Une histoire du jeu vidéo en France
L'objet vidéoludique et ses réseaux de distribution (1974-1988)
Introduction
La distribution est un enjeu majeur pour l'industrie vidéoludique. Le contexte actuel – notamment la dématérialisation progressive de l'objet vidéoludique et la fragilisation des intermédiaires marchands habituels, à l'instar de la chaîne de magasins Game ayant fermé ses portes en France en janvier 2013 – voit la transformation des modalités de l'activité de distribution, qui pousse à s'interroger sur le rôle réel de celle-ci vis-à-vis du jeu vidéo.
Mathieu Triclot, dans Philosophie des jeux vidéo, définit l'objet vidéoludique non pas suivant des caractéristiques formelles, mais d'après les usages qui sont faits de celui-ci : c'est l'expérience de jeu qui fait le jeu vidéo. L'histoire de cet objet complexe n'a que peu été écrite. Si les travaux sont notables dans d'autres disciplines universitaires, la majorité des ouvrages écrits sur l'histoire du jeu vidéo se caractérisent par leur fort américano-centrisme, et sont bien souvent le fruit des recherches d'amateurs éclairés et de passionnés plus que d'universitaires. L'histoire du jeu vidéo en France est particulièrement délaissée.
Le travail ici présenté s'attache à étudier les réseaux de distribution du jeu vidéo en France, de l'arrivée de la première console sur le territoire, l'Odyssey de Magnavox, en 1974, à la fin des années 1980, correspondant tout à la fois à l'arrivée en France des consoles de troisième génération, la NES de Nintendo et la Master System de Sega, qui transforment l'état du marché, et à l'effondrement de l'une des principales sociétés de distribution de l'époque, Cable, avec sa société mère France Image Logiciel. La réflexion porte sur le jeu tel qu'acheté pour être consommé dans le cadre du domicile, excluant de la réflexion le jeu universitaire et le jeu d'arcade, mais pas le jeu éducatif. Travailler sur les logiciels de jeux amène par ailleurs à s'interroger sur la distribution des machines elles-mêmes. Se pose la question de savoir comment se forment les réseaux de distribution en France au cours des années 1970-1980, mais également de quelle manière ces mêmes réseaux, et l'activité de distribution de manière générale, transforment et modèlent l'objet vidéoludique.
Sources
Les fonds d'archives dédiés au jeu vidéo sont très peu nombreux. Les sociétés de distribution, d'édition et de développement n'ont guère accordé d'attention, en France, à la préservation de leurs archives, et les destructions ont été nombreuses. Seuls deux fonds d'importance notable, et à l'utilité par ailleurs assez peu importante pour l'étude des réseaux de distribution, ont pu être retrouvés : les archives de Bertrand Brocard, développeur et éditeur dans les années 1980 et 1990, conservées à la cinémathèque associative Jean Douchet à Dijon, et le fonds Édiciel, société d'édition de jeux vidéo d'Hachette, conservé à l'Institut Mémoires de l'édition contemporaine.
La principale source sur le plan quantitatif est la documentation imprimée, et en particulier la presse spécialisée qui facilite une approche chronologique de la période. Quatre titres en particulier ont été étudiés : L'ordinateur individuel, Jeux et stratégie, Tilt et Hebdogiciel ; s'y ajoutent de nombreux périodiques consultés de manière plus ou moins ponctuelle. La partialité de la presse, la faible qualité des informations qu'elle délivre, impose une grande prudence dans son utilisation comme source.
Une troisième source a été formée par des entretiens enregistrés réalisés avec quelques acteurs de l'époque. Ce travail est resté assez limité, pour des questions de temps et de difficulté à joindre les personnes concernées. Ont été réalisés en définitive plusieurs entretiens avec Bertrand Brocard, Laurant Weill, le fondateur de Loriciels, l'une des principales sociétés d'édition françaises dans les années 1980, Denis Thebaud, le fondateur d'Innelec, principal grossiste français en jeu vidéo, et Jean-Louis Le Breton, le fondateur de Froggy Software, société d'édition de jeux sur Apple II.
Plusieurs packagings de jeux des années 1980 ont été utilisés en tant que quatrième source. Ces packagings ont été sélectionnés dans les collections de l'association MO5.COM. Une méthodologie tirée des enseignements de l'École des Chartes en histoire du livre a été appliquée à leur étude, l'objectif étant de mesurer la place prise par la conception de ces packagings au sein du processus de distribution, et d'étudier les traces laissées sur eux par la distribution.
