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École des chartes » thèses » 2014

Jacques-Guillaume Legrand (1753-1807)

Pratique, théorie et histoire de l'architecture à la fin du xviiie siècle


Introduction

Loin d'être absente du champ des études universitaires, la figure de Jacques-Guillaume Legrand y est à la fois discrète et omniprésente. Cet architecte, dont l'histoire de l'art n'a guère retenu le nom – lui préférant ceux de ses illustres contemporains Percier et Fontaine ou Ledoux –, n'avait jusqu'à présent pas fait l'objet d'une monographie. La présente étude se veut une réponse à l'invitation de Michel Gallet, qui conclut la notice biographique qu'il lui consacre dans son dictionnaire des architectes du xviiie siècle par ces mots : « Nous voudrions mieux connaître Legrand, qui fut audacieux dans ses créations architecturales, généreux dans ses écrits ».

Quoique la majorité de ses réalisations ait disparu et que ses écrits soient tombés dans l'oubli, Legrand n'en demeure pas moins une figure digne d'intérêt. Il contribua en effet à la réflexion théorique sur l'architecture de son époque et entretint des liens avec de nombreux personnages importants de la vie artistique et intellectuelle parisienne. De plus, sa carrière connut une évolution singulière, de ses premières réalisations architecturales à ses écrits plus tardifs relevant de l'histoire et de la critique d'architecture. On souhaite donner, dans cette étude, une biographie approfondie de cette personnalité méconnue en évoquant ses différentes facettes : celles de l'architecte, du théoricien et de l'historien. On s'attachera à montrer que, plus que ses réalisations architecturales, ce sont ses écrits et ses activités intellectuelles qui sont les plus révélateurs de la personnalité de Legrand.


Sources

Les sources de ce travail sont, dans une large mesure, concentrées à Paris, mais dispersées dans un grand nombre d'institutions. Il n'y a pas de fonds d'archives connu de cet architecte. Ce sont les Archives nationales qui constituent le principal réservoir de sources, avec les sous-séries F1 (ministère de l'Intérieur), F13 (Bâtiments civils), F17 (Instruction publique), F21 (Beaux-Arts), Q1 (Titres domaniaux) et H2 (Bureau de la ville de Paris), le fonds ancien de la Marine et celui de la Maison du roi (sous-série O1) ainsi que la sous-série Z1J (procès-verbaux d'expertise des greffiers du parlement de Paris) et les archives du Minutier central des notaires parisiens. Quelques fonds d'archives privées se sont également avérés précieux, comme ceux de Choiseul-Gouffier (T153 158) et de Léon Dufourny (138AP 212). D'autres fonds d'institutions parisiennes ont été consultés avec profit : les Archives de Paris, celles de la Réunion des musées nationaux, la Bibliothèque historique de la ville de Paris, l'École nationale des beaux-arts, l'École nationale des ponts et chaussées, l'Institut national d'histoire de l'art, les archives de l'armée de terre à Vincennes. Le cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet a été particulièrement utile pour les documents iconographiques, de même que le département des estampes de la Bibliothèque nationale de France.

En dehors de Paris, quelques documents inédits se trouvent dans les archives de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, aux Archives départementales du Rhône, aux Archives départementales de Haute-Garonne, au Centre canadien d'architecture de Montréal, à la New York Historical Society Library et à la Bibliothèque vaticane.

Enfin, ce sont les publications de Legrand, une dizaine environ, qui constituent les sources principales de l'étude de sa carrière de théoricien et d'historien de l'architecture.


Première partie
Jacques-Guillaume Legrand, architecte parisien


Chapitre premier
Les années de formation

Après avoir commencé des études à l'Académie royale d'architecture où il suivit le cours de Jacques-François Blondel, Legrand intégra, en 1769, l’École des ponts et chaussées où il demeura jusqu'en 1777. À la mort de son premier maître, en 1775, il s'attacha à Charles-Louis Clérisseau, auquel il resta lié sa vie durant et qui devint, en 1789, son beau-père. En 1785, un voyage en Italie en compagnie de son ami Jacques Molinos, rencontré au cours de ses études, vint parachever cette formation. Ils y croisèrent la route de Jean-Baptiste-Louis-Georges Séroux d'Agincourt, qui travaillait à la rédaction d'une monumentale Histoire de l'art par les monuments, et pour le compte duquel ils effectuèrent des relevés d'églises du nord de l'Italie.

