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L'œuvre des haras, entre amélioration animale et création architecturale

L'implantation du dépôt d'étalons de Cluny (premier quart du xixe siècle)


Introduction

En 2010, deux événements concomitants contribuèrent à faire du haras national de Cluny un objet d'étude : la restructuration des haras et le onzième centenaire de l'abbaye. Ancien service du ministère de l'Agriculture devenu établissement public à caractère administratif en 1999, les Haras connaissaient alors une nouvelle mutation en fusionnant avec le Cadre noir au sein de l'Institut français du cheval et de l'équitation (IFCE). Ce bouleversement institutionnel, symptomatique d'un changement notoire de leur fonction au sein de la société et de l'administration françaises, était une circonstance propice aux interrogations sur le passé de l'institution. Plus spécifiquement, les recherches pouvaient porter sur le haras national de Cluny qui était mis en exergue par les réflexions et chantiers engagés en vue de l'anniversaire du site abbatial. De fait, les projecteurs braqués sur le cœur urbain de Cluny à l'occasion de cette échéance révélaient du même coup la méconnaissance voire le désintérêt dont il était souvent fait preuve à l'égard du haras, pourtant édifié au pied du clocher avec les pierres de l'illustre monument.

L'actualité n'était pas seule à favoriser un travail sur le haras de Cluny : une telle étude venait s'inscrire à la croisée de plusieurs courants historiographiques qui semblaient l'appeler de leurs vœux ou tout au moins l'encourageaient de leurs zones d'ombre. Ainsi, dans le sillage de René Musset et de Jacques Mulliez, l'histoire des Haras a bénéficié d'un éclairage particulier, mais les recherches furent très majoritairement dédiées à l'Ancien Régime. Elles présentaient en cela la même caractéristique que les travaux consacrés à l'élevage en général – qui n'ont d'ailleurs pas fait de l'équidé leur priorité. Il est vrai que l'animal, comme le rappelle chaque écrit de Daniel Roche, a un statut singulier qui le rend comparable à nul autre et conduit le plus souvent à l'étudier de manière isolée. Dans un tout autre domaine, l'historiographie clunisienne accuse elle aussi – encore plus profondément – la césure révolutionnaire ; l'histoire du xixe siècle clunisois fait figure de parent pauvre. Ce xixe siècle, les historiens de l'architecture s'en sont emparé, et le Conseil des bâtiments civils, organe phare de la période, a notamment attiré leur attention. Néanmoins, l'architecture publique équestre qu'il contribua à faire naître et dont il supervisa l'édification n'a pas joui des mêmes considérations que les établissements de pouvoir (préfectures, palais de justice), de concentration humaine (prisons, hôpitaux) ou de prestige (théâtres, opéras).

Le haras de Cluny offre au chercheur une grande variété de problématiques et autant d'approches différentes. Il a été choisi de privilégier la richesse pluridisciplinaire permise par le sujet en rassemblant les questionnements autour de trois axes : histoire de l'administration, histoire de l'élevage et histoire de l'architecture. La première partie s'attache à étudier le cadre institutionnel, les moyens humains et pécuniaires ainsi que les choix politiques de l'administration des Haras. Dans une seconde partie, l'analyse se concentre sur les théories, les modalités et les résultats de l'amélioration animale en plaçant le cheval et la circonscription de Cluny au cœur de la réflexion. Enfin, la troisième partie, à partir de l'exemple clunisois, regroupe les considérations architecturales et patrimoniales portant sur le corpus des bâtiments de haras et de dépôts d'étalons.


Sources

Si une thèse consacrée au haras national de Cluny a pu voir le jour, c'est que notre intérêt pour le sujet a trouvé un écho chez Mme la directrice des archives départementales de Saône-et-Loire. Cette dernière a mis en œuvre un versement rapide des archives de l'établissement – par ailleurs réclamé dans l'instruction du 16 janvier 2007 sur les archives des Haras – et les premiers documents ont quitté les greniers du pavillon de l'administration en juin 2011. Ce qui, à l'origine, avait l'apparence d'un travail défini par un fonds bien délimité se révéla en réalité beaucoup plus complexe : pour essentielle et inédite qu'elle soit, cette première source n'a pas été prédominante. Les lacunes qu'elle a révélées pour la période de création du haras ont conféré une importance cruciale aux sources complémentaires. Par conséquent, la sous-série F10 des Archives nationales et les archives municipales de Cluny ont été au moins autant que les archives propres de l'établissement mises à contribution.

