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École des chartes » thèses » 2014

David II Gradis (1742-1811) et son entourage : écritures

Édition critique et commentaire


Introduction

David II Gradis, né le 12 mars 1742 et décédé le 6 novembre 1811, est un négociant juif bordelais. Sixième enfant d'une fratrie de sept, quatrième fils sur cinq de Benjamin I Gradis et de Hana Esther Gradis, il est le neveu et petit-neveu d'un armateur célèbre, à savoir Abraham I Gradis, le « roi de Bordeaux ». Après une première enfance assez tumultueuse, l'adolescent est envoyé pendant plusieurs années à l'étranger, tout d'abord à Londres, puis à Amsterdam, avant de revenir à Bordeaux. Ayant pris goût aux sciences, qu'il s'agisse de mathématiques ou de philosophie, il poursuit ces différentes passions pendant plusieurs années après avoir complété, à la demande de son père, son apprentissage de l'hébreu initié en Angleterre par celui des sciences rabbiniques. Mais c'est la goutte de trop lorsqu'il envoie un mémoire sur le commerce pour le faire publier dans un journal de commerce en 1766, alors qu'il n'a aucune vraie expérience du négoce. Dès lors, son grand-oncle Abraham I et son oncle Moïse I l'emploient à leur comptoir où il apprend la profession des Gradis, dans laquelle il s'investit avec enthousiasme après avoir eu la promesse de parvenir un jour à la tête de l'affaire, bien que cadet de famille avec trois frères au-dessus de lui. Si Abraham I meurt dès 1780, ce n'est qu'en 1788, à la mort de Moïse I que les quatre frères restants, Jacob, Abraham II, Moïse II et David II prennent la société commerciale en main, après vingt années de travail acharné de la part du plus jeune pour maîtriser tous les aspects d'une profession complexe et, surtout, pour acquérir et conserver les faveurs d'un oncle réticent. Mais le contexte historique, déjà effervescent tout au long de cette deuxième moitié du Siècle des Lumières, au niveau religieux, commercial, politique et intellectuel, évolue rapidement et un homme comme David II, qui porte en lui les germes de nombreuses identités, constitue un point pivot dans l'évolution de celles-ci, autant comme image d'une génération entière née sous l'Ancien Régime et qui connaît par la suite les bouleversements de la Révolution, que comme pilier dans l'établissement progressif d'une mémoire plus personnelle, ancrée dans une histoire familiale aux multiples facettes.

David II est en effet un juif sépharade, dont la famille aurait été expulsée du Portugal par l'Inquisition et se serait réfugiée en France, et en particulier à Bordeaux, où cette communauté prit très tôt, en raison de sa grande culture et de sa grande fortune dans le négoce, une place privilégiée et protégée. Installée dans le port, la famille Gradis acquiert ses lettres de noblesse au début du xviiie siècle avec David I et son fils Abraham I Gradis, qui prennent de grands risques dans le commerce colonial, s'insérant par ce biais dans le milieu de la noblesse et de la grande bourgeoisie. Notables juifs et bordelais, les Gradis le sont principalement grâce à leurs entreprises de négoce qui sont en pleine croissance à l'époque. Mais David II, qui grandit dans cet âge d'or de la maison, est tiraillé entre le respect des traditions et le désir de faire ses propres preuves, comme le montre sa « Notice qui n'intéresse que moi, David Gradis », qui part des origines de sa famille pour s'achever en 1788, lors de la mort de son oncle Moïse I. Le manuscrit de 24 folios, rédigé dans une écriture fine et assurée, a été pendant deux siècles une source de première main sur les Gradis au xviiie siècle. Utilisé par la postérité de Jacob et surtout d'Abraham II Gradis en la personne de Benjamin II, de Benjamin III, et du fils de ce dernier, Henri Gradis, le manuscrit a servi aussi bien à l'histoire du négoce bordelais qu'à l'histoire des Juifs, toujours renouvelé dans son exploitation, mais trop peu envisagé pour lui-même et réinterrogé dans sa genèse. Comme tout écrit du for privé de ce genre, la notice présente un, voire plusieurs postulats où les questions irrésolues de la datation et de la sincérité de leur auteur ont une place de choix. Grâce à des brouillons de la notice, et à un corpus de lettres constitué aussi à partir du fonds Gradis, nous nous attachons à comprendre, en partant du cœur du for privé, la genèse de la notice et de l'homme à travers sa famille et à travers son insertion dans les domaines constitutifs de son identité propre.