Chapitre liminaireLe jeu vidéo, un objet à remettre en perspective
Mathieu Triclot définit trois principaux types d'expérience vidéoludique dans ses travaux : le jeu d'université, le jeu d'arcade, et le jeu de salon – dont la dénomination est étendue ici au jeu de bureau, pour recouper l'ensemble des usages du jeu dans le cadre du domicile. Chacun de ces types d'expérience se distingue par des pratiques ludiques et culturelles, mais également par des modes différents de diffusion des jeux. Le jeu universitaire, popularisé avec Spacewar! en 1962, circule sous forme de code de machines en machines avant d'être implémenté, pour ce jeu en particulier, sur les machines PDP. Le jeu d'arcade, en France dès les années 1970, se développe avec un système monétaire original.
Le jeu vidéo tel que pratiqué dans le cadre du domicile apparaît aux États-Unis avec la création de l'Odyssey par Magnavox. Une première génération de consoles de jeux se développe dans les années 1970, autour notamment de la console Pong d'Atari, entraînant la production de nombreuses imitations. La séparation entre les éléments hardware et software du dispositif de jeu se fait avec la commercialisation de la Channel F de Fairchild Semiconductors en 1976, conduisant à la deuxième génération de consoles, dominée notamment par l'Atari 2600 et l'Intellivision de Mattel. Si la crise de 1983 met un coup d'arrêt à la production vidéoludique américaine, l'industrie européenne se développe vers la même période autour des micro-ordinateurs, et ce jusqu'à l'arrivée, en 1987, de la NES de Nintendo, présente dès 1983 au Japon et 1985 aux États-Unis.
L'étude du jeu vidéo vient croiser celle de nombreux objets, et peut bénéficier de nombreuses approches différentes. Dans son ouvrage Digital Play, Stephen Kline développe une triple approche de l'objet vidéoludique, plaçant celui-ci à la convergence entre une « expérience technologique », un objet culturel et artistique, et un produit marchand – et par là inséré dans les circuits de distribution.
Travailler sur la distribution ne signifie pas pour autant délaisser ces deux premières approches de l'industrie vidéoludique. Dans l'industrie française des années 1970 et 1980, la distribution renvoie à un ensemble d'activités aux limites floues, s'étendant à des tâches telles que la localisation des programmes ou la fabrication des packagings des jeux. Dans la théorie, la distribution correspond à l'activité intermédiaire séparant la conception du logiciel de son acquisition par le joueur / consommateur final : dans la pratique, cette activité d'intermédiaire influe sur toutes les étapes du processus de production. Travailler sur la distribution permet d'observer, depuis un point de vue différent, l'élaboration de l'objet vidéoludique et des expériences de jeu en France.
Première partieLa formation des réseaux de distribution du jeu vidéo
Chapitre premier1974-1983 : une arrivée progressive du jeu vidéo en France
De l'arrivée en France de l'Odyssey de Magnavox en 1974 au début des années 1980, les consoles de première génération ont une place importante sur le marché vidéoludique français. Le marché est dans un premier temps uniquement tourné vers l'importation depuis les États-Unis, avant qu'une production importante de consoles ne se développe en Europe, notamment en France avec la Société occitane d’électronique. Si la majorité des consoles commercialisées sont des systèmes prêts à être utilisés, les boutiques d'électronique, et plusieurs fabricants comme C.E.A. Tel-o-Kit à Clermont-Ferrand, commercialisent des machines destinées à être montées par des amateurs d'électronique, aboutissant au développement d'usages inédits du jeu vidéo, où la pratique d'assemblage elle-même est perçue comme l'activité ludique. Les systèmes de première génération ne rencontrent en France qu'un succès très limité et des ventes confidentielles. Leur apparition sur le territoire permet néanmoins l'arrivée sur le marché d'acteurs notables des années 1980, qu'il s'agisse de grossistes comme Monaco Computing Corporation ou de revendeurs comme la FNAC et la grande distribution généraliste.