Celles-ci, rassemblées sous la cote 4ETP aux archives départementales, ont essentiellement procuré des documents sériels : registres-matricules des étalons et registres de monte. Les archives nationales ont fourni les documents comptables (sous-série F4) ainsi que les règlements, rapports et correspondances qui ont permis de cerner le fonctionnement du dépôt d'étalons et de l'administration des Haras. Les archives municipales de Cluny conservent peu de documents concernant directement l'établissement, mais on le rencontre dans l'enregistrement de la correspondance et les délibérations municipales. Les prémices du sujet, sous l'Ancien Régime, ont été documentées grâce aux papiers des États du duché de Bourgogne conservés aux archives départementales de Côte-d'Or. Quant aux questions architecturales, elles ont été traitées à partir des devis, plans, avis du Conseil des bâtiments civils et dossiers du personnel des Ponts et Chaussées contenus dans les sous-séries F13, F14, F19 et F21 des Archives nationales. Les archives contemporaines conservées à la Médiathèque de l'architecture et du patrimoine – composées aussi bien de documents iconographiques que de projets, rapports et correspondances – ont apporté un éclairage non négligeable sur cette matière.

Le propos s'appuie également sur un certain nombre de sources imprimées. Outre les outils fort utiles que sont les almanachs impériaux puis royaux et les annuaires du département de Saône-et-Loire, il était incontournable de compulser les textes fondateurs de Buffon et de Bourgelat. Ont également été lus avec profit les ouvrages du colonel Flandre d'Espinay (autrement appelé Pierre-Marie d'Espinay Saint-Denis) et une demi-douzaine d’œuvres produites par autant de contemporains versés dans l'élevage et désireux d'exprimer ce que, selon leurs vues, devait être l'administration des Haras : Esprit-Paul de Lafont-Pouloti, Jean-Baptiste Huzard, Georges-Hector-Henri Collot, Louis de Maleden, François-Philibert Loubat de Bohan figurent dans ce travail.


Première partie
Administration des Haras et fonctionnement du dépôt d'étalons de Cluny


Chapitre premier
Vie, mort et renaissance des Haras : une administration entre libéralisme et dirigisme

Sans chercher à retracer l'historique des Haras en Bourgogne depuis les origines, il était nécessaire de commencer par définir le contexte dans lequel s'est insérée la création impériale que constitue le dépôt d'étalons de Cluny et de chercher à connaître les expériences chevalines auxquelles il devait succéder. Le fait même de confier à une administration la tâche d'encourager et réglementer l'élevage de chevaux, l'idée d'assigner à l’État un rôle actif dans la production d'objets de commerce, n'allait pas de soi. Cette conception était le fruit d'un long cheminement et sa pérennité jusqu'à une période très récente ne doit pas nous faire oublier qu'elle a connu d'importantes variations et remises en cause. Outre cette problématique de l'interventionnisme étatique, les Haras permettent d'aborder la question des relations entre échelon local et échelon central.

L'année 1766 marque le début de l'engagement de la province bourguignonne dans l'élevage équin. Certes, la contrée bénéficiait dès avant cette date, au même titre que le reste du royaume, de la présence d'étalons royaux confiés à des gardes et d'étalons approuvés appartenant à des particuliers. Mais les états de Bourgogne manifestèrent à ce moment le désir de s'impliquer plus avant dans la production chevaline, notamment pour réformer les abus qui avaient vu le jour. L'obtention de la « manutention et administration générale des Haras », en leur conférant une relative autonomie, donna lieu à l'expérimentation de différents systèmes. Si le premier règlement qu'ils établirent ne différait guère de celui qui, défini en 1717, régissait encore une grande partie du territoire français, la création de sociétés de gardes-étalons sur le modèle de ce qui existait depuis 1754 dans la généralité de Lyon constituait une innovation sensible. Il est à noter que c'est le Charolais – déjà – qui bénéficia de la première d'entre elles. Or, le passage de relais au profit d'une gestion provinciale ne résolut pas les problèmes qui viciaient le fonctionnement des Haras. Le principal motif de cet échec résidait dans les vues inconciliables des éleveurs et des administrateurs sur la nature des reproducteurs à utiliser : étalons étrangers ou étalons locaux ? En vertu de ce constat, les élus généraux décidèrent une profonde réforme : en 1776, liberté était donnée aux particuliers de se pourvoir à leur convenance en étalons. On n'abandonna pas toutefois la volonté d'amélioration et, parallèlement à cette organisation libérale, naquit en 1779 un établissement d'élite : on rassembla des reproducteurs mâles et femelles de sang étranger à Diénay, en Côte-d'Or.