Sources

On a focalisé les dépouillements sur le fonds de la famille Gradis (Archives nationales, 181 AQ), donné en 2005, mais connu depuis longtemps par les historiens de Bordeaux, du négoce et des juifs. Des microfilms des années 1970 (Archives nationales du monde du travail, ancien fonds 180 et 181) conservent des copies d'originaux aujourd'hui perdus. Le dépouillement de ce fonds s'est fait de façon circulaire, en commençant par le manuscrit édité, avant d'élargir sa perspective à la période correspondant au vivant de David II, où se retrouvent les lettres de ses frères et sœurs, et de ses neveux. En amont, on a dépouillé les premières archives familiales, et, en aval, les travaux d’Henri Gradis, où se trouvent six brouillons qui ont vraisemblablement servi pour la notice, édités également. On s'est aussi servi des épreuves des œuvres philosophiques de David II (bibliothèque municipale de Bordeaux : B 10723/2.1, D 44414, Dble 7957 et S 4088, S 4024, D 60138 et P.F. 1110/ 1 Rés), corrigées par David II.


Première partie
Vie privée


Chapitre premier
L'art de l'écriture

L'interrogation du sens de l'écriture chez David II sert dans cette thèse de point d'entrée dans son identité. L'écrit et l'imprimé prennent au xviiie siècle une ampleur sans précédent, particulièrement sensible dans la bourgeoisie et notamment dans un comptoir de négociant. Le phénomène visible dans le développement de l'administration et dans la multiplication d'institutions savantes, de métiers de l'écrit et dans la presse se répercute profondément dans les mœurs familiales. La correspondance, initialement réservée à une aristocratie instruite et à des métiers précis, touche une proportion plus forte de la population. David II en est profondément imprégné par son appartenance à l'une des trois religions du livre, redoublée par la nécessité du négoce et par une vie bourgeoise qui tend à s'assimiler à la noblesse par ses pratiques. Le terme de « notice » témoigne de la sélection précise et réfléchie de David II dans l'usage de l'écrit : en tant que récit biographique (ou autobiographique) concis, synthétique et bref, la définition tarde à entrer dans les usages. C'est vraiment à la fin du siècle qu'elle passe, par l'intermédiaire des sociétés savantes, dans les pratiques, mais on se situe bien dans l'esprit encyclopédique qu’a pu découvrir David II dans ses études et par ses lectures.

Pour donner une juste mesure à cette force de l'écrit dans la vie de David II, l'évaluation des lacunes dans les archives familiales révèle une grande diversité de cas. Des lacunes courantes liées à la détérioration ou à la perte jusqu'aux lacunes incertaines et peut-être temporaires, la recherche est soumise à de grands aléas. Néanmoins, le « fonds » d'archives prend tout son sens, car il fait corps. En effet, même des lettres miraculées – comme celle de Sara à son oncle Moïse I (lettre n° 11), dans laquelle sont contés les déboires amoureux de cette jeune femme – confortent l'interaction des archives dans leur fonds, révélatrice des réseaux des personnes, en dépit de ses limites. Ainsi, malgré les nombreuses pertes révélées, qu'il s'agisse de détérioration ou d'élimination réfléchie, le fonds a été conservé et classé par la famille avec un grand désir de cohérence, dont l'objectif était donc à observer de plus près.