En 1977 et 1978 sont importés en France trois micro-ordinateurs personnels qui dominent le marché : l'Apple II, le PET de Commodore et le TRS-80 de Tandy Radio-Shack. Les micro-ordinateurs se distinguent par la multiplicité de leurs usages domestiques, dont la pratique vidéoludique. Autour de cette multiplicité d'usages se développe une communauté de hobbyistes – rassemblés autour des premiers magazines comme L'ordinateur individuel et des premiers clubs – aux pratiques communes comme la programmation. Autour de ces machines, la fin des années 1970 voit la rationalisation des réseaux de distribution des constructeurs, à commencer par ceux d'Apple. Illel, Sivea et La Règle à Calcul sont les premiers magasins importants spécialisés en micro-informatique ; les grandes surfaces culturelles comme la FNAC et les magasins Tandy sont également présents sur le marché. C'est surtout à partir de 1980 que le marché et les réseaux de distribution s'étoffent. Si la pratique vidéoludique se développe en parallèle à l'offre de micro-ordinateurs, l'offre de jeux commercialisés en magasin reste confidentielle, mal renseignée et mal connue. La période voit néanmoins la naissance d'ASCRE, l'un des premiers grossistes français en logiciels de jeux.
C'est en 1980 que les réseaux de distribution du jeu vidéo commencent réellement à se mettre en place, avec l'entrée sur le territoire des consoles de deuxième génération, et en particulier, de 1980 à 1983, le Videopac importé par Philips, l'Atari 2600, l'Intellivision de Mattel et la Colecovision de Coleco. Le développement des consoles en France permet l'arrivée sur le marché de nouveaux types de revendeur : magasins de jouets, librairies, disquaires et vidéo-clubs. Ici encore, la production vidéoludique provient dans sa quasi-totalité de l'étranger. Les constructeurs maîtrisent plus ou moins la diffusion de leur production, selon l'intérêt qu'ils portent au marché français. De leur côté, les éditeurs, pour la majorité américains, laissent la distribution de leurs jeux à des acteurs de diverses origines, comme R.C.A. pour Activision. Le début des années 1980, ici encore, voit se rationaliser les réseaux de commercialisation autour d'une poignée de distributeurs de logiciels qui concentrent peu à peu l'offre, à l'image de Carrere Video Distribution.
Chapitre II1983-1987 : La structuration des réseaux de distribution français
L'année 1983 voit la naissance de l'industrie française vidéoludique. Fin 1982 paraît déjà le premier titre de presse français dédié au jeu vidéo, Tilt. En 1983 apparaissent les premiers grands éditeurs français de la décennie, soit Loriciels, Infogrames, Ère Informatique et Cobra Soft ; la même année naissent Innelec et Micromania, les deux principaux acteurs de la distribution du jeu vidéo en France. Alors que la crise frappe l'industrie vidéoludique américaine, l'industrie européenne se développe autour de la micro-informatique – sans par ailleurs que les deux événements ne semblent directement liés. En France, c'est sur Oric puis Amstrad que travaillent les développeurs. En 1985, l'industrie est en partie orientée vers le logiciel éducatif par le lancement du Plan informatique pour tous, qui vise à la promotion de l'informatique dans l'enseignement scolaire, autour notamment des machines de Thomson.
La période allant de 1983 à 1987 voit la structuration des réseaux de distribution et de commercialisation du jeu vidéo. De nombreux grossistes tels que SPID apparaissent, en partie pour pourvoir au développement d'une offre vidéoludique nationale, comme dans le cas de Cadre pour Infogrames. La distribution des machines est réorganisée par les constructeurs, bien souvent autour d'une filiale française pour Atari, Commodore et Amstrad par exemple lorsque les trois constructeurs dominent le marché des micro-ordinateurs en France, dans la seconde moitié des années 1980. De nouvelles méthodes de distribution se développent, alors que la définition des activités s'affine et qu'édition et distribution ne sont plus que rarement confondues dans la même structure. De nouveaux revendeurs se développent, grandes surfaces spécialisées à l'image de Nasa ou premières franchises de magasins de micro-informatique comme Digit Center. Des réseaux parfois complexes de distribution se mettent en place, plusieurs acteurs pouvant concentrer les activités d'importation, de distribution et de commercialisation.
