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École des chartes » thèses » 2015

« Je rêve à toi presque chaque nuit et je ne suis jamais en prison »

Lettres clandestines de prison de Paul Nothomb à sa femme (1945-1947)


Introduction

Les lettres de prison de Paul Nothomb renvoient à la douloureuse question de l’épuration dans l’après-guerre. Souvent cité, notamment chez les communistes belges, comme l’exemple même du traître, Paul Nothomb est une figure controversée de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Belgique.

Qu’il se fasse appeler Paul Bernier, Paul Nothomb ou Julien Segnaire, cet homme évoque, selon les personnes et les époques, un héros de la guerre civile espagnole, un militant communiste engagé, un membre de la Résistance belge, un traître au service de la Gestapo, un écrivain, ou bien encore un intellectuel spécialiste de l’exégèse et de l’hébreu. La palette d’évènements auxquels il a participé ou assisté et les différents témoignages le concernant peinent à offrir toutes les couleurs nécessaires pour dresser le portrait d’un homme aussi nuancé que Paul Nothomb. Personne ne s’est encore attelé à sa biographie malgré le potentiel d’une telle étude. Si ce travail entreprend de présenter une étape décisive de la vie de Paul Nothomb, il n’a pas pour objet d’offrir une vision détaillée de son parcours. Il s’agit plutôt de se concentrer sur sa captivité au moment où il est jugé pour collaboration, après la Seconde Guerre mondiale, épisode illustré par les lettres clandestines qu’il écrit alors à sa femme. Cette édition a pour ambition d’apporter un éclairage nouveau sur les phénomènes de collaboration et de répression. Ces lettres permettent aussi et surtout d’entrevoir le portrait en creux de leur destinataire, Marguerite Develer, ainsi que celui d’un homme au parcours atypique.

Fils d’un aristocrate, membre de la droite catholique et sénatoriale, Paul Nothomb se tourne vers le communisme en 1932, à la fois par conviction intellectuelle mais aussi dans un esprit de rébellion face à la présence paternelle. Après avoir adhéré au Parti communiste de Belgique (PCB) et collaboré à différents journaux communistes, il s’engage dans le camp des Républicains lors de la guerre d’Espagne en 1936. Il y rencontre André Malraux, dont il conserve l’amitié tout au long de sa vie et qui lui apporte un soutien fidèle dans les moments difficiles. Membre de l’escadrille Malraux en tant qu’aviateur bombardier, il est blessé lors d’un combat au-dessus de la Méditerranée en 1937 et est alors rapatrié en Belgique. À son retour, il est porté sur le devant de la scène politique comme héros de l’Espagne et entame sa carrière politique lors des élections municipales de 1939, tout en poursuivant ses activités journalistiques. La semi-légalité dans laquelle est plongé le PCB mène à l’arrestation de nombreux militants communistes et Paul Nothomb est déporté dans un convoi de prisonniers politiques dans le sud de la France, en avril 1940. Il parvient à s’échapper quelques mois plus tard et revient dans une Belgique occupée depuis mai 1940.