Chapitre II
Histoire de famille

La construction de l'histoire familiale est au cœur des réflexions du for privé sur la famille Gradis. Dans le cadre de la notice éditée dans la thèse, c'est d'abord du point de vue de David II, puis de son entourage, que l'on observe un souci croissant de légitimer et consolider l'ancrage des Gradis là où ils sont. C'est ici qu'entrent en ligne de compte les brouillons de David II, qui sont à la fois une recherche de reconstitution généalogique de ses ancêtres – désir partagé par une portion croissante de la bourgeoisie comme nouveau moyen de s'assimiler à la noblesse – et une quête dont le cheminement vise à toujours plus d'efficacité du discours autobiographique. Car si l'ordre des brouillons, tel qu'il est reconstitué, débute avec un souci de clarté – mais aussi d'exhaustivité et de précision dans la mise par écrit d'un arbre généalogique compliqué par la juxtaposition confuse des noms de famille utilisée jusqu'en 1808 par les familles portugaises, et par une endogamie très forte –, David II change de procédé. En effet, pour synthétiser, et pour faire disparaître ses ignorances, il supprime certaines branches anciennes de la famille dans son discours et ancre plus fortement les Gradis dans l'histoire de l'arrivée des familles sépharades à Bordeaux au xvie siècle, les faisant entrer du même coup dans une histoire plus grande, plus noble, mais aussi plus mythologique, comme cela se faisait souvent alors chez les généalogistes amateurs. La comparaison, à chaque génération, des choix réalisés d'un brouillon à l'autre montre aussi une motivation toute littéraire et personnelle : les prénoms juifs varient si peu que David II passe sous silence les prénoms Abraham, David, Sara ou Judith plus facilement, et finit par se concentrer sur la généalogie de son ascendance directe et de celle qui influe le plus sur sa vie par les personnages qui la composent. L'entreprise aboutit dans la notice à une généalogie relativement succincte dont on retient au passage David I, Abraham I, Moïse I, et, enfin, le véritable commencement de l'autobiographie avec ces mots : « Je suis né… ». Enfin, certaines précisions au cours des brouillons révèlent le passage de la mémoire orale, représentée par l'oncle Moïse I, à la mémoire écrite, incarnée par la fratrie de David II.

En effet, ce cheminement, David II n'est pas le seul de sa fratrie à l'avoir fait. Peu connue, celle-ci connaît pourtant les maux de son siècle. Les habitudes quelque peu débauchées de l'aîné Jacob et du benjamin Samuel conduisent ce dernier au tombeau dans sa prime jeunesse, transformant un équilibre interne à nouveau éprouvé aux débuts de la Révolution par le décès successif de l'oncle Moïse I, puis d'Abraham II et de Jacob. La mort et la maladie touchent la famille par vagues qui finissent par engendrer l'écriture. Jacob et David II écrivent leurs testaments respectifs après la mort d'Abraham II, Sara note dans son petit carnet de comptes les morts des années 1788 à 1791 et Moïse II – dernier survivant de sa fratrie, qui a dû s'exiler de l'autre côté de l'Atlantique en 1794 – exprime plus tardivement cette prise de conscience de l'ancrage familial en faisant le lien avec la génération suivante de ses neveux. La mort et la maladie, mais aussi les déceptions amoureuses touchent la fratrie, en particulier Sara, dont la lettre hors du commun à son oncle raconte dans un détail inespéré – étant donné le silence qui entoure l'affaire – comment ses espoirs de se marier ont disparu à jamais tout en plaidant son innocence totale malgré des circonstances qui ne semblent pas aller dans son sens. Son aînée Esther, quant à elle, divorce en 1796 de Philippe Fernandès pour des injures passées sous silence, mais qui pourraient bien être liées à la naissance d'une fille du dernier hors du lit conjugal. Les situations se multiplient et recentrent l'attention de la famille sur elle-même, sur une fratrie nombreuse qui n'aura qu'une petite postérité ; mais celle-ci, imprégnée par ses aînés de ses devoirs envers une famille au passé glorieux, reprendra le flambeau en la personne de Benjamin III, et surtout de son fils Henri.

Chapitre III
Portraits de famille

En partant du point de vue de David II, dont la subjectivité surgit par comparaison avec les écrits de son entourage, c'est tout l'univers familial que l'on peut reconstituer dans la perception écrite que chacun veut transmettre. L'histoire de David II et de son entourage est avant tout l'histoire de la maison des Gradis, définie à la fois par des lieux – maisons du père et de l'oncle de David II –, et par des ménages qui évoluent beaucoup dans le temps. Le choix de l'habitation réunit de nombreux critères – sexe, profession, statut. Le célibat tient un rôle important dans l'identité de David II et de sa fratrie. En effet, le mariage, bien désirable et désiré, manifesté par un célibat initial qui devait être temporaire, se prolonge à force d'occasions manquées, ou est annulé à l'improviste par des mariages tardifs. On entre ici dans l'intimité d'une famille où les stratégies n'ont rien de prédéterminé, alors même que la profession de négociant l'était.