Les réseaux de distribution du jeu vidéo dans les années 1980 ne forment pas pour autant un ensemble monolithique. Au-delà de la mise en place de ces réseaux de distribution que l'on peut qualifier de traditionnels se développent de nombreuses pratiques marginales, et apparaissent des acteurs œuvrant à la périphérie de l'industrie. Des magasins spécialisés s'attachent à certaines machines en particulier, tels que Micro-Video et Électron pour les consoles, ou Maubert Electronic pour les logiciels dédiés au standard MSX. En concurrence avec les importateurs officiels des consoles et micro-ordinateurs, les revendeurs parallélistes diffusent une production semblable à moindre prix, mais dans une certaine insécurité juridique. Certaines productions, comme le jeu éducatif ou le jeu pornographique, développent leurs propres réseaux de distribution. La revente d'occasion, le piratage, donnent une nouvelle vie au jeu vidéo une fois franchies les limites de l'industrie.
Chapitre IIIÉtudes de cas sur quatre grandes sociétés de distribution
Quatre sociétés de distribution en particulier, aux profils relativement différents, dominent l'industrie française à la fin des années 1980. Innelec, fondé en 1983 par Denis Thebaud, est un grossiste d'importance, développant son réseau en contactant les éditeurs en amont et les revendeurs en aval. Guillemot International Software, en Bretagne, se développe conjointement à Ubi Soft à partir de 1985, les deux sociétés privilégiant la distribution jusqu'aux années 1990. Micromania met en place dès 1983 un important service de vente par correspondance de logiciels de jeux, avant d'ouvrir ses premiers points de vente à la fin de la décennie. Infogrames, enfin, crée son propre service de distribution, Cadre, qui devient Cable après son rachat par l'éditeur de jeux éducatifs France Image Logiciel en 1987. Si ce dernier distributeur est principalement tourné vers le marché français, Innelec et Guillemot International Software importent de nombreux jeux depuis les États-Unis et l'Angleterre.
Ces différentes structures de distribution prennent généralement place dans de plus larges ensembles qui y associent, avec plus ou moins de proximité entre les activités, le développement, l'édition, et à l'autre extrême la commercialisation de logiciels de jeux. Innelec développe ainsi une activité d'édition avec sa structure No Man's Land. Guillemot International Software est ici très lié à Ubi Soft, de la même manière que Cable aux activités de France Image Logiciel et des divers développeurs compris dans ce que l'on a pu appeler la « galaxie Infogrames ». Micromania, enfin, développe ses activités à Sophia-Antipolis, à proximité du constructeur Exelvision et des éditeurs Nice Ideas et surtout D&L Research, avec lequel des partenariats sont développés. Cette multiplicité des activités s'éteint pour la plupart de ces sociétés à la fin des années 1980.
Une autre grande tendance des années 1980 connue par ces différentes sociétés – et ici annonçant les évolutions de la distribution dans les années 1990 – est l'internationalisation ou tout du moins l'européanisation des structures, suivant des modalités différentes. Guillemot International Software et Infogrames ouvrent ainsi plusieurs filiales à l'étranger. Micromania, de son côté, entre dans la structure d'U.S. Gold, éditeur anglais développant sa présence à l'échelle internationale. Innelec, enfin, développe un consortium, Micropool, avec le partenariat de plusieurs distributeurs européens, dont Rushware en Allemagne : l'objectif de Micropool, expérience qui reste éphémère, est de développer une structure de distribution européenne capable de négocier des contrats exclusifs avec différents éditeurs.
Chapitre IVLa transformation de la distribution du jeu vidéo en France à la fin des années 1980
À la fin des années 1980, deux événements modifient l'état de l'industrie française et de ses réseaux de distribution. Dans un premier temps, les consoles de troisième génération, et en particulier la NES de Nintendo et la Master System de Sega, arrivent en France en 1987. Les deux consoles permettent à d'anciens acteurs de la distribution de revenir au centre de l'industrie : Bandai et Audio Sound Distribution pour la NES, Virgin pour la Master System importent les machines et les jeux sur le territoire. Avec les consoles de troisième génération, l'industrie vidéoludique française se tourne de nouveau principalement vers une production importée depuis l'étranger, qui à terme polarise la production des éditeurs français.
En parallèle, France Image Logiciel dépose le bilan fin 1988. Il s'agit d'une conséquence à long terme de l'arrêt du Plan informatique pour tous, qui soutenait pour beaucoup l'activité de la société, et du retrait progressif de ses différents investisseurs, dont Thomson et la CAMIF. L'effondrement de France Image Logiciel conduit à celui de Cable, et par là à la transformation des réseaux de distribution du jeu vidéo en France.
