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École des chartes » thèses » 2014

La guerre des glaces

Étude des quartiers d’hiver de l’armée de Flandre (octobre 1711-avril 1712)


Introduction

Fort peu étudiés par l’historiographie, les quartiers d’hiver des armées sont généralement considérés comme un temps de pause entre deux campagnes, permettant surtout de préparer les prochaines échéances militaires, mais durant lequel les actions sont très limitées, cause sans doute du désintérêt dont ils sont victimes. Leur étude s’avère toutefois assez avantageuse dans le cadre d’une nouvelle « histoire campagne », dans la mesure où ils assurent une transition entre deux campagnes militaires et permettent ainsi de mieux définir les contours de ces dernières. Ils sont en fait à l’époque moderne une nécessité, née des difficultés éprouvées par les sociétés pour le ravitaillement des armées. Bien que les services d’approvisionnement aient connu de réels progrès au long du xviie siècle, ils ne sont toujours pas en mesure d’assurer l’intégralité des fournitures nécessaires à la survie des troupes, et le principe selon lequel une armée doit vivre sur le pays qu’elle occupe continue dans les faits à traduire une réalité, du moins pour certaines fournitures. Si les ponctions de la soldatesque sont envisageables durant le printemps ou l’été, elles deviennent impossibles durant la morte saison où la nature est au repos. Faute de pouvoir entretenir une vaste armée en un même endroit, sur le front, on disperse alors les unités en divers lieux, et une partie des troupes est envoyée à l’arrière pour passer l’hiver. Les opérations militaires s’arrêtent donc, pour reprendre au printemps prochain, avec le retour du beau temps et le renouveau de la végétation. Les quartiers d’hiver constituent en fait une bonne partie de l’année militaire, qui semble se diviser en deux saisons bien distinctes, celle de la campagne et celle de l’hiver. Leur analyse donne l’occasion d’aborder les questions de la séparation des troupes, puis de leur rassemblement au début du printemps, mouvements qui délimitent clairement le terme et le commencement d’une campagne. On voit également apparaître pendant cette saison une continuité de la guerre sur la zone frontalière, où est restée stationner une partie des troupes, mais qui s’exprime dans une configuration différente et selon des modes qui varient des opérations pratiquées pendant la campagne. Enfin, les quartiers d’hiver servent bien, comme le dit l’idée la plus répandue à leur sujet, à préparer la prochaine campagne, et sont le théâtre d’intenses préparatifs logistiques.


Sources

Notre étude se fonde d’abord sur le dépouillement des archives du Service historique de la défense, qui furent les sources les plus exploitées, et notamment la sous-série A1, qui renferme la correspondance échangée entre le secrétaire d’État de la guerre, Voysin, et ses officiers et ses intendants en place sur le front durant notre hiver. Ces sources ont été croisées avec celles des Archives nationales, et particulièrement la sous-série G7, renfermant les archives de l’Extraordinaire des guerres, et qui nous a permis d’étudier le financement des quartiers d’hiver. Les sources locales, conservées dans les archives départementales du Nord, du Pas-de-Calais et de l’Aisne, ainsi que dans un certain nombre d’archives municipales de villes situées dans ces trois départements, nous ont aussi beaucoup éclairé sur le rôle des communautés urbaines et provinciales dans la prise en charge de l’armée et le financement de la guerre. Des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France nous ont enfin livré des renseignements complémentaires.


Première partie
L’arrivée de l’hiver


Chapitre premier
Finir la campagne

Si la prise de Bouchain par les coalisés le 12 septembre 1711 constitue le dernier (et sans doute l’unique) fait notable de la campagne de 1711, la saison n’est alors pas assez avancée pour obliger les belligérants à mettre fin aux hostilités, et bien qu’aucun autre mouvement d’envergure ne soit entrepris, on assiste à une sorte de « drôle de guerre » jusqu’à la fin du mois d’octobre, chacune des armées se faisant face pour empêcher son adversaire de s’emparer de nouvelles positions. C’est finalement la dégradation du climat à la fin du mois d’octobre qui entraîne la séparation des armées, marquant la fin de la campagne et le début de l’hiver. Les mouvements des troupes qui refluent vers l’intérieur du royaume sont encadrés par divers règlements, et nécessitent une certaine logistique afin de ravitailler les unités en marche ; celle-ci est organisée notamment par l’administration de l’étape et avec l’aide des intendants. Si une partie de l’armée reste passer l’hiver à proximité du front, d’autres unités s’en vont bien plus loin, et l’on en retrouve dans l’ensemble des provinces de la moitié septentrionale du royaume.