Durant la guerre, il est membre des Partisans Armés, mouvement de Résistance fondé par les communistes, avant d’être appelé par le PCB pour monter une organisation militaire destinée à appuyer l’action des Alliés en cas de débarquement. C’est au cours d’un rendez‑vous avec son adjoint pour la région flamande qu’il est arrêté par la Geheime Feldpolizei (GFP), le 13 mai 1943. Il est alors conduit dans leurs locaux où il subit une séance de torture qui prend fin au moment où il est sur le point de se trahir. Durant la nuit qu’il passe en cellule, épuise et brisé physiquement, il se rend compte qu’il ne pourra supporter à nouveau la torture et qu’il risque, le lendemain, de trahir ses camarades mais également de livrer sa femme, alors enceinte de cinq mois, habitant dans son logement illégal. Il pense à se suicider mais ses geôliers ont veillé à ne pas lui en laisser la possibilité. Au cours de sa recherche désespérée d’une solution, il aboutit finalement à ce qu’il appelle le « délire logique ». Son plan est de faire croire à une conversion spontanée et volontaire au national‑socialisme. Le pari est très risqué mais il parvient néanmoins à convaincre les agents de la GFP. Interrogé ensuite à plusieurs reprises, il réussit à ne pas dévoiler d’informations capitales sur l’organisation et à gagner du temps pour qu’on puisse prendre les mesures de sécurité préconisées en cas d’arrestation d’un des membres de la Résistance. Mais, progressivement, il est pris dans l’engrenage d’une ruse qu’il a montée lui-même et qui le contraint à jouer la comédie d’une collaboration volontaire, aux dépens de son intégrité intellectuelle et de sa réputation. Il passe ensuite aux mains de la Gestapo, bien plus renseignée sur son parcours et son rôle au sein de la Résistance, qui le force à donner des informations plus importantes. Pris au piège du rôle qu’il joue depuis plusieurs semaines et persuadé que ses camarades ont pris les mesures nécessaires à la suite de son arrestation, Paul Nothomb parle. Ses révélations conduisent alors à l’arrestation de nombreux résistants qui porteront plainte contre lui après la guerre.

Après son évasion en janvier 1944, il tente de contacter la direction du PCB afin de justifier son attitude durant sa captivité mais, exclu de manière définitive, il n’est écouté par personne et menacé de représailles. Acculé dans son rôle de traître, il se cache dans le maquis avant de rejoindre les rangs de l’Armée Secrète, participant alors au combat contre les troupes allemandes. Ce n’est que fin juin 1945 qu’il est mis sous mandat d’arrêt suite aux plaintes de résistants revenus des camps de concentration et que l’instruction de son procès pour collaboration commence.

Si Paul Nothomb entreprend ensuite de revenir sur cette douloureuse expérience à plusieurs reprises, principalement dans son roman semi-autobiographique Le Délire logique, paru chez Gallimard en 1948, il n’en reste pas moins un personnage équivoque. Ainsi l’édition de cette correspondance inédite, dans laquelle il détaille l’évolution de sa défense et aborde le déroulement de ses procès pour collaboration, permet d’appréhender sa vision contemporaine de son expérience de collaboration et de répression.

Le choix a été fait d’éditer de manière exhaustive les lettres clandestines de prison de Paul Nothomb à sa femme, entre juillet 1945 et août 1947. Néanmoins ce corpus de cent‑seize lettres n’est pas exempt de la possibilité d’être augmenté d’autres lettres qui pourraient être retrouvées lors de l’achèvement du versement du fonds et de son inventaire – en cours au moment de cette édition – à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine. La lettre clandestine de Marguerite Develer à Paul Nothomb ainsi que les lettres officielles échangées par le couple, n’ont pas été intégrées à l’édition, dans un souci de cohérence du corpus. Seule la correspondance clandestine reçue par Marguerite Develer a pu être conservée à l’exemption d’une lettre ayant échappé au contrôle carcéral qui obligeait Paul Nothomb à détruire les lettres clandestines de sa femme. Au décès de ce dernier, ses filles ont hérité d’un riche fonds d’archives qu’elles ont désiré verser à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, tout en étant animées d’un désir de voir cette correspondance clandestine de prison éditée.


Sources

L’édition est composée des cent-seize lettres clandestines écrites en prison par Paul Nothomb à sa femme entre 1945 et 1947. Ces lettres se trouvent dans le fonds Nothomb (ARCH0024) – en cours de classement – à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.

Afin de documenter l’édition et le commentaire, diverses sources ont été utilisées : le fonds Nothomb de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ; les archives privées – en cours de versement à la bibliothèque susdite – des filles de Paul Nothomb, Mmes Nothomb-Volle et Nothomb-Dispersyn ; la partie du fonds André Malraux (MLX) contenant sa correspondance avec Paul Nothomb et Margot Develer (MLX C 1469), conservée à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet ; différents journaux de l’époque, disponibles à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine ou à la Bibliothèque nationale de France.