Il est néanmoins difficile de déterminer l'impact exact de ces différents événements sur l'industrie française. Le manque d'archives, la fermeture de certains milieux à l'historien – en particulier pour le dépôt de bilan de France Image Logiciel et de Cable – laissent celui-ci face à un enchaînement de coïncidences où l'on constate l'éclatement de la galaxie Infogrames au moment de l'effondrement de Cable. Peut néanmoins être constatée l'essor de nouvelles sociétés de distribution, et la manière dont l'industrie française se retrouve de nouveau polarisée, pour beaucoup, par une production importée sur le territoire.
Deuxième partieLe jeu vidéo transformé par les réseaux de distribution
Chapitre premierLe jeu vidéo, un objet matériel à concevoir
L'activité de distribution n'est pas sans influer sur la forme de l'objet vidéoludique, dans un premier temps au niveau matériel. Dans les années 1980 apparaissent des acteurs spécialisés dans la conception des supports de jeux, comme CAAV ou Le témoignage – nombre d'entre eux proviennent du secteur de la musique. L'enjeu de la maintenance des machines de jeu est au cœur des réflexions de leurs importateurs. De la même manière que les réseaux de distribution sont réorganisés dans les années 1980 par les constructeurs, la maintenance est souvent déléguée à des sociétés tierces ou à des centres spécialisés ; la complexité grandissante des systèmes de jeu, l'agrandissement du marché, les réseaux de maintenance parfois fragiles qui sont constitués ne sont pas sans éveiller des tensions entre les constructeurs, et les revendeurs parfois chargés de prendre eux-mêmes en main les opérations de service après-vente.
Un autre enjeu important pour l'industrie vidéoludique est la conception des packagings de jeux, ensembles complexes qui donnent parfois lieu à des créations originales, comme la série des Meurtres de Cobra Soft. Se confrontent ici les aspirations créatrices de certains développeurs et les impératifs logistiques des sociétés travaillant à la distribution, notamment de la grande distribution généraliste qui impose aux éditeurs des types de boîte de jeu qui à terme modifient les expériences de jeu. La conception des packagings reste dans la majorité des cas de la responsabilité de l'éditeur.
Les années 1980 connaissent également un foisonnement d'initiatives originales en matière d'élaboration matérielle. Vidéo Télémat Report, revendeur du XVIIIe arrondissement de Paris spécialisé dans les micro-ordinateurs Spectrum, élabore un adaptateur et crée ses propres cartouches de jeux et de logiciels pour la machine, aboutissant à la création d'un véritable système indépendant à l'intérieur du Spectrum. Ce sont également les débuts de la dématérialisation du logiciel. Si les développeurs sont globalement peu intéressés par les possibilités offertes par le Minitel, deux initiatives apparaissent comme particulièrement notables en France. En 1984, l'éditeur américain Romox installe en France des bornes permettant d'installer, sur des disquettes vierges, des programmes parmi un choix de jeux. De son côté, Exelvision commercialise en 1985 l'EXL 100, dont les programmes éducatifs sont disponibles au téléchargement. Les deux initiatives rencontrent toutefois un succès assez limité.
Chapitre IILes enjeux de la localisation
L'importation de machines et de logiciels se fait dans la majorité des cas suite à la signature d'un contrat exclusif entre un producteur étranger et un importateur français. En marge de ces réseaux officiels se multiplient les importateurs parallélistes, la plupart du temps des magasins indépendants sans liens les uns avec les autres qui tirent profit de la petite taille de leur structure pour se substituer, à une échelle locale, aux importateurs officiels. Si ces derniers répliquent bien souvent juridiquement, les parallélistes ont cependant un rôle structurel important pour la distribution des machines en France, se suppléant à ces réseaux officiels lorsque ceux-ci ne peuvent plus assumer, pour des raisons diverses, leurs fonctions en tant qu'importateurs.
La localisation correspond à l'ensemble des opérations que subit le jeu vidéo à son entrée sur un territoire, soit la traduction, mais également l'adaptation du contenu culturel du jeu. Dans les années 1970, ce travail de localisation procède souvent d'initiatives individuelles, qu'il s'agisse de celles des producteurs, comme Magnavox pour l'Odyssey, ou des importateurs. Au début des années 1980, les distributeurs français, et notamment Innelec et France Image Logiciel, prennent en charge ces fonctions de localisation, tout en demandant aux éditeurs étrangers de traduire eux-mêmes les contenus et les packagings des logiciels. Les distributeurs contribuent ici directement à la transformation du logiciel de jeu, et par rebonds à la transformation de l'expérience vidéoludique.
