pouvoir abandonné aux civils, sans cesse demandeurs de plus de droits au détriment des indigènes. Le discours de l’empereur du 19 septembre 1860, prononcé à Alger, a également représenté un tournant dans la conception de ce que pouvait être, et surtout de ce que devait être l’Algérie : Napoléon III appelle à la fraternité des Français et des indigènes. Urbain et Lacroix ne se méprennent pas sur les accents « arabophiles » contenus dans le discours impérial et reprennent espoir. La demande de transfert d’Urbain au sein du gouvernement général d’Algérie en est un témoignage probant. Les deux hommes échangent avec ardeur leurs impressions heureuses sur les idées novatrices de Napoléon III, qui représenterait le seul garant du respect de la religion musulmane et de l’intégrité des indigènes. En effet, nombreux sont les écueils à dépasser pour Urbain et Lacroix qui se positionnent à contre-courant des théories et des revendications des Algériens – c’est-à-dire des Français d’Algérie –, de l’Église, des tendances politiques opposées à Napoléon III et de la presse, à la fois algérienne et métropolitaine. L’Algérie, quand elle n’est pas ignorée, est interprétée comme un territoire vierge, à exploiter, sans considération aucune des millions d’indigènes.

Contre le désintéressement général des Français et les idées « colonistes », Frédéric Lacroix et Ismaÿl Urbain s’engagent à donner à l’Algérie une orientation nouvelle. L’engagement du premier met à contribution sa culture du passé et ses références philosophiques, tandis que le second s’appuie avant tout sur les connaissances pratiques qu’il a acquises tout au long de sa formation sur le territoire algérien.

La présentation des auteurs de la correspondance précède une analyse de ses caractéristiques. L’engagement des deux hommes se traduit par un échange d’informations, secrètes pour une bonne part, qu’il s’agit de ne pas ébruiter. En effet, la correspondance étudiée est dédoublée par une série d’autres correspondances entretenues par chacun des hommes avec leurs amis « arabophiles » ou des relations politiques. Ainsi, de nombreuses lettres écrites par des tiers sont insérées ou copiées dans les courriers de Lacroix et d’Urbain : explications, révélations ou preuves, elles dénotent l’ampleur de l’organisation mise au point par les deux hommes pour la mise en place d’une Algérie nouvelle. Dans la même perspective, des lettres d’Urbain sont montrées et divulguées par Lacroix à des proches de l’empereur, voire à Napoléon III lui-même. Cette circulation de lettres témoigne de l’importance de la correspondance étudiée.

Chapitre II
Entre mythes et réalités : de la position d’Urbain à la politique algérienne de Napoléon III

La correspondance entre Urbain et Lacroix apporte un éclairage historiographique déterminant. Car l’aventure algérienne de Napoléon III a longtemps été laissée de côté par l’historiographie française. Les écrits « colonistes » et la victoire de la colonisation française en Algérie, au détriment d’autres formules, ont minoré l’existence de solutions diverses pour régler les rapports des Français et des indigènes. Ainsi, les idées « arabophiles » ont été laissées de côté ; toutefois, récemment, plusieurs études abouties ont mis en exergue la vigueur des idées prônées par le « clan arabophile », groupe structuré, disposant de moyens d’action efficaces à travers un réseau coordonné afin d’influencer l’empereur en leur faveur. Cette organisation voit le jour dans les premières années de la décennie 1860, années de la correspondance, et s’intensifie par l’entremise de Frédéric Lacroix, ce que montre tout particulièrement l’analyse de l’échange épistolaire. Mais surtout, l’analyse et l’édition de la correspondance permettent de saisir l’envergure et l’originalité de la pensée politique d’Ismaÿl Urbain, qui développe dans ses courriers à Lacroix les théories émises dans ses deux brochures. Enfin, plus encore que l’influence des idées d’Urbain sur Napoléon III, nous retiendrons le rôle majeur de l’empereur dans le projet de fonder une Algérie autre, basée sur l’union entre Français et indigènes. Si l’espoir des deux hommes est de mise face à un empereur qui accepte et reprend leurs idées, l’année 1863 n’en est pas moins ressentie comme un épisode dramatique : la bataille qui fait rage entre les « colonistes » et les « arabophiles » se double de l’antagonisme ancien entre militaires et civils, plongeant les indigènes dans un trouble souvent absent des études historiques.