Ce double parcours marqua durablement Legrand. De sa formation d'ingénieur, il retint un grand intérêt pour les aspects techniques et concrets de l'art de bâtir. Des leçons de Blondel et Clérisseau, il apprit à considérer l'architecture comme un art digne d'être théorisé. Blondel, par son classicisme, lui inculqua la méfiance de la copie servile de l'antique et, paradoxalement, l'idée d'un certain relativisme des formes architecturales, dû à la diversité des caractères nationaux. Il puisa chez lui également des idées neuves sur la pédagogie à adopter pour enseigner l'architecture. Mais, plus attiré par l'Antiquité que Blondel, il fut plus proche de son second maître Clérisseau qui lui inspira un véritable culte de cette période et le goût de son étude méthodique. Le voyage en Italie, tout en lui permettant de confronter la théorie apprise à la réalité des œuvres antiques, lui ouvrit des horizons au-delà de l'Antiquité grâce à sa brève collaboration avec Séroux d'Agincourt.

Chapitre II
Des débuts brillants dans l'architecture publique

Dès 1782, la carrière de Legrand débuta par un coup d'éclat : la réalisation de la coupole en bois de la halle au blé de Paris. En collaboration avec Jacques Molinos et le charpentier Jacob-André Roubo, il eut l'idée d'y utiliser un procédé de charpente original, mis au point au xvie siècle par Philibert Delorme. L'ouvrage impressionna tous les contemporains. Le roi s'en fit même présenter un modèle réduit à Versailles par ses auteurs. S'ils ne furent pas les premiers à redécouvrir ni à employer cette technique ancienne, l'utilisation qu'ils en firent fut en tout cas décisive dans le regain de faveur qu'elle connut dès lors, à Paris comme dans le reste de la France.

Après ce premier succès, les deux architectes s'entourèrent d'un petit nombre de collaborateurs de confiance et s'employèrent, par une habile politique publicitaire, à attacher leurs noms à celui de Philibert Delorme dont ils firent du procédé de charpente leur marque de fabrique. Ils travaillèrent ensemble à la réfection de la halle aux draps de la capitale, à l'aménagement de la place des Innocents, ainsi qu'à la construction d'une cale à bateaux à Brest.

Chapitre III
Une carrière parallèle dans l'architecture privée

Outre ces réalisations pour le compte de l'administration parisienne qui firent connaître leur association, Legrand et Molinos travaillèrent pour le compte de particuliers prestigieux dans la dernière décennie du xviiie siècle. Ils aménagèrent ainsi l'hôtel particulier de la marquise de Marbeuf, rue du Faubourg-Saint-Honoré. La décoration d'un des salons, dans laquelle les architectes s'employèrent à réhabiliter le motif antique de l'arabesque, connut un énorme succès. Ils édifièrent encore, pour le compte de Léonard Autier, coiffeur de la reine, le théâtre de la rue Feydeau. Cette salle de spectacle, aujourd'hui disparue, fut une des plus appréciées de Paris pour sa décoration et son acoustique.

Cette période se clôtura, en 1793, par la construction, pour leur propre compte, de deux maisons dans la rue Saint-Florentin. Legrand et Molinos élurent domicile dans l'une d'entre elles et consacrèrent l'autre à la location d'appartements. Elles inscrivaient dans la pierre la collaboration entre ces deux amis de toujours et témoignaient alors de leur réussite sociale et professionnelle.


