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École des chartes » thèses » 2014

La popularité de Lafayette aux États-Unis et en France de 1824 à 1834


Introduction

Rares sont les hommes à avoir été autant adulés et admirés que le général Lafayette, dont la gloire repose sur ses jeunes années, lorsqu’il était le « héros » de la guerre d’indépendance américaine. En France, mais surtout aux États-Unis, il a joui de son vivant d’une popularité et d’une renommée considérables, qui font de lui l’emblème de la lutte libérale et révolutionnaire.

En France, durant ses dix dernières années, loin d’être aimé de tous, son image est pourtant régulièrement ternie par de virulentes critiques qui émanent tout d’abord des ultraroyalistes, avant de provenir des républicains de gauche qui le trouvent trop modéré. Aux États-Unis, à l’inverse, son image reste intacte jusqu’à sa mort et au-delà jusqu’à nos jours. Malgré une propagande active en sa faveur, manifeste grâce à une immense production littéraire, journalistique et artistique qui traduit et entretient sa popularité, c’est en définitive une image plus nuancée et complexe qui se construit.

Aux yeux de l’opinion américaine, Lafayette reste l’emblème de la liberté républicaine, grâce aux souvenirs de ses actions dans la guerre d’indépendance, tandis qu’en France il n’est placé qu’au rang d’homme politique soumis aux aléas conjoncturels. S’il est souvent évoqué par rapport à l’Amérique et à George Washington, son « père adoptif », les Français considèrent ces liens comme positifs tant que les relations avec les États-Unis restent bonnes. Mais lorsque l’image du modèle américain se dégrade dans l’opinion française, la valeur symbolique et les actions de Lafayette sont davantage soumises aux critiques des contemporains.

Depuis son dernier voyage triomphal aux États-Unis en 1824-1825 jusqu’à sa mort en 1834, la popularité de Lafayette, bien qu’à son apogée, connaît des hauts et des bas. La tournée américaine est suivie en 1829 par un périple à succès en France, ainsi que par la révolution de 1830, où le vieux général s’illustre comme l’homme le plus influent du pays. Même si durant cette période quelques critiques continuent à ternir son image, ce n’est qu’après 1830 que sa popularité s’amoindrit, en dépit des nombreux témoignages d’affection populaire qui perdurent jusqu’à sa mort.


Sources

Les deux grands fonds Lafayette aux Archives nationales sont les séries 217Mi et 729Mi. Sur les cinquante-cinq cartons microfilmés de la série 217Mi, dont les documents originaux sont conservés à la bibliothèque de l’université Cornell (Ithaca, N.Y.), quinze cotes de correspondances actives et passives de Lafayette ont été utiles à notre étude. Nous faisons partie des rares chercheurs à avoir obtenu une autorisation de consultation et de reproduction de documents de la série 729Mi, dont les archives originales sont conservées au château de Lagrange-Bléneau (Seine-et-Marne) et sont gérées par la Fondation Josée-et-René-de-Chambrun. Nous avons aussi eu recours à d’autres sources conservées aux Archives nationales, à commencer par des rapports de police, de préfets et de procureurs (séries BB18, BB30 et surtout F7). Nous avons complété ces archives manuscrites par de nombreux documents inédits des archives du ministère des Affaires étrangères et du Centre des archives diplomatiques de Nantes.

Pour les sources imprimées, il est désormais possible de consulter en ligne un grand nombre de publications de l’époque de Lafayette. Les bibliothèques numériques Gallica, Europeana, celle de la Bibliothèque du Congrès, mais aussi Internet Archive et Google Livres, ou encore la Bibliothèque numérique publique d’Amérique, ainsi que plus récemment Numistral, ont ainsi mis en ligne beaucoup de journaux, de livres, de brochures, de poèmes et d’images dédiés à Lafayette, ou qui le mentionnent simplement. Ces corpus en ligne étant sélectifs, nous avons poursuivi nos recherches par la consultation de cent cinquante publications physiques à la Bibliothèque nationale de France, dont une grande partie n’a jamais été exploitée, les historiens se concentrant souvent sur une sélection restreinte de titres.


Première partie
Le voyage de 1824-1825 en Amérique


Chapitre premier
Le grand retour pour les États-Unis

Tous les contemporains et les historiens s’accordent à dire que le voyage triomphal qu’a fait Lafayette aux États-Unis en 1824-1825 est sans précédent dans l’histoire et qu’aucun autre homme après lui n’a connu un tel succès. Dans chaque ville ou village qu’il visite, la foule l’acclame, on lui adresse des discours élogieux, on lui offre parades, banquets et bals. Jamais un étranger, venu à titre privé, n’a été reçu aux États-Unis en tant qu’hôte de la nation et n’a été l’objet d’un enthousiasme aussi prolongé et aussi spontané, exprimant vraiment la reconnaissance de tout un peuple.