Chapitre II
La mise en quartier d’hiver

L’hivernement des troupes est organisé après la séparation de l’armée, et il s’agit de prendre en charge l’essentiel des besoins des soldats. L’administration centrale et le secrétaire d’État de la guerre s’occupent alors de la fourniture du pain de munition et des fourrages aux troupes, ainsi que du versement de leur solde, sous forme de prêts. À l’échelon inférieur, ce sont les communautés, à savoir les villes et les provinces, qui doivent prendre en charge les besoins essentiels des soldats hivernant sur leur territoire. Elles doivent tout d’abord leur fournir le logement, dans des casernes ou chez l’habitant, puis passent un certain nombre de marchés pour leur assurer la fourniture du bois de chauffage, de chandelles, de draps de lits, ou même de quelques meubles pour les casernes.

Chapitre III
Le financement des quartiers d’hiver

Les différentes fournitures et l’entretien des troupes durant l’hiver représentent un certain prix, mais l’effort de guerre du royaume est réparti sur plusieurs échelons. L’État monarchique assure d’une part le paiement des marchés qu’il a passés avec des entrepreneurs ou munitionnaires, d’autre part le prêt des troupes. Il a alors recours à un système d’assignations, gérées par les bureaux de l’Extraordinaire des guerres, qui lui permet d’anticiper ses futures rentrées d’argent pour procéder à des paiements immédiats ou pour rembourser ses créanciers. Les communautés locales, notamment dans les provinces frontalières, sont elles aussi sollicitées et voient leurs dépenses s’envoler avec la guerre, entre leurs impôts, les fournitures qu’elles doivent assurer et d’autres dépenses extraordinaires liées à la présence militaire. Entre ces deux échelons, les intendants servent de relais entre le pouvoir royal et les provinces ou villes du royaume, et négocient pour assurer le bien du service ou pallier localement les défaillances qui se font jour de façon sporadique. Ils peuvent aussi user de leur propre crédit ou du réseau qu’ils ont dans leur département pour trouver des fonds afin de couvrir des dépenses inopinées.


Deuxième partie
La guerre en hiver


Chapitre premier
La nouvelle organisation stratégique de la frontière

Après le départ de gros contingents de l’armée de Flandre vers l’intérieur du royaume, seule une petite partie de ses troupes reste stationnée sur la frontière durant l’hiver. Les congés des officiers ont pour conséquence un moindre encadrement des soldats, et on voit au sommet de l’armée une nouvelle hiérarchie se mettre en place pour la durée de l’hiver. Le maréchal de Villars cède en effet le commandement au maréchal de Montesquiou, et celui-ci est assisté par sept lieutenants généraux qui restent sur place. Pour maintenir la surveillance du front et quadriller le territoire de la zone frontalière durant l’hiver, on met en place un réseau de postes qui viennent compléter les lignes déjà établies depuis le début de la guerre, mais qui sont dans ce cas destinés à servir uniquement pour l’hiver, obéissant aux intérêts stratégiques propres de cette saison. De même, les places voient leur importance militaire accrue dans la mesure où elles sont seules à accueillir les soldats dans la zone frontalière. Elles constituent en fait des réservoirs d’hommes dans lesquels on puise pour les différentes missions à effectuer, en prélevant des détachements sur leur garnison. Les troupes stationnées dans les places assurent ainsi la garde des postes, et les places constituent avec ces derniers un nouveau maillage permettant de quadriller et contrôler le territoire avec de moindres effectifs.

Chapitre II
La guerre des partisans

Le quartier d’hiver offre une configuration assez propice à la pratique de la petite guerre, en raison à la fois de la diminution des effectifs engagés de part et d’autre, et de l’augmentation du nombre de convois d’approvisionnement qui parcourent alors le pays. La petite guerre occupe également une part relativement plus importante dans la correspondance du secrétaire d’État, n’étant pas éclipsée par les nouvelles plus cruciales de l’armée en campagne. On peut donc assister en plein hiver à de nombreux exploits de partisans, sévissant sur les convois ennemis, s’attaquant aux postes adverses ou à d’autres partis rencontrés en chemin. Cette guerre menée par les partisans permet de menacer les pays ennemis et d’exiger de la part de ces derniers le versement de contributions pour se prémunir des exactions de la soldatesque. Des traités des contributions ainsi que différents usages viennent réglementer son exercice, mais les belligérants s’octroient aussi un droit d’exercer des représailles s’ils s’estiment lésés par leur adversaire dans l’application des conventions en vigueur. La menace de représailles peut aussi représenter un moyen de pression ou de chantage lors de négociations avec l’adversaire afin d’obtenir des avantages ou des facilités dans la réglementation de cette forme de guerre.