Deuxième partie
La carrière de Jacques-Guillaume Legrand après la Révolution


Chapitre premier
L'adaptation de Legrand au nouveau contexte politique et économique

La Révolution vint bouleverser cette carrière commune qui commençait sous les meilleurs auspices. Legrand, toujours associé à Molinos, s'employa dès lors à faire oublier ses accointances avec le gouvernement monarchique et l'aristocratie. Ils présentèrent, en 1791, un programme de monuments publics pour Paris, en collaboration avec Guy-Armand-Simon de Kersaint, et édifièrent la nouvelle maison commune d'Auteuil en 1792. Legrand entama, comme Molinos, une carrière dans l'administration des bâtiments civils dont il fut, pendant quelques temps, membre du Conseil. Sa carrière commença alors à s'individualiser. Chargé plus spécialement des halles et marchés et de l'entretien des églises de Paris, il participa également à quelques commissions exceptionnelles. En 1799, on le trouve au sein de la commission temporaire des arts en Piémont. Il s'y occupa activement, durant quelques mois, de faire acheminer en France les objets d'art les plus intéressants. À son retour, il fut membre du jury du concours des colonnes départementales, ainsi que de la commission pour l'embellissement des Invalides, aux côtés de Jacques-Louis David, Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine.

Chapitre II
Les réalisations architecturales

Les réalisations de Legrand, entre 1793 et 1807, date de sa mort, furent peu nombreuses. L'architecte participa à plusieurs concours, mais aucune de ses propositions n'aboutit. En 1800, son projet de colonne en l'honneur du général Dupuy, pour la ville de Toulouse, fut sélectionné sans connaître de concrétisation, faute de moyens. En 1806, il déposa un projet de reconstruction de la coupole de la halle au blé, qui avait brûlé en 1802, mais on lui préféra celui de François-Joseph Bélanger. La même année, il participa, sans succès, au concours ouvert par l'Empereur pour l'achèvement de l'église de la Madeleine et sa transformation en temple dédié à la Grande Armée.

Son travail pour des commanditaires particuliers semble s'être limité à un rôle de conseiller. Il travailla ainsi, en 1802, pour Christopher et Rebecca Gore, riche couple d'Américains qui lui demanda son aide pour la conception des plans d'une maison d'été dans le Massachusetts. En 1806, ce fut pour le compte de l'oncle de l'Empereur, le cardinal Fesch, dans ses hôtels de la rue de la Chaussée-d'Antin. Enfin, Legrand intervint à la basilique Saint-Denis à partir de 1805, en tant qu'architecte des églises de Paris, pour aménager l'édifice en nécropole impériale. Sa mort précoce, en 1807, laissa le chantier inachevé.

Chapitre III
Une fin de carrière en demi-teinte

À sa mort, la situation sociale et économique de Legrand se révèle bien moins favorable qu'à la fin de l'Ancien Régime. Quoique bien intégré au réseau des sociétés savantes, peut-être membre d'une loge maçonnique et majoritairement reconnu par ses pairs – ce que prouve son appartenance à de prestigieuses commissions –, Legrand souffrit manifestement d'un manque de reconnaissance officielle. Ses quatre candidatures pour intégrer la classe des beaux-arts de l'Institut furent malheureuses. Un temps membre du Conseil des bâtiments civils, il en fut rapidement évincé et se contenta d'une simple place d'architecte. Il fut l'auteur de beaucoup de projets, dont la plupart avortèrent. Aucune réalisation ambitieuse de l'importance de la coupole de la halle au blé ne vint distinguer cette seconde partie de carrière. La mort interrompit ses travaux à la basilique Saint-Denis, un chantier qui aurait pu en être le couronnement. Les aménagements qu'il y effectua furent, après sa mort, immédiatement critiqués par son successeur, Cellerier, et son ancien collègue, Fontaine, et même officiellement désavoués par l'Empereur.

Sur le plan financier, la situation de l'architecte n'était guère plus brillante. L'investissement immobilier effectué dans la rue Saint-Florentin, au faîte de sa carrière, avait lourdement obéré ses finances et les bouleversements de la Révolution ne lui furent pas favorables sur le plan économique, si bien qu'il dut se résoudre à vendre l'une de ses deux maisons. À sa mort, Legrand ne laissait rien à sa veuve ni à ses enfants, qui durent quitter la dernière maison de la rue Saint-Florentin, mise aux enchères pour faire face à de multiples créanciers.


Troisième partie
Jacques-Guillaume Legrand, théoricien de l'architecture ?