La décision qu’a prise Lafayette de retourner dans sa patrie d’adoption résulte d’un contexte politique et personnel particulier qui le pousse à quitter la France, afin de retrouver ses vieux compagnons d’armes et amis, mais surtout pour revivifier la cause libérale en France par un voyage qui prend une ampleur politique et symbolique. De son côté, l’Amérique se situe dans un contexte international et intérieur qui l’incite à lancer une invitation officielle au vieux vétéran de la guerre d’indépendance. Ce dernier part pour les États-Unis depuis la ville du Havre, où sa présence provoque des manifestations d’enthousiasme, mais aussi une répression des autorités françaises, qui voient d’un mauvais œil le départ de ce leader libéral. Ce passage au Havre révèle les points de vue opposés qui divisent royalistes et libéraux français dans l’opinion qu’ils ont de Lafayette.

Chapitre II
L’hôte de la nation américaine

Tandis que Lafayette navigue vers les États-Unis, les Américains sont impatients de revoir leur vieux héros et préparent sa venue dans le pays. Après son séjour à New York, Lafayette commence un périple de treize mois à travers les vingt-quatre États de l’Union. Les visites de villes qu’il a effectuées sont évaluées à cent quatre-vingt-deux sans compter les innombrables arrêts dans les bourgades traversées au cours de la tournée. Pendant son voyage, Lafayette reçoit du Congrès américain le don d’une grosse somme d’argent, ainsi que des terres, pour le récompenser de ses anciens services rendus. Parmi les nombreux hommages en son honneur, il faut compter les créations artistiques et littéraires qui prolifèrent pendant deux ans, traduisant et entretenant sa popularité en Amérique.

Lafayette fait alors l’objet d’une grande ferveur populaire de la part d’une nation qui voit en lui un modèle de valeurs républicaines et le dernier des Pères fondateurs encore en vie. Sa présence est l’occasion pour les Américains de trouver un chemin d’entente dans les célébrations communes à tout le pays. C’est aussi un moyen de définir une identité nationale déterminée par un retour sur le passé historique et par la mise en valeur de vertus et de principes républicains incarnés par le vieux vétéran révolutionnaire, qui sert, par son exemple même, de garde-fou aux dérives que représentent l’individualisme, le mercantilisme, l’égoïsme et le factionnalisme dans une société en mutation rapide.

Chapitre III
Une image et une popularité contrastées

La présence de Lafayette a des répercussions politiques et symboliques importantes aux États-Unis, mais aussi en France grâce à la diffusion du récit du voyage. Les Américains tissent des liens forts entre lui et son passé dans la guerre d’indépendance américaine, ainsi qu’avec George Washington, tentant ainsi de légitimer les évolutions récentes du pays qui s’éloigne de plus en plus des valeurs fondatrices de la jeune république. Le passage de Lafayette n’est pas sans conséquences sur la politique du moment, qu’elle soit nationale – comme lors des débats autour des élections présidentielles américaines de 1824 – ou internationale – comme sur la question de l’indépendance grecque ou sur la lutte libérale en France.

La glorification de Lafayette, franc-maçon de longue date, permet aussi à l’institution maçonnique américaine de trouver une légitimation dans une société qui commence à s’en méfier. Si la présence de ce chef libéral donne l’opportunité de remettre en question de manière publique les régimes monarchiques européens – considérés comme « despotiques » –, ainsi que le système de la Sainte-Alliance, des critiques des plus fortes sont pourtant faites contre Lafayette, honni par les consuls français présents aux États-Unis. Il semble également que quelques élites américaines prennent leurs distances avec ces excès populaires, remettant ainsi en cause l’idée d’une popularité unanime.


Deuxième partie
Engagement politique et popularité (1825-1830)


Chapitre premier
Mémoire du voyage et vie politique (1825-1829)

Le succès américain de Lafayette le propulse de nouveau en tête du mouvement libéral français. Son débarquement en France se déroule dans le désordre et dans la répression, tandis que, comme en juillet 1824, son passage au Havre et à Rouen est l’occasion d’une nouvelle controverse acerbe entre ultraroyalistes et libéraux. Son arrivée au château de Lagrange, en Seine-et-Marne, n’est que la première occasion pour ces derniers de fêter le retour du vétéran révolutionnaire, son élection en 1827 étant un motif de plus pour célébrer sa réussite dans le pays. De même, toute une série de banquets en son honneur ont lieu l’année suivante.