Ce système mixte loin de la caricature qu'on en dressa pour justifier la disparition des Haras ne survécut pas à la Révolution, malgré les retouches qui lui furent apportées à l'extrême fin du xviiie siècle. Le 19 janvier 1790 était décidée l'abolition du « régime prohibitif » des Haras. Pourtant, la période révolutionnaire ne fut pas exempte de politiques d'encouragement à l'élevage chevalin ; bien au contraire, on assista, sous l'égide de certains départements au nombre desquels figurait la Saône-et-Loire, à une réorganisation locale – preuve qu'on ressentit alors pleinement la nécessité d'un certain interventionnisme. Ce sentiment s'accrut durant le Consulat, qui vit publier une profusion de mémoires en faveur d'un rétablissement des Haras. Le décret de Saint-Cloud du 4 juillet 1806 vint combler une réelle attente. Il s'agit d'une œuvre de synthèse consacrant un espace de liberté – chacun pouvait livrer à la reproduction les chevaux de son choix – tout en mettant en place des mesures pour influer sur l'élevage – achats d'étalons, encouragements, courses primées.

Chapitre II
Le cadre institutionnel et réglementaire du dépôt d'étalons de Cluny

À l'heure de la réorganisation, après que les bases anciennes eurent volé en éclat à la Révolution, plus rien ne demeurait que quelques initiatives locales maintenant l'élevage équin sous assistance respiratoire. L'entreprise qui débuta alors était de grande ampleur, et l'ambition conséquente : il fallait faire renaître une administration centralisée disparue, étendre son influence à l'ensemble du territoire, définir à nouveau les principes et les modalités de son action, en trouver les moyens matériels comme humains. Les deux décennies étudiées sont celles de cette mise en place progressive ; elles constituent en cela un observatoire privilégié de l'administration au sens large, à travers le prisme d'une de ses émanations en particulier.

Tels qu'institués par Napoléon, les Haras furent placés sous la tutelle du ministère de l'Intérieur. Pour une administration dont on n'a eu de cesse d'attribuer la création à une visée militaire, cette totale indépendance vis-à-vis des ministères de la Guerre et de l'Administration de la guerre est un fait notable. Deux catégories d'agent concouraient à un fonctionnement extrêmement centralisé : les préfets, qui virent entrer dans leurs attributions la surveillance de la gestion des haras ou dépôts d'étalons ainsi que la statistique équestre, et les inspecteurs généraux des Haras. Ces derniers, du fait de leur grande mobilité – la circonscription qu'ils devaient inspecter changeait chaque année ou presque –, garantissaient une multiplicité de points de vue en même temps que l'homogénéité de la politique d'élevage sur le territoire. Point d'orgue de cette volonté centralisatrice, un comité où étaient abordées les questions équines au niveau national vit le jour en 1810. Il fallut cependant attendre 1825 pour qu'un Conseil supérieur des Haras fût chargé de cette matière à l'exclusion de toute autre. Idéales pour observer la dialectique entre échelon local et échelon central, les acquisitions de chevaux connurent différents modes : si l'effectif initial fut complété grâce à des agents spécialement recrutés pour cette mission, les chefs d'établissements virent leur rôle grandir en ce domaine au fur et à mesure que les produits des premiers étalons atteignirent la distinction requise. Sans mettre un terme à ces achats procédant également de l'encouragement aux éleveurs, on décida en 1818 la création d'un dépôt de remontes unique où serait dirigée toute nouvelle recrue avant de rejoindre l'un ou l'autre des établissements.

Outre l’action centralisatrice, les Haras donnent à voir le processus de normalisation visant à réduire les nombreux écarts entre la règle et son application. De fait, les débuts de la nouvelle administration furent dominés par un pragmatisme parfois contraire aux dispositions réglementaires. L'exercice de la ferrure et la tenue de la comptabilité sont les deux domaines où le différentiel fut le plus manifeste. Le contexte général, notamment les invasions de 1814 et 1815, contribua au climat de grande souplesse octroyant aux chefs d'établissement une marge de manœuvre confortable. Parallèlement à l’œuvre de codification qu'elle entreprit, la Restauration s'efforça de refréner les manquements aux règlements et les particularismes qui en étaient issus.