Chapitre IIIDe la perception du jeu vidéo par les sociétés de distribution
Les réseaux de distribution du jeu vidéo en France ne naissent pas ex-nihilo dans les années 1970, mais s'insèrent au contraire dans des réseaux, dans des structures pré-existantes, et liées à d'autres industries culturelles, qu'il s'agisse ici du livre, de la musique, du film, ou encore du jouet. Le jeu vidéo emprunte à ces industries des techniques, comme le système de location des vidéo-clubs, des réseaux – les jeux éducatifs développés par Édiciel et Vifi-Nathan empruntent les réseaux des librairies – et des acteurs divers. Laurant Weill de Loriciels et Denis Thebaud d'Innelec, évoquant l'industrie du jeu vidéo, la comparent directement à celle du disque.
Le passage du jeu vidéo par les réseaux de distribution d'autres produits culturels pousse à l'assimilation de l'objet vidéoludique avec d'autres formes d'expression, et contribue à modeler une certaine image du jeu. Le jeu vidéo sur les consoles de première et deuxième générations, associé au jouet et à l'imaginaire télévisuel, apparaît ainsi, pour reprendre l'expression de Tristan Donovan, comme du « toy for the boys ». En France, la diversité de l'origine des distributeurs place le jeu vidéo dans une situation complexe, largement tributaire de son contexte de commercialisation. Se développe par ailleurs une différenciation, au cours de la période, entre l'offre pour console, davantage rattachée au jouet, et le jeu sur micro-ordinateur, mis en lien avec les industries du disque et du livre. Cette image est en particulier véhiculée par la grande distribution, qui assimile directement les consoles de jeux au jouet, en adoptant une posture plus complexe vis-à-vis du jeu sur micro-ordinateur.
La commercialisation de la NES par Bandai traduit la manière dont la distribution parvient tout à la fois à s'émanciper de ces modèles, et à s'en emparer. En développant une structure de distribution complexe, à destination tout autant des revendeurs d'informatique et de hi-fi que des magasins de jouets, Bandai apprend à contrôler ces différentes perceptions du jeu vidéo pour proposer son produit dans tous les réseaux de distribution disponibles.
Troisième partieDistribution de l'objet vidéoludique et naissance de nouvelles expériences de jeu
Chapitre premierLe piratage de jeu vidéo
Il a été fait le choix de lire la pratique du piratage de logiciels de jeu – soit la copie et la diffusion de logiciels – comme une activité de distribution : le produit piraté ne prend son sens qu'à partir du moment où il emprunte des réseaux de distribution pour être redistribué de joueur en joueur. L'étude du piratage est complexe, le phénomène s'inscrivant par essence dans des logiques confidentielles et renvoyant à une pratique illégale. Dans le cas ici présent, seule la presse spécialisée a été étudiée afin de déterminer plusieurs angles d'approche et de réflexion sur le piratage. Le vocabulaire employé par cette source nécessite d'être clarifié avant d'approcher le sujet, eu égard à un certain manque de rigueur dans l'usage des termes de pirate, copieur, déplombeur ou encore cracker et hacker.
Au même titre que l'acte de programmation, le piratage apparaît comme une pratique répandue dans les années 1980, tout en renvoyant à une certaine diversité de pratiques, allant du déplombage de logiciels pour la réalisation de copies de sauvegarde d'un jeu à la marchandisation à grande échelle d'exemplaires pirates d'un logiciel – pratique relevant ici des copieurs. Si cette première pratique est souvent solitaire, se constituent bien vite dans les années 1980 des groupes de pirates, composés de quelques personnes, à l'activité ou la notoriété parfois très importantes, comme pour le Clean Crack Band de Laurent Rueil et Aldo Reset, ou le Cthulhu Mythos Software. Les pirates se rencontrent, piratent et échangent dans les lieux où se trouvent des micro-ordinateurs : domicile des pairs, Centre mondial de l'informatique, mais également clubs Microtel et boutiques de micro-informatique elles-mêmes. Les réseaux d'échange se constituent à des échelles locales, nationales, voire internationales, en se greffant à des structures de distribution pré-existantes.