La question de l'intimité au sein de la parenté prend plus encore vie à travers le récit de David II, avec de grandes différences entre les sphères de l'écriture et les sphères affectives. Le postulat de David II est stimulé par les jeux d'influences qui ont parsemé son parcours personnel. Au cœur du cercle, la première impression met les oncles de David II au centre d'un dispositif de jeu d'échecs virtuel dont les deux protagonistes sont Moïse I et son jeune neveu. La métaphore, présente dans la notice, est appliquée dans le récit même, dans un jeu entre la réalité et les tensions invisibles dont les principales pièces sont les oncles et les frères de David II, mais aussi les commis. Le conflit de force qui se joue avec l'autorité donne un certain nombre d'éclairages concernant le sujet même, car David II est très proche de toute sa fratrie. Il ne mentionne ses sœurs qu'une fois dans le texte, alors que les archives et le corpus de lettres montrent ses responsabilités à leur égard et une proximité spatiale forte et durable. L'influence revendiquée du lien fraternel et avunculaire permet de revenir au poids finalement crucial de parents trop tôt disparus, et qui malgré leurs défauts – un certain laxisme et le favoritisme de la mère envers l'aîné d'une part, un père trop calme et trop pieux peut-être pour un enfant impétueux d'autre part –, n'en ont pas moins veillé à ce que le minimum soit bien fait et ont fait des choix judicieux pour leur descendance dans leur jeunesse.

À partir du noyau tripartite dans lequel grandit David II, la correspondance, qui à l'inverse du récit rétrospectif rend des impressions de l'instant présent, complète la vision resserrée du sujet. Celle du corpus, qui s'étend sur cinquante ans, met en scène trois réseaux chronologiques où certaines constantes sont maintenues. Le réseau de Moïse I, tout d'abord, oncle et bienfaiteur de la fratrie de David II, se cantonne essentiellement à la cellule familiale de ce célibataire, composée de sa sœur Esther et de son mari et cousin germain Abraham I, de son frère Benjamin I et de son épouse et cousine germaine, sœur d'Abraham I, Hana Esther, avec leurs enfants, et des domestiques des Gradis. Autour de Moïse II, parti en 1794 pour ne plus revenir, c'est un autre réseau en éventail qui fonctionne de façon hiérarchique, en plaçant son frère, associé et ami David II en tête de ses correspondants, avec son meilleur ami et commis Pierre Darquey. Si Moïse II écrit à sa sœur Sara et à sa belle-sœur Rachel Henriette Mercade, veuve d'Abraham II, il fait passer le message par David II quand il ne le peut pas. Les affinités se précisent en laissant nettement de côté, pour les occasions particulières, sa sœur aînée Esther – ce que prouve une lettre s'enquérant d'une opération qu'elle subit en 1801 – et sa belle-sœur Esther Lopès-Depas veuve de Jacob, leur préférant finalement ses neveux, avec une faveur toute particulière pour Benjamin III, fils d'Abraham II. À ces réseaux viennent se greffer les sphères des familles alliées et des amis et cousins, dont on se rend compte par des systèmes de convergences des correspondances, que Sara et Rachel Henriette Mercade fréquentent les mêmes, alors que les deux autres figures féminines de la famille sont plus à l'écart. Si les domestiques et les employés restent importants, des changements très sensibles s'opèrent à la génération suivante des neveux, où les amis et les connaissances extérieures à la famille prennent une place prépondérante. Entre Benjamin II et Benjamin III, les salutations respectueuses à l'égard des anciens oncles et tantes accomplissent un devoir malgré une affection toujours bien réelle, mais où la disparition progressive de la fratrie de David II est marquée par un appui plus important trouvé en dehors, dans les domaines d'intérêt des cousins. La famille, après avoir été le lieu de l'éducation dans une forme de microsociété où l'on apprend à se mouvoir et à réagir, doit rester un lieu stable mais aussi un lieu de passage vers la vie publique.


Deuxième partie
David II et la vie publique


Chapitre premier
Le commerce

David II, dans son essai sur le commerce, cherche à appliquer la connaissance ancestrale de l’entreprise familiale au monde théorique et savant de son siècle. Il défend ses droits dans la notice, alors même qu’il a essuyé le refus de son grand-oncle Abraham I, qui coupe court aux velléités de David II tout en ayant l’intelligence d’en prendre son parti et de faire de ce jeune neveu capable un héritier reconnu. Il lui offre l’espoir d’une reconnaissance future. Mais ce faisant, reconnaissant aussi l’esprit pugnace de David II, il le maintient sous son contrôle en exigeant qu’il se consacre de façon absolue à cet objectif encore lointain. Véritable renoncement, cet abandon des études par notre sujet serait en fait une chance inespérée pour lui, qui a tout à y gagner.