Chapitre premier
La définition de l'architecture selon Legrand

Dans les années suivant la Révolution, les architectes perdirent leur statut d'artistes avec l'instauration de la contribution des patentes. Juridiquement, le métier d'architecte était devenu un métier comme un autre. Il suffisait donc de payer le droit de patente pour obtenir le brevet d'architecte et en arborer le titre. Un malaise profond s'installait dans la profession, qui souffrait désormais de ce manque de reconnaissance, mais aussi de la concurrence grandissante des ingénieurs. Au fil de ses écrits, Legrand s'attacha donc à donner sa définition personnelle de l'architecture et sa conception du métier. La reconnaissance de ce dernier dans sa spécificité artistique est un thème qui revient régulièrement sous sa plume. Bien qu'ayant une formation d'ingénieur, il considérait l'architecture comme un art des plus nobles, qu'il comparait volontiers à la poésie ou à la musique. Pour autant, il n'opposait pas systématiquement la pratique de l'ingénieur et celle de l'architecte, mais souhaitait les allier. À ses yeux, ce dernier se devait d'être un artiste complet, doté de connaissances techniques et théoriques quasiment encyclopédiques. C'est à travers l'étude de sa propre bibliothèque que l'on perçoit le mieux l'idée qu'il se faisait de son art et de son métier.

Chapitre II
« À l'école des Peyre, des David Le Roi, des Clérisseau »

Legrand se plaçait sous l'autorité de personnalités qui, dans la seconde moitié du xviiie siècle, contribuèrent par leurs écrits et leurs œuvres à la redécouverte des modèles antiques : Marie-Joseph Peyre, Julien-David Le Roy et Charles-Louis Clérisseau. Comme eux, Legrand était convaincu de la nécessité pour l'architecture de remonter à la source antique, condition sine qua non de son progrès. Il considérait que, depuis que les principes antiques avaient été délaissés – événement qu'il situait sous le règne de Constantin –, cet art faisait fausse route. Après les tentatives de retour à l'antique du xvie siècle, les artistes s'étaient à nouveau égarés, le xviie et surtout le xviiie siècle constituant l'apogée de cette décadence. Les prémices du renouveau architectural lui semblaient cependant visibles dans un petit nombre de monuments, qu'il classait suivant leur tendance à suivre « le goût des anciens Romains » (l'église Sainte-Geneviève et celle de Saint-Philippe-du-Roule) ou « l'ancien style grec » (la chapelle Beaujon, les portails de l'hospice de la Charité et de l'Hôtel-Dieu). Quant à l'impulsion décisive donnée au renouveau de l'architecture, il l'attribuait très précisément à la construction à Paris de l’École de chirurgie par Jacques Gondouin qui, en 1769, renouait avec le modèle antique de manière plus fidèle.

Pour continuer à faire progresser l'architecture contemporaine, Legrand prônait l'étude et l'imitation du modèle antique, en particulier du modèle grec. Ce qui le caractérise le plus est son intérêt tout particulier pour l'archéologie des techniques antiques. L'architecte semble l'avoir contracté lors de son séjour en Italie avec Molinos mais le tenait aussi de sa formation initiale d'ingénieur.

Chapitre III
Architecture et nature

Legrand développa le thème de la nature dans beaucoup de ses écrits. Sa réflexion sur l'architecture est indissociable de celle sur le rapport de l'art au monde. Selon lui, l'imitation de la nature devait nécessairement compléter celle des Anciens, afin d'éviter à l'architecte de n'être qu'un simple suiveur. Il s'agissait de puiser aux mêmes sources que ces derniers. L'architecte est donc d'abord celui qui observe la nature et en comprend les lois pour mieux les retranscrire dans la matière. Legrand conseillait même de tirer des leçons de l'exemple des animaux les plus industrieux, comme les fourmis, les abeilles, les hirondelles ou les castors. Mais l'architecte devait aussi savoir se tourner vers lui-même et étudier le corps humain. L'observation du corps devait lui permettre d'avoir une idée juste des proportions et du principe de symétrie, afin de pouvoir les appliquer à un édifice.

Outre cette imitation analogique du monde, parfois très proche des réflexions d’Étienne-Louis Boullée, Legrand préconisait une imitation littérale au moyen de laquelle il souhaitait renouveler l'ornement d'architecture. Pour ce faire, il recommandait la reproduction des plantes, de préférence par la technique du moulage. Lui-même s'était constitué une collection de moulages sur nature de plantes et de graines, qu'il conservait dans son cabinet de travail.