Enfin, d’autres sources ont été consultées en Belgique, notamment le fonds comprenant diverses interviews de contemporains des faits (AA 2268), au Centre d’Études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaine (CEGESOMA) ; ainsi que le dossier judiciaire de Paul Nothomb (Dossier répressif en cause de Nothomb Paul (Saint‑Gilles, 7.12.1913) - Cour Militaire Bruxelles, 10.01.1947 (780/46)), conservé dans les archives du conseil de guerre de Bruxelles, au Collège des Procureurs généraux de Belgique.


Première partie
Édition


L’édition est divisée en trois parties qui correspondent aux trois années que Paul Nothomb passe en prison après la guerre. L’année 1945 comprend trente‑trois lettres écrites à partir de juillet. En 1946, il adresse quarante‑six lettres à Marguerite Develer. L’année 1947 compte, quant à elle, trente‑sept lettres, rédigées entre janvier et fin août, moment où son recours en grâce aboutit à une libération anticipée.


Deuxième partie
Commentaire


Chapitre premier
Paul Nothomb, au cœur de la répression judiciaire

Ce chapitre a pour principal objectif d’étudier le système judiciaire de la répression en Belgique ainsi que les spécificités de l’affaire Nothomb.

Déjà occupée lors de la Grande Guerre, la Belgique a une expérience préalable de la collaboration et de la répression. Si le gouvernement belge, en exil à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale, anticipe le problème du jugement des collaborateurs, l’avancée rapide des troupes alliées ne permet pas la mise en place effective de l’appareil répressif à la Libération. C’est donc dans une atmosphère de colère populaire et dans un chaos administratif que s’effectuent les premières arrestations au lendemain de la guerre. L’internement en masse de personnes suspectées de collaboration et la lente mise en œuvre de la justice entraînent des retards dans le jugement des collaborateurs. De son côté, le gouvernement, de retour en Belgique, sous-estime pendant longtemps les mesures à prendre pour faire face à une telle avalanche de dossiers et il faut attendre le dernier trimestre de 1945 pour qu’enfin des dispositions soient prises pour accélérer les procédures. Celles-ci sont néanmoins sujettes à une intransigeance de la volonté politique concernant la répression et donc à un manque de flexibilité dans le dispositif légal. Cette situation conduit à de nombreux excès quant aux peines prononcées contre les collaborateurs et, alors que les prisons sont déjà bondées, la surpopulation carcérale prend des proportions sans précédent. Progressivement, les hommes politiques prennent conscience de la nécessaire réintégration de ceux qu’ils avaient voulu bannir à jamais de la société. À partir de la fin 1946 et du début de l’année 1947, on assiste à de plus en plus de libérations conditionnelles et de grâces.

Le parcours judiciaire de Paul Nothomb illustre bien ces différentes évolutions du système répressif en Belgique. Arrêté fin juin 1945 et placé en détention provisoire durant la phase d’instruction de l’affaire, il lui faut attendre avril 1946 pour que son procès s’ouvre devant le conseil de guerre de Bruxelles. Il est alors condamné à deux ans de prison pour dénonciation et décide de porter son cas en appel. Là encore, l’attente est longue et ce n’est qu’en janvier 1947 que la Cour Militaire – chargée du jugement en seconde instance – se prononce en faveur d’une augmentation de la peine à huit ans de prison. Mais Paul Nothomb, bénéficiant de l’assistance d’avocats talentueux et du soutien d’une famille influente, voit cette condamnation réduite par son recours en grâce qui lui permet d’être libéré fin août 1947.

L’histoire de Paul Nothomb face à la justice soulève également la question du procès politique dans l’après-guerre en Belgique. L’implication du PCB dans le procès et l’utilisation médiatique de l’affaire par les différentes franges politiques confèrent à son jugement une portée dépassant la simple sphère de la répression. Cette politisation du procès permet d’aborder la question du vécu du militant communiste face à son exclusion et son évolution politique dont il parle abondamment dans sa correspondance.