Le sacrifice de David II est total et il travaille alors sans relâche. Le comptoir, qui faisait partie de son univers connu mais encore théorique, se transforme en chemin de la réussite. Alors que David II était resté très en marge des affaires commerciales auxquelles son voyage à Londres devait l’initier, ses maîtres mots deviennent le travail, et la renommée des Gradis. Le petit-fils d’un négociant illustre, qui avait absolument tout pour faire un bon négociant, sauf l’envie, devait finalement y consacrer toute une vie. La vie de cabinet est remplacée par une vie de comptoir, où la vie fourmille encore dans un cercle restreint de connaissances, où chacun a sa place ; mais ce dernier venu la prend d’assaut pour devenir l’horloger de ce microcosme.

Chapitre II
De la religion à la philosophie

Issu de la branche sépharade du judaïsme, arrivée en France après les expulsions de la péninsule ibérique, David II s'intègre à un mouvement de diaspora composite, réuni autour du terme complexe de la naçao qui revêt un sens religieux, mais aussi culturel, commercial et politique. La nation portugaise s'intègre souvent bien dans les lieux qui l'accueillent car elle apporte sa propre richesse et sa culture. Celle de Bordeaux est particulièrement bien dotée. En y naissant, David II connaît donc un judaïsme déjà privilégié au milieu du xviiie siècle, qui portera le débat public sur l'état civil des Juifs à la Révolution et l'établissement des consistoires israélites sous l'Empire. Ancré dans les traditions, ce judaïsme est aussi tourné vers la modernité. David II illustre profondément le dialogue souvent conflictuel entre les deux facettes. Élevé dans le respect de ses ancêtres, il grandit avec l'Encyclopédie, au point que ses déclarations péremptoires sur le judaïsme contrastent avec sa forte implication dans les affaires de la nation juive. Être juif n'est pas une seule affaire de croyance et de piété, c'est une question de statut au sein de la société. Des brouillons à la notice, on perçoit cette remontée du facteur juif, pleinement sous-entendu par l'histoire et par les prénoms juifs, mais lentement exprimé comme critère religieux mais non premier dans la façon dont David II se perçoit. Le débat se poursuit tout au long de sa vie, entre foi et système religieux établi, où les rabbins se sont vus supplanter par les notables juifs.

Mais, bien plus qu'une question de foi, c'est une question identitaire, philosophique, une question des origines du monde qui se pose. Armé d'une connaissance de la langue hébraïque mais encore plus passionné par la philosophie des Lumières – dont Rousseau, qui sert de point de départ à ses positions philosophiques –, David II affirme que Dieu et la matière sont coéternels. Les influences revendiquées sont peu nombreuses, et pourtant on en trouve dès le Moyen Âge et jusqu'au cœur du xviiie siècle. Au-delà d'une thèse douteuse, David II est en quête d'un idéal, après un abandon prématuré de ses amours de jeunesse, les études – surtout la philosophie et les mathématiques. Ses œuvres concrétisent son ambition d'être compté parmi les penseurs de son temps, et son œuvre abonde de jugements qui décrivent en creux l'idéal de l'honnête homme chez les négociants.

Chapitre III
Aller vers autrui

Ce chapitre revient sur l’entreprise autobiographique de David II. Cette notice, porteuse de l’héritage encore récent et classique des mémoires et des premières autobiographies, donne tout son poids à la tradition. Une tradition au départ rejetée, mais dont le chamboulement en ce tournant révolutionnaire aurait été le meilleur moyen de la conforter dans des valeurs pluriséculaires. Inséré dans la bourgeoisie bordelaise, David II en a assimilé les désirs et les pratiques, dont celle, encore neuve et inspirée de la noblesse, de raconter l’histoire, et de se raconter soi-même. Lui, qui a vécu ses plus belles années sous l’Ancien Régime, en a appris les leçons avec ferveur, jusque dans ses réactions, son rejet des pratiques archaïques du judaïsme et son entrée enthousiaste dans les institutions publiques avec la Révolution et surtout sous l’Empire. De jeune homme instruit, il devient éducateur et présente ce qui serait pour lui le modèle d’homme idéal, qui sait se sacrifier et se soumettre pour parvenir à ses fins, qui fait honneur à la grande maison où il est né, et qui obtient la reconnaissance. David II Gradis devient chef de famille et en embrasse toutes les responsabilités, qui sont autant d’honneurs rendus à sa propre personne. L’ambition, qui n’avait pu le conduire à l’Académie, le ramène vers la communauté israélite et le fait entrer dans la notabilité bienfaisante de sa ville à travers le conseil municipal et les sociétés de bienfaisance ou de savoir, atteignant son apogée avec le Muséum de Bordeaux.