Chapitre IV
Pour une architecture de caractère

Le caractère faisait partie, d'après Legrand, des principes essentiels qui devaient régir l'architecture. Selon lui, la mission de l'architecte était de reproduire les différentes impressions suscitées par le spectacle de la nature. Le caractère correspondait à ces impressions : la grandeur quand il observait les montagnes, le sublime devant une tempête, la délicatesse devant le spectacle du printemps, etc. L'approche de l'architecture chez Legrand peut être qualifiée d'esthétique et de sensualiste. En cela, il s'inscrivait dans la lignée de prédécesseurs, tels Julien-David Le Roy ou Étienne-Louis Boullée qui, avant lui, avaient intégré la nature dans leur réflexion sur l'architecture.

La notion de caractère revient de façon récurrente sous la plume de Legrand car elle constituait pour lui un moyen de libérer l'architecture du carcan des règles classiques et du système des ordres. Mais elle était également un moyen de défendre la spécificité artistique de son activité face au développement d'une approche beaucoup moins poétique et plus utilitariste de l'art de bâtir, incarnée par un personnage comme Jacques-Nicolas-Louis Durand, avec qui il fut amené à travailler.


Quatrième partie
Jacques-Guillaume Legrand, historien de l'architecture, ou comment contribuer au progrès des arts.


Chapitre premier
Théoriser : faire l'histoire de l’architecture pour en comprendre l'évolution

Alors que les grands auteurs de l'histoire de l'art naissante, tel Winckelmann, négligeaient l'architecture, Legrand fut l'un des pionniers de son histoire. Son ambition fut de concevoir un ouvrage qu'il voulait à la fois historique et théorique, une Histoire générale de l'architecture. En effet, il ne lui suffisait pas de faire l'inventaire de toutes les formes d'architecture à travers le temps et le monde. Il était en quête des principes essentiels et universaux régissant toutes les productions architecturales, afin de bâtir une théorie définitive dont la démonstration rigoureuse et illustrée ferait inéluctablement reculer le mauvais goût et triompher la bonne architecture. L'ampleur de la tâche et sa mort prématurée ne permirent pas à son grand projet de voir le jour. Legrand n'eut le temps d'en faire paraître que l'introduction, qui servit de texte explicatif aux planches du Recueil et parallèle de Durand et dont Landon donna une édition posthume à part, en 1809.

Chapitre II
Montrer : du projet de musée public à la réalisation privée

En lien avec son ambition d'historien, Legrand présenta aux autorités à diverses reprises, à partir de 1794 et jusqu'à sa mort, un projet de musée d'architecture qui lui tenait particulièrement à cœur. Avec ce musée, il avait d'abord le souci de faire progresser l'architecture. Il considérait que le progrès ne pouvait se faire que par un retour aux sources antiques et aux principaux monuments, présentés de façon fidèle par des maquettes et des moulages. Les artistes disposeraient ainsi d'un aperçu de l'art de bâtir des différentes époques et des différents lieux. Ce musée serait, comme le Muséum, ouvert aux artistes qui viendraient y copier l'antique et puiser leur inspiration. Un souci pédagogique animait aussi Legrand : rassembler tous les fragments de monuments, toutes les maquettes, tous les moulages en un seul lieu, permettrait d'opérer un classement typologique de ces matériaux, d'opérer des parallèles et des comparaisons.

La proposition de Legrand ne trouva pas d'exécution de son vivant. À défaut de voir se réaliser à Paris le musée public d'architecture qu'il souhaitait, l'architecte entreprit de l'installer plus modestement chez lui, rue Saint-Florentin, dans la maison qu'il partageait avec Molinos.