Deuxième partie
Analyse de la correspondance : de la déception à la victoire ; de l’analyse politique à la reconnaissance


Chapitre premier
1861, année des déceptions et des critiques face à l’atonie du gouvernement général d’Algérie

Face aux espoirs entretenus par le rétablissement du gouvernement général, la correspondance est inaugurée avec entrain. Pourtant, rapidement, Urbain est forcé d’avouer à son ami sa déception. Les hommes nommés aux postes clés du gouvernement général ne semblent pas disposés à relever le sort de l’Algérie. Le pays s’endort, faute de mesures, et vit au rythme des bals et des parades organisés par le gouverneur ou par son acolyte civil. Toutefois, Urbain, conseiller-rapporteur au Conseil consultatif, commente les dossiers et les projets de décrets qu’il a en charge, insatisfait de l’impassibilité de ses collègues. Urbain pallie la vacance des informations à transmettre à Lacroix par des analyses et des réflexions touchant à l’organisation politique, économique et sociale de l’Algérie future, germes de la brochure qui paraîtra en novembre 1862. La question du partage des attributions entre les civils et militaires est longuement traitée, de même que celle du lien à mettre en place entre l’Algérie et la métropole, particulièrement étudiée par Frédéric Lacroix.

Dans le calme des institutions algériennes s’éveille une tempête qui a pour nom Mercier-Lacombe ; chargé des affaires civiles, celui-ci s’est emparé de nombreuses prérogatives attribuées au maréchal Pélissier, gouverneur général. L’activité reprend, mais sous de mauvais augures pour Lacroix et Urbain. Les « scandales » se multiplient : responsabilité collective des tribus, émigration des tribus, question foncière, etc. Autant d’inquiétudes qui sont propices au développement de critiques argumentées de la part d’Urbain et de Lacroix.

Chapitre II
1862, une écriture qui se fait programme

Spectateurs désabusés de la situation algérienne, les deux hommes se meuvent en acteurs au cours de l’année 1862. Les échanges qu’ils entretiennent de part et d’autre de la Méditerranée se consacrent longuement à une dense réflexion sur la mise en place de nouveaux fondements afin de donner à l’Algérie un sort différent. La correspondance est le reflet de leurs investissements et de leur engagement. Ils militent pour l’application de leurs idées et pour leur reconnaissance sur la scène publique. Leur principal but est de rallier Napoléon III à leurs théories, ce que Lacroix s’efforce de faire en mettant à contribution son cercle de relations. Ils se soumettent à une préparation intense qui verra le jour notamment à travers la publication en novembre 1862, sous le couvert de l’anonymat, de L’Algérie française. Indigènes et immigrants. Ce programme cohérent et applicable de leur politique algérienne met au défi leurs ennemis « colonistes ». Ainsi, chaque manœuvre, chaque prise de position du camp opposé, favorable aux intérêts coloniaux au détriment de la population indigène, sont battues en brèche dans leurs lettres. Ils répliquent en promouvant un projet différent qui réaliserait une union entre les aspirations des colons et celles des indigènes. Tout en travaillant à réduire à néant les revendications « colonistes », ils œuvrent en faveur de la construction d’une Algérie de concorde.

La correspondance fournit un large plan d’ensemble de leur programme, tout en étant détaillé puisque les deux hommes s’attachent à des points précis. Les pensées qu’ils s’échangent sont originales et révèlent un point de vue détaché des idées prédominantes de l’époque. Les préceptes saint-simoniens d’Urbain et les thèses orientalistes sont dépassés et intégrées à une formule originale contenue dans le terme de « civilisation ». Si Urbain défend les théories d’économie politique, il entend également fournir un pan social élaboré à son programme de bâtir une Algérie franco-musulmane.