Chapitre III
Les rouages du dépôt d'étalons de Cluny : acteurs et moyens de son fonctionnement

L'étude de la comptabilité du dépôt d'étalons de Cluny est le moyen d'atteindre à une connaissance plus intime de son fonctionnement : l'évolution du produit de la monte est une donnée incontournable pour comprendre l'essor de l'établissement, et le produit des ventes de chevaux nous renseigne sur la position de l'administration vis-à-vis de ses reproducteurs en fin de vie. Mais le principal enseignement de cette analyse concerne le rôle de l’État. Les recettes de l'établissement provenaient de deux sources distinctes dont les rôles respectifs connurent un renversement. Alors que les produits accidentels du dépôt d'étalons ne furent tout d'abord considérés que comme des ressources complémentaires de fonds bien plus substantiels ordonnancés sur le Trésor public, ils devinrent dans la décennie 1820 le « premier aliment naturel » que le Trésor venait subventionner en cas d'insuffisance. Même si dans les faits on continua à verser des sommes conséquentes, le changement de conception était radical ; cessant d'entretenir, l’État se contentait de soutenir.

Le personnel du dépôt d'étalons de Cluny offre au regard de l'historien un large éventail social présentant une mobilité elle aussi très variée. Un officier des Haras était plus susceptible de changer d'établissement qu'un palefrenier. L'immobilisme de cette dernière classe d'employés est cependant à tempérer par les migrations temporaires effectuées chaque année lorsque les étalons devaient être accompagnés pendant plusieurs mois dans les différentes stations de monte. Si le recrutement puisait largement à la source de la recommandation et de la faveur, le personnel n'en était pas moins souvent qualifié. Il n'existait cependant aucune école assurant la formation des agents des Haras qui aurait permis d'en accentuer l'esprit de corps. La plupart des officiers tiraient leurs compétences de leur passé militaire. Seuls les vétérinaires faisaient exception et jouissaient d'un véritable enseignement dans les écoles organisées depuis le siècle précédent. S'intéresser au personnel du dépôt de Cluny offre l'occasion de s'interroger sur le statut de fonctionnaire sous l'Empire et la Restauration. Très encadrés et surveillés, portant l'uniforme, ces agents bénéficiaient en contrepartie d'avantages non négligeables – un avancement réglé, une pension de retraite assurée.


Deuxième partie
Élevage


Chapitre premier
À la recherche de l'amélioration animale : les théories de l'élevage

L'incomplétude serait grande si, en cherchant à évaluer l'action du dépôt d'étalons de Cluny, l'on ne se préoccupait pas d'abord de comprendre les théories qui l'ont sous-tendue. Le but poursuivi par la réorganisation des Haras était double : loin de satisfaire à une simple volonté d'augmentation de l'effectif, on cherchait à répondre à un dessein plus complexe consistant à améliorer l'espèce chevaline. Or, cette notion d'amélioration sans cesse reprise et répétée comme une idée naturelle et évidente était en réalité le fruit de plusieurs postulats insensiblement mobilisés : tension vers le progrès et hérédité étaient des préalables nécessaires. Quant aux motivations présidant à cet effort améliorateur – certes en partie économiques et stratégiques –, elles ressortent essentiellement de mécanismes psychologiques touchant à la notion de domestication et à l'immuable désir de l'homme de maîtriser la nature.

Le choix des animaux par qui devait s'opérer l'amélioration dépendait tout autant de conceptions intimement liées aux connaissances, croyances et goûts d'une société donnée. Ainsi, l'étude des reproducteurs, bien plus que l'anecdotique inventaire d'une population d'individus temporairement passés dans les Haras, fournit l'occasion de plonger plus avant dans la compréhension des hommes qui marquèrent l'institution du sceau de leurs représentations. La primauté accordée au mâle dans le système des Haras français, maintes fois constatée, était pragmatique : un étalon peut produire plusieurs dizaines de poulains par an quand une jument ne donne qu'un fruit annuel. Il est néanmoins possible d'y voir également une résurgence de l'animalculisme, théorie mise au point au xviie siècle affirmant la supériorité de la semence mâle dans la procréation et qui donna lieu à une longue querelle scientifique. L'amélioration chevaline nourrit de perpétuels débats ; la période considérée vit s'affronter les tenants du croisement et ceux de la sélection dans l'indigénat, les promoteurs du pur-sang arabe ou du pur-sang anglais – autant d'occasions, à travers l'histoire équine, de saisir les mentalités d'une époque.