Chapitre II
Paul Nothomb et le milieu carcéral

Les lettres clandestines de prison de Paul Nothomb sont aussi un éclairage précieux concernant le système pénitentiaire de l’après-guerre en Belgique. Il convient de rappeler ici les réalités de la surpopulation carcérale – causée par l’internement massif de personnes suspectées de collaboration puis d’inciviques condamnés par la justice : difficultés de ravitaillement, manque de locaux et insalubrité des installations, entassement des détenus dans les cellules, problèmes d’hygiène et de santé.

La description faite par Paul Nothomb de son quotidien en prison permet d’aborder ces questions essentielles pour une histoire du régime pénitentiaire. La Belgique, à l’instar de la France à la même époque, connaît une augmentation exponentielle du nombre de détenus et le gouvernement, comme l’administration pénitentiaire, doit s’organiser pour lutter contre les problèmes liés à la surpopulation carcérale. Naissent alors des initiatives comme les camps de travail, l’ouverture de camps d’internement et la mise en place du régime communautaire, solutions censées réformer le quotidien en prison.

Les détenus s’organisent également afin d’améliorer leurs conditions de vie. La répression a placé en prison des milliers d’individus aux origines sociales et professionnelles variées. Si la vie en communauté n’est pas toujours appréciée, il n’en reste pas moins que ce vivier de métiers permet la mise en place d’activités de loisir et culturelles variées. Dans ses lettres, Paul Nothomb mentionne de nombreuses occupations et initiatives comme les études, la bibliothèque de la prison, les jeux de cartes, les concerts ou encore le cinéma, qui sont autant de moyens de passer le temps en détention.

La correspondance de prison de Paul Nothomb est le fruit de sa captivité et de la nécessité pour lui de s’occuper l’esprit. Se définissant lui-même comme un intellectuel, il explique dans ses lettres qu’il éprouve le besoin non seulement de s’instruire mais aussi de créer. La détention est pour lui l’occasion d’une introspection et révèle son besoin d’écrire. Paul Nothomb, par sa correspondance avec Marguerite Develer, illustre le fait d’écrire en prison mais également d’écrire la prison. Enfin, l’élaboration de son roman semi‑autobiographique Le Délire logique, en 1947, participe également de ce besoin d’écrire, de témoigner, qui anime Paul Nothomb tout au long de sa vie.


Conclusion

L’édition de la correspondance clandestine de prison de Paul Nothomb à sa femme permet donc d’appréhender les différents aspects relatifs à l’après-guerre en Belgique, particulièrement le jugement et l’internement des collaborateurs. Ses expériences de captivité, d’abord aux mains de la Gestapo, puis dans l’attente de son procès pour collaboration, apparaissent comme un tournant décisif dans sa vie. Son parcours atypique et ses écrits mettent en lumière un homme complexe, bien conscient de l’ambiguïté de son histoire et animé du besoin d’expliquer et de témoigner. Mais Paul Nothomb sait également qu’entre la volonté de raconter et la réalité des faits l’écart peut parfois être grand, chaque individu étant soumis à des sentiments et à une mémoire qui peuvent parfois biaiser son regard sur les évènements.

C’est au sein de cette problématique de la mémoire qu’il convient de replacer un témoignage direct comme ces lettres clandestines. Alors qu’il tente à plusieurs reprises de revenir sur l’épisode de sa captivité aux mains de la Gestapo, notamment dans Le Délire logique, on constate qu’il est malaisé d’expliquer a posteriori une expérience aussi ambiguë et douloureuse. Le temps et son cortège d’oublis et d’accommodements modèlent à leur manière la mémoire des témoins. Mais c’est justement cette subjectivité du témoignage qui lui confère toute sa qualité et son intérêt historique, à l’image de la correspondance de prison de Paul Nothomb.


Annexes

Lettres diverses. — photographies. — illustrations. — articles de presse.