Chapitre III
Les expéditions de l’armée et leurs conséquences

Outre la guerre de partis, qui n’engage que des petits détachements prélevés sur une seule garnison, on assiste durant l’hiver à certaines expéditions militaires de plus grande envergure, décidées en plus haut lieu et mettant aux prises des détachements importants prélevés sur plusieurs places. L’hiver 1711-1712 offre plusieurs exemples de ces expéditions, qui obéissent en fait à des stratégies spécifiques à la saison, et visent principalement à perturber les approvisionnements de l’adversaire afin de l’empêcher de rassembler trop tôt son armée pour entrer en campagne au retour du printemps. Les expéditions sont également limitées quant à leur durée, et dépassent rarement les quatre jours, délai au-delà duquel l’ennemi a le temps de rassembler à son tour un corps aussi important détaché de ses garnisons et de marcher contre les troupes en action. Certaines de ces expéditions sont lourdes de conséquences pour la suite du quartier d’hiver.


Troisième partie
Le retour du printemps


Chapitre premier
La bataille des approvisionnements

Le quartier d’hiver est avant tout un temps privilégié pour la préparation de la future campagne, et le remplissage des magasins de l’armée en vue de celle-ci est une tâche importante qui se déroule durant toute la durée de la période. La monarchie passe des contrats avec des entrepreneurs chargés de prospecter et de sous-traiter pour se procurer les immenses quantités de fourrage nécessaires (oui) à l’entretien de son ost. Des denrées sont aussi fournies par certaines provinces qui payent leurs impôts en nature, ou par des marchés passés localement par les intendants. Si les marchandises peuvent être amenées sans encombre à l’entrée de la zone frontalière, il faut néanmoins les protéger pour les acheminer dans les places de première ligne, et l’on organise alors de nombreux convois escortés par les troupes et composés de chariots de diverses origines rassemblés pour les besoins de l’armée. Il semble se dessiner une certaine chronologie dans l’organisation de ces convois, liée d’une part au facteur climatique – étant donné que les précipitations rendent les chemins impraticables –, et d’autre part à l’évolution de la situation militaire – dans la mesure où l’on se hâte de faire certaines fournitures à l’approche de la reprise des opérations.

Chapitre II
Les réparations de l’armée

Outre le remplissage des magasins, on procède durant l’hiver à différentes « réparations » pour préparer les futures échéances militaires. Le terme est alors employé de façon assez générale, et désigne aussi bien les réparations de remparts de certaines places exposées – dont l’hiver 1711-1712 offre quelques exemples –, que les réparations des régiments, c’est-à-dire leur renforcement et leur équipement. Si des officiers sont envoyés à l’arrière pour faire des recrues durant l’hiver, des levées de miliciens et l’échange des prisonniers faits pendant la campagne peuvent aussi contribuer à renforcer les régiments du roi. Des inspections faites au début et à la fin de l’hiver permettent d’évaluer les efforts des officiers pour maintenir leur régiment, car ces derniers peuvent toucher des primes de gratifications s’ils ont accompli leur tâche avec zèle. L’évolution de la conjoncture internationale à la fin de la guerre de Succession d’Espagne ainsi que l’ouverture des pourparlers de paix ont néanmoins, durant l’hiver 1711-1712, une influence fâcheuse sur les officiers et les soldats, qui finissent par douter du fait que la prochaine campagne aura bien lieu et peuvent manifester un certain laxisme dans leurs réparations.