Les réponses à l'acte de piratage n'en sont que plus complexes. De manière générale, l'industrie vidéoludique condamne la pratique, et développe tout au long des années 1980 des protections logicielles et matérielles afin d'empêcher la copie du jeu, ou tout du moins de dévaloriser l'expérience de jeu du joueur pirate. En 1983 est fondée l'Agence pour la protection des programmes, dont l'une des principales missions au cours des années 1980 est justement la lutte contre le piratage. Pour les éditeurs et les distributeurs, l'acte de piratage correspond à une perte d'argent, idée donnant lieu à plusieurs débats au cours des années 1980. Néanmoins, dans une certaine mesure, l'industrie profite également du piratage. Les déplombeurs forment un vivier de potentiels développeurs dans lequel les structures d'édition n'hésitent pas à puiser des créateurs de jeux. À une échelle plus individuelle, certaines structures d'édition et de distribution se servent du piratage dans leurs propres stratégies de développement, en étudiant par exemple le succès d'un jeu au travers de ses réseaux pirates.
Parler du piratage comme d'un objet unique serait toutefois quelque peu abusif. La pratique du piratage est très diverse, et connaît par ailleurs des réseaux différents, selon que le jeu piraté fasse l'objet d'une commercialisation ou non : si dans le premier cas il emprunte des réseaux reproduisant les circuits de distribution classiques, il repose dans le second cas sur des mécaniques d'échange de logiciels et de savoir-faire entre pirates. Les logiciels piratés sont souvent signés à l'aide d'une introduction permettant d'identifier le groupe de pirates l'ayant déplombé. Ces introductions sont le théâtre de jeux d'affrontements se déroulant entre groupes de pirates, entre groupes de hackers, qui diffusent des logiciels afin de mettre en avant leurs capacités en matière de déplombage et de se mesurer à d'autres groupes, parfois en replaçant des protections sur les programmes déplombés. L'acte de déplombage devient ici le jeu en lui-même, le jeu vidéo présent sur les disquettes déplombées apparaissant comme une sorte de bonus, si ce n'est comme un prétexte. À ces logiques d'affrontements ludiques se greffe toute une dimension de jeu de rôle, tenant aux postures adoptées par les différents groupes de pirates, et à leur capacité à puiser dans la culture populaire pour constituer leur nom et leur identité. Le jeu piraté apparaît à ce titre non pas comme un jeu vidéo dégradé, mais davantage comme un jeu différent, l'acte de piratage permettant le développement de nouvelles expériences de jeu à part entière.
Chapitre IIDistribution et création vidéoludique
Il convient finalement de s'interroger sur le rôle de la distribution dans la naissance de l'industrie vidéoludique, et notamment par rapport à l'acte de création. Si les années 1980 correspondent à la période où se définissent clairement les activités d'édition et de distribution, une grande partie des acteurs du début de la période sont tantôt éditeurs-distributeurs, comme Loriciels qui dispose de sa propre structure de distribution, tantôt distributeurs-éditeurs, à l'image du grossiste Innelec disposant de son département d'édition No Man's Land. Inhérente aux débuts de l'industrie, cette imbrication des fonctions prend au cours des années 1980 un caractère davantage lié aux stratégies et aux motivations de chaque société. Ainsi, nombre de distributeurs entretiennent une activité d'édition par opportunisme, visant ici à combler un marché encore peu pourvu en jeux français au début de la décennie.
Le rôle de la société de distribution, et en particulier du revendeur, est toutefois plus complexe et plus important que ce seul palliatif à une industrie vidéoludique française encore peu développée. La boutique de micro-informatique correspond à une « surface de contact » – l'expression est de Fernand Braudel – pour le joueur / consommateur. Le magasin est avant tout le lieu de rassemblement des joueurs et des clients, et la notoriété d'une boutique dépend ici tout autant de facteurs géographiques pouvant faire de celle-ci un lieu de rassemblement local que de causes inhérentes aux stratégies individuelles des revendeurs, comme le choix de développer des espaces vivants au sein des magasins, ou la spécialisation de ceux-ci dans une production en particulier, tà l'image de Goal Computer avec le micro-ordinateur Dragon. À ce titre, la boutique de micro-informatique n'a pas qu'un rôle marchand : Ellix Informatique se décrit ainsi en 1983 comme « plus qu'un magasin », et anime une véritable communauté de clients. Le magasin, et par extension la structure de distribution, en offrant des espaces dédiés à la micro-informatique, permettent la rencontre entre développeurs et amènent à terme à la naissance de synergies, à la manière de ce qui se passe à la même période dans les boutiques dédiées au jeu de rôle.