Chapitre II
L'élevage équin dans la circonscription de Cluny (1807-1822)

La circonscription du dépôt d'étalons de Cluny est une notion en mouvement. En vain l'on chercherait quelque carte élaborée dans le but de déterminer une répartition raisonnée entre les différents établissements dépendant des Haras : les ressorts se dessinaient au coup par coup, au gré des lettres du ministre aux chefs de dépôt. Il faut par ailleurs établir une distinction entre la circonscription du dépôt et la sphère d'influence réelle de l'établissement. De toute la période, les étalons de Cluny ne purent assurer la monte jusque dans les confins de l'espace qui leur était assigné, loin s'en faut. L'effectif moyen de trente-quatre étalons était dérisoire face à l'extension du territoire qu'ils devaient desservir : en 1809, les départements de la Saône-et-Loire et de la Côte-d'Or se virent adjoindre une partie de l'Ain, puis la Loire et le Rhône à partir de 1816. Le corollaire évident de cette vaste étendue est l'extrême diversité des juments rencontrées et des types d'élevage auxquels elles étaient destinées. La Saône-et-Loire, à elle seule, présentait un visage très varié : chevaux de trait dans les arrondissements de Chalon-sur-Saône, de Louhans et de Bourg-en-Bresse, chevaux de selle dans le Charolais, situation mixte dans le Morvan ; intégration de l'Autunois à de nombreux circuits commerciaux, exportation bressanne, quasi-autarcie charolaise.

Chaque année, la saison de monte était l'occasion d'observer un partenariat hors du commun entre l'État et le secteur privé. L'administration des Haras ne pouvait se passer des gardes-étalons, relais essentiels à son fonctionnement. Honnis sous l'Ancien Régime, ils bénéficièrent d'une redéfinition de leur rôle et devinrent les gardiens temporaires des étalons en même temps que les dispensateurs d'un service public sans pour autant être fonctionnaires. Groupe socialement hétérogène où les vétérinaires étaient fort représentés, ils comptaient aussi des notables dans leurs rangs. Parmi eux, des amateurs éclairés qui, à la fin de la période surtout, se distinguèrent de la plèbe des éleveurs. La structure de la propriété des poulinières était excessivement éclatée – avec une moyenne de 1,2 à 1,3 jument présentée à la saillie par propriétaire –, mais une poignée d'homme se livrant à un élevage d'élite était en mesure de livrer aux étalons un nombre relativement important de juments – jusqu'à vingt-deux.

Chapitre III
La portée de l'action du dépôt en Saône-et-Loire : éléments d'un impossible bilan

Deux axes sont à prendre en compte pour évaluer l'action du dépôt d'étalons sur la population chevaline de sa circonscription : l'amélioration de l'espèce et l'augmentation des effectifs. Or, chacun de ces objectifs oppose des difficultés de lecture à l'historien désireux de savoir s'ils ont été atteints. Le premier trouve très rapidement sa limite dans la subjectivité induite par la notion même d'amélioration. Certes, il existe des critères de jugement objectifs, tels que la vitesse ou la taille, aisés à sanctionner par la course et la toise. Mais, en dépit de l'existence de telles épreuves en d'autres points du territoire français, il fallut attendre 1881 et la fondation de la Société hippique de Saône-et-Loire pour voir se jouer les premières courses officielles à Cluny. Quant à la mesure de la taille, elle ne donne qu'une idée bien insuffisante et insatisfaisante de la morphologie d'un animal dont il faut malgré tout se contenter avant l'invention de la photographie. Nonobstant ces réserves, l'étude des distributions de primes, qui étaient à la fois instruments et observatoires de l'amélioration, est digne d'intérêt – ne serait-ce que pour connaître la politique des contemporains à cet égard. Quant à la multiplication de l'espèce, c'est grâce aux efforts de dénombrements qui furent déployés alors que l'on peut s'en faire une idée. Outre la circonspection d'usage vis-à-vis des statistiques ainsi obtenues, il est nécessaire d'adopter une attitude humble envers notre connaissance de l'évolution du cheptel. La tendance durant la période considérée est à l'accroissement, mais tant que l'on n'aura défini plus précisément l'impact des ponctions militaires, l'on ne saurait avancer de chiffres. S'il est un progrès que l'on peut mettre à l'actif de l'établissement pour attester sa réussite, c'est l'émulation qu'il suscita notamment au sein des autorités départementales : paradoxalement, le fait que le conseil général de Saône-et-Loire se mît à assumer une partie de la tâche jusque-là assumée par l'État était moins la preuve de sa défaillance – notamment de l'inadéquation des étalons – que celle de son succès. L'établissement était parvenu à donner l'impulsion initiale.