Conclusion

David II semble revendiquer par son œuvre autobiographique une humanité devenue invisible à son entourage. Homme de sacrifice autant que personnage ambitieux, il rappelle dans une œuvre extrêmement ciblée les moments de sa vie qui l'ont façonné. Dans son entourage familial, intrinsèquement lié, sous la dénomination commune du nom Gradis, à la question juive ou au commerce colonial, il fait partie de cette génération tremplin entre deux périodes historiques. Mais si sa notice est une histoire du personnage en devenir, né par le combat, la question de l'homme qu'il fut, à travers le regard de ses frères et sœurs et de son entourage proche, montre un homme de devoir, chéri pour l'appui solide qu'il représenta dans le quotidien, tant dans sa vie privée que dans sa vie publique. Le témoignage de son ami et collègue Brochon à son décès, resté sceptique au sujet des œuvres philosophiques de David II, semble confirmer combien il s'est défini par ses prises de responsabilités plus que par ses passions personnelles. Son autobiographie, dans sa remontée à l'identité, aux origines de son histoire, de sa famille, de son peuple, et, enfin, du monde, est un questionnement de premier ordre dans le domaine du for privé. Nous avons ici l'homme, tel qu'il crut être autant que tel qu'il voulut être, et qu'il fut.


Troisième partie
Édition critique


Chapitre premier
Règles d'édition critique

Les textes édités suivent les règles habituelles d'édition des écrits de l'Ancien Régime. On a transcrit le texte tel que l'auteur l'a voulu dans son état final. Un apparat critique permet de restituer l'ensemble des spécificités du manuscrit (notes, mots biffés, bissés ou rajoutés, etc.). Aux règles d'édition critique s'ajoute un travail sur les caractéristiques récurrentes visibles dans l'orthographe des mots chez les scripteurs édités, permettant d'alléger l'apparat critique mais aussi de mettre en valeur des pratiques qui soulignent les écarts entre l'écriture des hommes et des femmes, ainsi que des erreurs d'inattention côtoyant des fautes liées à la langue orale.

Chapitre II
Corpus d'édition

Le corpus édité comprend en premier lieu la « Notice qui n'intéresse que moi, David Gradis », complété par six brouillons du début dudit texte, ainsi que par un corpus de quarante-trois lettres de l'entourage proche de David II entre 1761 et 1812, qui offrent un regard plus complet sur le personnage et sur une génération de Gradis restée souvent dans l'ombre.


Annexes

Généalogie des Gradis (arbres et tableaux). — Corpus de texte (tableau et codicologie des documents édités). — David II Gradis : fiche descriptive du personnage (physionomie, profession, famille) ; tableau des écrits de David II dans les archives familiales. — Tableau des auteurs lus ou mentionnés par David II. — Chronologie succincte du xviiie siècle, de l'histoire des Gradis, de l'histoire des Juifs et de l'histoire de Bordeaux. — Construction de la mémoire familiale : édition de textes autour de la mort de David II Gradis – testament mystique, codicille, lettre de Marc Emerigon du 18 novembre 1811, discours de l'avocat Brochon du même jour et liquidation de la maison David Gradis & Fils en 1821 –, testament et notes de Sara Gradis, et testament de Moïse II Gradis. — Éditions complémentaires : lettre aux auteurs du Journal de commerce par David II (1766) ; requête d'Hana Esther Gradis à la nation (1773) pour une concession pour Benjamin I Gradis au cimetière juif ; et comptes de voyage préparant le départ de Moïse II aux États-Unis (1794). — Index des noms de personnes et de lieux.