Chapitre III
1863, ou une première victoire

L’invitation de six chefs arabes à Compiègne marque un tournant et dans la correspondance et dans la progression des idées « arabophiles ». Cet événement est le premier d’une longue série qui assure aux correspondants une première victoire de leurs idées pour l’Algérie. Plus que cela, l’année 1863 est celle des rebondissements dus aux idées impériales qui s’affirment sur la scène politique en faveur des thèses « arabophiles », ce qui déclenche une vague de protestations sur le territoire algérien. Et surtout un phénomène de résistance, caractérisé par l’alliance du gouvernement général et des « colonistes ». La bataille autour du cantonnement en est la meilleure illustration. Ismaÿl Urbain et Frédéric Lacroix en sortent renforcés et leur position est désormais solide. Toutefois, à l’approche de la constitution d’une Algérie favorable aux intérêts de la population indigène, le clan « arabophile » se déstructure quant aux modalités d’application du programme dressé par Urbain.

Ces difficultés sont renforcées par la vigueur déployée par l’opposition, le parti « coloniste », qui tente de faire échouer le projet de sénatus-consulte sur la propriété foncière en Algérie. Les « colonistes » investissent le champ métropolitain et, pour la première fois peut-être, la question algérienne divise l’opinion publique. La tension monte, les manifestations de désaccord face à la politique impériale se multiplient et Urbain devient une cible privilégiée pour des attaques d’ordre personnel. Toutefois, il n’est pas le seul visé. La population indigène pâtit des réactions violentes des civils qui veulent que leurs revendications foncières soient récompensées. Une voix de protestation indigène apparaît, se ralliant aux idées de l’empereur.

La victoire des idées « arabophiles » est consacrée par la promulgation du sénatus-consulte ; celle-ci est surtout le témoignage de la cohérence et de l’organisation interne du réseau coordonné par Lacroix, réseau dont les membres participent activement à la rédaction du sénatus-consulte et qui réussissent, par la suite, à tenir en échec la résistance menée par Mercier-Lacombe, allié des « colonistes », aux projets impériaux.


Troisième partie
Édition de la correspondance


Cette partie est consacrée à l’édition de la correspondance entre Frédéric Lacroix et Ismaÿl Urbain, qui s’étend de janvier 1861 jusqu’au 10 octobre 1863. Elle comprend trois cent vingt-six lettres au total, hebdomadaires même si la maladie de Lacroix ne lui offre pas de répit suffisant pour mener à bien l’échange fixé. De manière générale, les règles d’édition appliquées suivent les principes d’édition des textes contemporains. Les lettres sont éditées de manière chronologique et croisée ; elles sont précédées d’un numéro d’ordre, de la mention de l’émetteur et du destinataire, de la date et du lieu d’écriture et d’une brève analyse.


Conclusion

L’analyse de la correspondance et son édition permettent un renouvellement historiographique sur une période charnière quant au devenir du territoire algérien. Les lettres de ces trois années sont écrites à la lumière d’idées qui n’ont pas triomphé en Algérie, mais des idées qui ont néanmoins existé et des thèses qui ont reçu un impact certain au cours de la décennie 1860. La correspondance permet également de mettre à jour les personnalités uniques d’Ismaÿl Urbain et de Frédéric Lacroix, deux hommes engagés et porteurs de théories originales pour la construction d’une Algérie nouvelle dans laquelle l’intérêt et la prise en compte de l’indigénat représentent un pan essentiel. Enfin, l’échange épistolaire témoigne du rôle majeur de Napoléon III dans la victoire des idées « arabophiles ».


Annexes

Deux lettres d’Urbain de 1848. — Textes de lois, discours sur l’Algérie. — Lettre d’Eugène Delabarre à Urbain. — Devis de l’imprimeur à Urbain. — Glossaire des termes arabes. — Dictionnaire biographique des principales personnes citées. — Illustrations des principales personnes citées. — Tables de la correspondance. — Index des noms de personnes.