Chapitre III
Transmettre : le goût de l'enseignement

Legrand avait à cœur de faire progresser les arts, en particulier le sien, et avec eux la société tout entière. Persuadé de l'importance du goût, il voulait contribuer à l'éduquer et à le former. Considérant que l'enseignement faisait partie des instruments de cette évolution positive, l'architecte avait choisi de rédiger quelques écrits pédagogiques, endossant lui-même le rôle d'enseignant. Il fut ainsi professeur au Lycée républicain, où il était responsable du cours d'architecture, et rédigea quelques textes dans lesquels il développa sa conception de l'enseignement et ses méthodes pédagogiques. Outre les étudiants en art et les jeunes architectes, Legrand visait un public plus large d'amateurs. Il espérait former le goût de ceux qui pourraient avoir un jour à faire construire, et éduquer l’œil de ses concitoyens, dans l'espoir de leur faire sentir l'intérêt de sauvegarder les traces architecturales du passé antique sur le territoire national.

Chapitre IV
Organiser : le rêve d'une académie universelle

Outre le rêve d'un musée d'architecture, Legrand caressait celui d'un réseau d'établissements culturels qu'il avait baptisé « académie universelle ». Il en explicita les motivations et les moyens de réalisation dans un manuscrit resté inédit. Il projetait une série d'institutions du type de l'Académie de France à Rome, implantées dans tous les pays présentant un intérêt pour l'histoire des arts. Ce réseau organisé aurait eu pour but de faciliter les voyages des savants et amateurs d'art, en leur offrant des points d'appui sûrs. Il aurait également permis de couvrir toute la Méditerranée et d'en inventorier le patrimoine artistique, tout en œuvrant pour sa sauvegarde et sa mise en valeur. Ces diverses académies auraient favorisé les recherches et surtout leur mise en commun et leur diffusion à grande échelle. Elles auraient été constamment en liaison, publiant régulièrement les résultats de leurs travaux tout en se tenant au courant de ceux des autres par un système d'envois et de correspondance.


Conclusion

Quel bilan tirer de ces vingt-cinq années d'activité ? Malgré une première partie de carrière plutôt brillante, la seconde ne fut pas à la hauteur des attentes de Legrand et s'avéra finalement assez médiocre. De ses réalisations, on ne peut retenir qu'un petit nombre d'édifices marquants, dont très peu ont subsisté. Legrand ne laissa pas non plus de grand traité théorique ou historique, et son projet d'une histoire générale de l'architecture resta lettre morte. Aujourd'hui, force est de constater que Legrand n'est considéré ni comme un architecte de premier ordre, ni comme un théoricien ou un historien important.

Que Legrand ait été un architecte mineur, tiraillé entre ses rêves ambitieux et une réalité décevante, n'enlève cependant rien à son intérêt. Sa biographie offre l'exemple de l'évolution d'une carrière parisienne, à une époque troublée par les événements révolutionnaires et l'instauration mouvementée d'un nouvel ordre politique. Elle permet également de mieux connaître une personnalité bien intégrée dans un réseau d'artistes et d'érudits dont on a souvent davantage retenu les noms, tels Quatremère de Quincy, Clérisseau, Cassas ou Durand. Le caractère novateur de certains pans de sa pensée doit aussi être souligné. Son projet d'académie universelle préfigure ainsi la formation de l'actuel réseau d'établissements culturels français à l'étranger, tels l'École française d'Athènes ou l'École du Caire.

C'est surtout dans ses contradictions que le personnage de Legrand se révèle le plus intéressant. Il fut en effet le représentant d'une réflexion qui fit la transition entre la pensée néoclassique de la seconde moitié du xviiie siècle et l'évolution qui se fit jour, au début du xixe siècle, vers une architecture se dégageant peu à peu de l'unique référent antique. Partagé entre le culte qu'il vouait à l'Antiquité grecque et son admiration pour des formes d'architecture tout à fait étrangères à ses règles, c'est finalement pour résoudre ce dilemme qu'il se tourna vers l'histoire. Si l'on ne peut faire de Legrand un architecte éclectique avant l'heure, on peut du moins affirmer que sa pensée est représentative, au tournant du xixe siècle, d'un phénomène d'historicisation de la théorie d'architecture qui mena peu de temps après au développement de l'éclectisme.


Pièces justificatives

Chronologie. — Inventaire après-décès. — Contrat de mariage. — Édition de manuscrits et lettres de Legrand — Édition du catalogue de la bibliothèque de Legrand. — Extraits de journaux.


Annexes

Catalogue des figures : gravures, peintures, photographies, cartes, plans, schémas.