Chapitre III
Le rassemblement de l’armée

Le rassemblement de l’armée constitue le pendant de la séparation qui s’est opérée au mois d’octobre, et annonce la fin du quartier d’hiver et le retour prochain de la campagne. Ce rassemblement commence doucement dès le début du mois de mars, mais s’allonge dans le temps. L’armée française cherche principalement à ne pas être prise de vitesse par l’ennemi, et se contente donc d’observer ce dernier, sans chercher à le devancer, afin d’économiser ses magasins. Elle tente également de s’assurer des positions favorables avant que l’ennemi n’avance trop vers elle. Le mouvement de rassemblement connaît ainsi une accélération le 10 avril, lorsque le maréchal de Montesquiou fait progresser rapidement son infanterie vers la Sensée pour arriver avant l’armée coalisée qui convoite aussi ces positions. L’échec ennemi dans sa tentative de prendre pied sur la rivière fait hésiter les coalisés ; la tension retombe alors sensiblement, laissant le rassemblement de l’armée se poursuivre encore lentement jusqu’à la fin du mois, avant que la campagne de 1712 ne puisse commencer au début du mois de mai.


Conclusion

Au terme du quartier d’hiver de 1711-1712, l’armée de Flandre s’est rassemblée, et la campagne de 1712 sur ce front – dont on connaît d’ores et déjà l’importance pour la suite de la guerre – peut s’ouvrir. Les quartiers d’hiver, s’ils constituent bien un temps de pause entre deux phases d’affrontements et un répit permettant de préparer sur le plan logistique les futures échéances, semblent également présenter une continuité de la guerre entre les deux campagnes, qui s’exprime selon une configuration et des modalités différentes que lors des campagnes. Leur approche offre un meilleur éclairage de l’organisation de la guerre sur le temps long et de la logistique des armées. Ce temps plus long donne un aperçu de réalités militaires très diverses qui n’ont comme lien que leur chronologie, s’étant toutes déroulées entre les mois d’octobre 1711 et d’avril 1712. Les quartiers d’hiver peuvent encore présenter un certain intérêt du point de vue de l’histoire locale ou de l’histoire des villes, car les soldats entretiennent durant cette saison des contacts bien plus étroits avec les populations urbaines qui doivent les accueillir. De plus larges perspectives sont ouvertes pour analyser l’impact de la préparation hivernale sur le déroulement des futures campagnes, ou même pour étudier l’évolution des conditions d’hivernage des troupes en d’autres lieux et d’autres époques.


Pièces justificatives

Adjudication du 11 juin 1700 à Julien Messier pour l’entretien des casernes et la fourniture des officiers à Arras. — Contrat du 6 octobre 1711 entre Voysin et Gallier pour la fourniture du pain de munition aux armées de Flandre et d’Allemagne pour le quartier d’hiver. — Contrat du 23 juillet 1711 entre Voysin et Cadot pour la fourniture du fourrage aux armées de Flandre et d’Allemagne. — Mémoire du 17 février 1712 sur les assignations d’Hogguer le Jeune encore non remboursées. — État des assignations remis à La Jonchère pour le prêt des troupes durant les quatre premiers mois de 1712. — État du 20 octobre 1710 sur les postes établis entre la Somme et l’Oise. Traité des contributions du 11 juin 1711 pour les paroisses du Soissonais situées au-delà de l’Oise. — Ordre de marche de Montesquiou du 6 décembre 1711 pour l’expédition de la Scarpe et de la Deûle. — Ordonnance de l’intendant Bernage du 29 décembre 1710 pour interdire le transport de grains en pays étrangers. — Ordre du marquis de Vieuxpont du 6 janvier 1712 sur les dispositions à adopter pour les convois allant à Cambrai. — Ordre de l’intendant du Hainaut du 2 février 1712 au village de Ferrières-le-Grand pour la fourniture de chevaux et chariots et certificat des mayeurs. — État du 1er août 1711 indiquant le nombre d’hommes à fournir par chaque généralité pour la milice de 1712. — État du 10 avril 1712 sur les ordres de marches et les cantonnements des troupes sur la Sensée.


Cartes

Carte du front de Flandre en septembre 1711. — Carte de la position des armées en septembre 1711, après la prise de Bouchain. — Carte de l’attaque ennemie sur Arras du 2 mars 1712, d’après un croquis d’un ingénieur. — Carte de l’expédition de la Scarpe et de la Deûle, du 11 au 15 décembre 1711. — Carte de la position des armées à la fin du mois d’avril et au début du mois de mai 1712. — Carte des paroisses fournissant des hommes pour la garde des postes de l’Oise. — Carte des nouvelles dispositions prises pour faire escorter les convois allant à Cambrai.