Troisième partie
Architecture


Chapitre premier
Pour une architecture publique équestre : à la recherche d'un programme

L'architecture de haras devait à la fois obéir à des exigences zootechniques permettant le logement optimal de chevaux entiers et, en tant qu'abri d'un service et de biens publics, assumer une fonction de représentation de l’État. De par cette caractéristique, elle entrait dans les attributions du Conseil des bâtiments civils, organe central fondé en 1795 rassemblant d'éminents architectes pour juger des projets de construction et de réparation d'édifices publics soumis à leur examen et approbation. Il incombait également aux inspecteurs généraux des Haras de participer à l'élaboration du programme de ce type d'établissement. Il est à noter qu'il n'y eut pas une stricte répartition des rôles entre ces deux catégories d'acteurs ; le Conseil ne se prononçait pas uniquement sur la respectabilité et l'esthétique de cette architecture particulière et les inspecteurs ne se cantonnaient pas aux impératifs équins. Bien au contraire, le point de vue de chaque protagoniste était riche de considérations multiples. Ainsi, une nette spécialisation au sein du Conseil fit de Alexandre-Théodore Brongniart le rapporteur quasi exclusif des dossiers d'architecture équestre, ce qui permit la prise en compte de la spécificité des aménagements requis. Les inspecteurs généraux des Haras, quant à eux, étaient empreints de la dignité requise au sein de l'administration et étaient au moins tout aussi préoccupés de la fonctionnalité et salubrité des lieux que de leur caractère « convenable ».

Chapitre II
La construction du dépôt d'étalons de Cluny : à la croisée des regards

Le programme d'un dépôt d'étalons, unique, pouvait s'inscrire dans la pierre de multiples manières. À Cluny, plusieurs projets furent assez aboutis pour nous parvenir sous forme de plan, de devis ou de mémoire. L'étude des bâtiments qui composent le dépôt fournit l'occasion d'observer un ensemble architectural à la croisée d'influences diverses : appartenant à l'État, construit sur un terrain municipal avec une participation financière du département, il est le fruit des échanges qui eurent lieu entre hommes de chevaux et hommes de l'art, entre architectes et ingénieurs, entre instances gouvernementales et élus locaux. Le premier dialogue à retenir l'attention est celui qui s'établit entre le Conseil des bâtiments civils et les ingénieurs des Ponts et Chaussées chargés de concevoir des projets adaptés à la situation locale, en concertation avec les officiers de l'établissement. La procédure, exigeant remaniements et navettes, connaît des lenteurs. Cumulées aux délais opposés par les difficultés militaires et financières ainsi que par le changement de régime, elles provoquèrent une édification extrêmement progressive : il fallut une décennie pour que les reproducteurs fussent définitivement fixés dans une écurie neuve – et plusieurs années encore pour que l'établissement s'approchât de la complétude avec la construction des édifices destinés au logement du personnel. Le second dialogue méritant qu'on s'y arrête est celui qui se noua entre l’État et la municipalité clunisoise. L'implantation du dépôt d'étalons fut en effet l'occasion de l'établissement d'une relation privilégiée. Celle-ci connut une évolution sensible, depuis la bonne volonté des débuts jusqu'aux âcres querelles des années 1820. D'un côté, après avoir consenti à de grands et intéressés sacrifices, la commune vit son empressement décroître à mesure que le niveau de ses caisses baissait. De l'autre, le gouvernement adopta une attitude de plus en plus impérieuse. Tout devint sujet à tractations : l'assiette de l'établissement, le sort de l'écurie provisoire, le déblaiement des décombres de l'église abbatiale. Le plus symptomatique de ces points de discorde, témoins du refroidissement des relations, fut à n'en pas douter le conflit causé par l'élévation d'un mur d'enceinte : par tous les moyens, il semblait indispensable au conseil municipal que des interpénétrations se fissent, au moins par le regard, entre la voie publique et le dépôt – quand celui-ci ne songeait qu'à se renfermer dans une « clôture ».