Durant toute cette période, Lafayette se soucie d’entretenir une image précise de lui-même, en maintenant en vie le souvenir de sa réception aux États-Unis. À ce moment-là, il reste très populaire auprès des Américains, dont il reçoit un grand nombre dans son salon parisien, rue d’Anjou, ou dans son château de Lagrange ; il garde ainsi toujours une grande influence sur ses contemporains américains et se tient au courant de l’actualité de ce pays. Lors des célébrations des 4 et 14 juillet en particulier, il fait figure d’agent de la mission américaine, mais aussi de sage républicain aux yeux des Américains. Aux États-Unis, il fait l’unanimité, tandis qu’en France sa popularité est nuancée par les avis négatifs des royalistes, malgré un enthousiasme largement partagé pour sa personne.

Chapitre II
Le voyage triomphal de 1829 en France

Durant l’été 1829, alors que le mouvement libéral a regagné en dynamisme, Lafayette entreprend un voyage dans les régions actuelles d’Auvergne et de Rhône-Alpes. Alors que le début de sa tournée reste assez discret, la nomination d’un nouveau ministère conservateur provoque des réactions dans les départements visités, qui, par opposition au gouvernement, offrent au républicain Lafayette de somptueuses réceptions marquées par le souvenir de son triomphe américain. Celui-ci bénéficie d’une image très positive liée à son rôle de leader politique engagé dans la défense des libertés publiques.

Les médias sont vitaux dans la construction et la diffusion de cette image. Par le récit du triomphe que connaît Lafayette pendant ces trois mois, la presse libérale, complétée par plusieurs publications à succès, permet d’entretenir sa popularité et de donner une vision élogieuse sur ces événements. Est mise en place une véritable campagne de propagande libérale, assez similaire à celle observée durant son dernier voyage aux États-Unis.

Chapitre III
Lafayette au cœur de la révolution de 1830

Les deux derniers voyages triomphaux de Lafayette portent sa popularité à son maximum. Par son action clandestine en faveur de regroupements révolutionnaires armés, mais aussi en participant à l’ébullition libérale des députés, Lafayette contribue au déclenchement de la révolution de 1830. Cette dernière fait de lui l’homme le plus connu et le plus influent de France et elle marque le sommet de sa carrière politique. C’est lui, en effet, qui décide du sort de son pays, lorsqu’il approuve la nomination du duc d’Orléans comme roi des Français, alors qu’il s’en faut de peu qu’il ne soit pas élu président d’une nouvelle république. Jusqu’au début de janvier 1831, il reste commandant en chef de la Garde nationale recréée et garde ainsi une place centrale dans les événements français. Cette révolution permet à Lafayette de retrouver en France une influence politique et militaire qu’il avait perdue en 1792.

Qu’en est-il des États-Unis, où il a toujours gardé une image très positive ? Il ressort de la presse américaine de 1830 une image de Lafayette plus complexe qu’on ne pourrait l’imaginer au premier abord. Au lieu d’avoir une interprétation générale d’un héros se dévouant une fois de plus pour la cause commune, les journaux américains traduisent des inquiétudes à propos du nouveau régime monarchique français, ainsi que sur le choix et les propos de Lafayette, qui font l’objet de certaines mésinterprétations et incompréhensions. Les innombrables célébrations américaines en l’honneur de la révolution française de 1830 laissent pourtant à penser que l’immense majorité de la population américaine voit d’un bon œil ces événements, tandis que Lafayette est considéré comme un vénérable héros qui prend de nouveau la tête de l’insurrection. Mais celui-ci ne fait pas l’unanimité en Amérique : s’il jouit d’une immense popularité auprès de la grande majorité du peuple, les élites les plus éclairées ne partagent pas le même enthousiasme.


Troisième partie
Popularité et retraite (1830-1834)


Chapitre premier
Activité et image de Lafayette (1830-1834)

Une fois évincé du commandement de la Garde nationale, Lafayette se retrouve de fait à la retraite. Cela ne signifie pas pour autant qu’il reste inactif durant ses dernières années. Il continue à soigner son image auprès de la population française, en expliquant son comportement lors de la révolution de Juillet, mais aussi en soutenant une production éditoriale et iconographique en sa faveur. En plus d’un certain nombre d’honneurs reçus en France, il maintient une bonne image de lui-même auprès des Américains, avec lesquels il entretient des liens forts, en les recevant à Lagrange et à Paris, mais aussi en intervenant directement pour résoudre les tensions diplomatiques qui se font plus fortes au début des années 1830. Les lettres d’admirateurs américains traduisent, quant à elles, une renommée encore très grande auprès du peuple américain.

Pour autant, sa réputation s’effrite auprès de certains républicains de gauche, qui lui reprochent d’avoir mis en place un régime monarchique qui devient de plus en plus autoritaire. Les républicains les plus radicaux vont jusqu’à le présenter comme un ennemi du peuple et un traître à la patrie, dont la popularité est injustifiée. La presse de droite se moque aussi de Lafayette et des divisions qui règnent au sein du camp républicain. Durant les années 1832-1834, un certain nombre de critiques commencent aussi à apparaître contre l’école américaine, dont Lafayette est le représentant. Si les reproches se sont concentrés jusque-là sur le modèle américain, on voit de plus en plus de critiques adressées directement à Lafayette. C’est un moyen pour la droite de remettre en cause le parti républicain qui soutient le système américain.