Les magasins ne sont toutefois pas les seuls espaces amenant les développeurs à se rencontrer, et débouchant à terme à la naissance de l'industrie vidéoludique : les clubs, notamment, offrent aux joueurs des espaces de rencontre importants. Néanmoins, une partie de l'industrie française naît dans les boutiques de micro-informatique : Laurant Weill fonde Loriciels en 1983 et y édite de nombreux développeurs à l'origine clients d'Ellix Informatique et qui créaient des programmes pour le magasin, comme Carlo Perconti. Le tout amène à s'interroger sur la spécificité de la boutique dans la naissance de l'industrie. Le magasin agit essentiellement comme espace symbolique, sanctionnant le passage d'un programme de jeu de l'espace privé – celui du développeur et des pairs avec lesquels il partage son jeu – à un espace public, où le programme est commercialisé mais surtout célébré. En région, chez Micros et Robots à Chalon-sur-Saône par exemple, les développeurs locaux voient ainsi leur production mise en avant au sein de la boutique. Le revendeur, comme maillon des réseaux de distribution, permet l'entrée de l'objet vidéoludique sur les circuits marchands, et sanctionne en quelque sorte le passage des développeurs du privé au public, du programme réalisé pour soi et pour apprendre au jeu commercialisé sur le territoire.
Conclusion
Les années 1970 et 1980 voient ainsi la naissance de l'industrie française du jeu vidéo, et le développement de ses réseaux de distribution. Ceux-ci émergent avec l'arrivée sur le territoire des principaux micro-ordinateurs à partir de 1977, et prennent leur essor avec la naissance de l'industrie en 1983. Dans la seconde moitié des années 1980, Innelec, Guillemot International Software, Cable et Micromania dominent le marché, la plupart de ces acteurs devant se réadapter avec l'arrivée des consoles de troisième génération en 1987. Les réseaux de distribution, en faisant transiter l'objet vidéoludique entre éditeur et consommateur, ne sont pas sans influer sur le processus de conception de celui-ci, altérant sa forme matérielle et logicielle, voire conditionnant sa perception par le grand public en lui faisant emprunter des réseaux différents. Au cours de la structuration de cette industrie, le jeu vidéo n'apparaît pas comme un medium isolé, mais bien davantage comme entouré par un ensemble d'autres objets culturels, pour certains issus de la culture populaire comme le jeu de rôle ou le jouet, pour d'autres référents industriels comme le livre ou le disque.
Travailler sur la distribution permet à ce titre de prendre en compte l'intégralité des composantes du processus de production du logiciel de jeu. Les revendeurs ont ici un rôle particulièrement important, notamment dans la mise en place des premières structures d'édition, et une première tension se discerne entre une tendance globale visant à la structuration du marché et de l'industrie, et une multiplication de stratégies individuelles, parfois divergentes, provenant des nombreux acteurs de l'industrie. Une sorte de double réseau de distribution se développe, le premier formé par ce qui a été désigné comme « centre » et relevant des principales sociétés de distribution, la « périphérie » prenant le relais de celui-ci lors de ses insuffisances, pour distribuer certaines productions ou pallier des structures manquantes. Ce sont souvent ces structures de la périphérie, en disposant de davantage de libertés et en procédant pour beaucoup d’initiatives individuelles, qui contribuent à la naissance de nouvelles expériences de jeux, en mêlant activités de développement, d'édition et de distribution – ce qui est également le cas des groupes de pirates. À ce titre, on peut lire l'histoire du jeu vidéo en France comme celle de l'affinement progressif de ses différentes composantes industrielles, les réseaux de distribution de l'objet vidéoludique ne devant alors plus être considérés comme un ensemble de sociétés aux rôles clairement définis, mais davantage comme une série d'activités investies par différents acteurs, à la place et au rôle en constante évolution.
Annexes
Annexes photographiques. — Transcriptions du quatrième entretien avec Bertrand Brocard, des deux entretiens avec Denis Thebaud, du premier entretien avec Laurant Weill.