Chapitre III
À l'ombre de l'abbaye : la question patrimoniale

La singularité du dépôt d'étalons de Cluny, ce qui fait à la fois toute la richesse et toute la complexité de la question de son architecture, est d'avoir été construit sur l'emplacement de l'ancienne église abbatiale dont le rayonnement avait gagné l'ensemble de la Chrétienté et dont l'aura était plusieurs fois séculaire. Ces deux édifices, d'une part l'auguste maison-mère d'un ordre puissant ayant édifié le plus vaste vaisseau jamais bâti avant la reconstruction de Saint-Pierre de Rome et, d'autre part, l'humble dépôt d'étalons que rien, à l'origine, ne distinguait du lot des vingt-neuf autres établissements analogues créés par le décret de Saint-Cloud et qui n'était pas même digne du statut de haras, sont inextricablement liés. C'est cette imbrication qui a jeté l'opprobre sur le plus récent des deux. Exprimé dès le milieu du xixe siècle sous la plume d'un Montalembert et se perpétuant jusqu'à nos jours, le mécontentement suscité par la croissance du dépôt d'étalons sur un sol autrefois sacré s'apparente à un certain sentiment d'outrage blasphématoire et tient au malaise que peut engendrer la vision d'un bouillonnement de vie – n'est-ce pas la vocation même de l'institution ? – insensible aux reliques gisant dans le lieu : sépultures des saints hommes inhumés sous les sabots, mais aussi, et surtout, dépouille d'une grandeur disparue.

La période de construction du dépôt, concomitante – et pour cause ! – de la destruction de l'église abbatiale, est un moment patrimonial sans égal qui n'est pas exempt de paradoxes. La municipalité clunisoise était tout à fait consciente de l'importance du legs historique et artistique dont elle était dépositaire. Malgré ça, elle fut responsable des immenses démolitions de l'Empire et de la Restauration – destructions certes déterminées antérieurement par les atteintes irrémédiables causées à l'édifice par les entrepreneurs. Outre la prosaïque nécessité de fournir espace et matériaux au dépôt d'étalons, la volonté de faire place nette relève d'un processus psychologique d'autant plus intéressant qu'il côtoie dans les mêmes esprits le souci de transmission. Loin d'être une question révolue, cette ambivalence s'est de nouveau fait jour très récemment. La place accordée dans ce travail à la rétrospective des projets de mise en valeur des vingt dernières années tend à montrer que le sort patrimonial de Cluny n'est pas scellé.


Conclusion

La présente étude comporte son lot de zones d'ombre et de regrets. Soit que l'on ait été astreint à des sacrifices en raison du peu de temps imparti, soit que les sources elles-mêmes aient limité les résultats, plusieurs questions restent en suspens. Les modalités de la remonte militaire et son impact sur le cheptel de Saône-et-Loire appellent de plus amples développements. L'étude prosopographique entamée aussi bien pour les propriétaires de juments bénéficiant de l'action du dépôt que pour les gardes-étalons doit également être poursuivie. L’œuvre d'Alexandre-Théodore Brongniart mériterait qu'on la revisite en tenant compte de son implication dans la conception d'architectures équestres. Enfin, l'accroissement chronologique de l'étude trouve une justification dans le fait que la période considérée, fondatrice, est de loin la moins reluisante qu'a connue l'établissement. Il ne fallut pourtant pas attendre longtemps pour que la réussite de ce dernier fût consacrée : les chasses à courre d'un Mac Mahon auguraient de l'épanouissement de l'élevage dans la contrée, jusqu'à en faire le berceau de la race Autre Que Pur-Sang (AQPS).


Pièces justificatives

Édition de quinze documents : Règlement entre l'agent comptable du dépôt et un garde-étalons. — Mémoire de Bruys de Charly sur la conversion de l'église abbatiale en dépôt d'étalons. — Avis du Conseil des bâtiments civils. — Délibérations du conseil municipal de Cluny. — Ordonnance royale. — Acte de vente.


Annexes

Base de données relationnelle. — Graphiques. — Tableaux. — Cartes. — Dossier iconographique de quarante-quatre planches.