Chapitre II
La réception de la mort de Lafayette (1834)

Alors qu’en France son image se craquelle, Lafayette jouit tout de même encore d’une grande renommée et il reste toujours très estimé par de nombreux admirateurs en France et aux États-Unis. Lorsqu’il décède en mai 1834, les réactions face à la nouvelle de sa mort permettent de jauger l’étendue de sa popularité, variable d’un pays à un autre. Prévenue par la presse, la foule est très nombreuse à assister aux funérailles de Lafayette, ce qui entraîne quelques altercations avec les autorités, méfiantes en raison du contexte d’ébullition révolutionnaire qui règne dans la capitale.

La nouvelle de son décès est diffusée par la presse nationale puis locale, qui tentent de donner, par un portrait très flatteur, une image positive du défunt. La plupart s’accordent pour lui reconnaître certaines vertus, que l’on retrouve dans une nouvelle vague de biographies qui fleurissent au lendemain de sa mort. Les très nombreuses lettres de condoléances, envoyées de France ou des États-Unis au fils du défunt général, traduisent, elles aussi, l’attachement de nombreux admirateurs. Pourtant, certains jugements de contemporains semblent une fois de plus montrer que Lafayette conserve jusqu’après sa mort une image contrastée.

Tandis qu’en France les réactions sont mitigées, les États-Unis semblent unanimement attristés par la perte de l’un de leurs derniers Pères fondateurs. Une nouvelle série de biographies, complétée par de nombreux éloges funèbres, tente de lui rendre un dernier honneur et d’entretenir le souvenir de sa carrière dans la mémoire collective américaine. À la différence de la France, les États-Unis organisent d’ailleurs des honneurs funèbres nationaux, dignes de ceux offerts à la mort de George Washington. Ces ultimes témoignages d’affection et d’estime américains attestent d’une renommée encore immense.


Conclusion

La variabilité de l’image de Lafayette vient du fait qu’elle est très largement une création de l’imagination collective. Pour les Américains, il est avant tout une icône, une légende, plus qu’une personne réelle. Les multiples facettes de son caractère permettent qu’il soit utilisé dans des buts divers, parfois contradictoires. Mais il n’empêche que, pour l’opinion américaine, quelle que soit la manière dont est présenté le personnage de Lafayette, celui-ci garde une belle image jusqu’à sa mort et bien au-delà, car il y est admiré de tous pour les vertus républicaines qu’il défend et qu’il incarne. En France, en revanche, sa réputation est bien plus friable : les critiques et les attaques y sont fréquentes et ternissent son image. Et pourtant, durant les dix dernières années de sa vie, Lafayette jouit, de part et d’autre de l’Atlantique, d’une popularité inégalée et d’une influence morale et politique immense.

Dans les deux pays, il se soucie tout le temps de soigner son image auprès de l’opinion publique, en particulier par la publication de nombreuses biographies, de poèmes, de chants, d’articles élogieux, mais aussi par des créations d’artefacts, de médailles, de sculptures, de peintures ou encore de gravures, qui traduisent autant qu’ils entretiennent sa popularité. On peut ainsi parler d’une véritable « propagande », de « campagnes médiatiques » autour de Lafayette, face auxquelles les quelques publications critiques ne font pas vraiment le poids, bien qu’elles écorchent son image. Sans l’appui de ces médias, on peut imaginer que sa popularité n’aurait jamais été aussi importante, ne serait-ce que parce que son nom et son effigie n’auraient pas été autant diffusés et que ses actions auraient été moins connues et en conséquence moins appréciées. La popularité de Lafayette va donc de pair avec la « propagande politique » qui lui permet d’exister et de survivre aux attaques adverses.

Force est de constater que, durant la guerre d’indépendance américaine, des milliers de Français ont combattu à ses côtés, mais qu’ils sont presque tous restés dans l’ombre. Lafayette se distingue de tous ces militaires non pas uniquement pour ses prouesses guerrières et son haut grade dans l’armée, mais aussi et surtout par son talent de communication, qui lui permet d’orchestrer une habile propagande rappelant jusqu’à sa mort les exploits de sa jeunesse.


Annexes

Étapes du voyage de Lafayette aux États-Unis (1824-1825). — Étapes du voyage de Lafayette en France (1829). — Catalogue (cent dix-sept planches d’illustration) : objets, médailles, sculptures, portraits, caricatures, imprimés et dessins, partitions de musique.


Index

Index des lieux. — Index des personnes. — Index des thèmes. — Index des historiens mentionnés.