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École des chartes » thèses » 2015

Une science naturelle de Dieu ?

Édition de la Theologia naturalis de Nicolas Bonet († 1343)

Histoire et enjeux de la théologie naturelle en sa première figure


Introduction

Proposer une édition commentée de la Theologia naturalis de Nicolas Bonet († 1343), c’est s’interroger sur les origines d’une discipline longtemps considérée dans la culture catholique comme allant de soi : la théologie naturelle, qui consiste à démontrer par la raison naturelle « seule » l’existence et les principaux attributs de Dieu. Celle ci fut longtemps une pièce maîtresse de la théologie, dans la catégorie « motifs de crédibilité » de la Révélation. Or la théologie naturelle est lourde de présupposés historiquement datables. Cette étude se propose ainsi de manifester le poids historique des deux mots théologie naturelle, qui apparaissent pour la première fois dans un titre, en les replaçant dans leur contexte d’émergence. L’originalité du scotiste Bonet est double : non content d’être l’auteur de la première Théologie naturelle connue, il est également le premier à avoir constitué en un traité systématique une métaphysique transcendantale dégagée de toute dimension théologique. La relation entre métaphysique et théologie est un thème central de cette étude. Cette introduction s’attache à manifester les enjeux et la pertinence de l’objet d’étude considéré, compte tenu des actualités éditoriales, des récents débats autour de l’apophatisme, et de la destitution heideggérienne de la métaphysique. Vient ensuite l’exposé de la méthode observée, qui entend mettre à profit les intuitions foucaldiennes en replaçant l’œuvre de Bonet dans le tissu épistémique qui est le sien, ainsi qu’un résumé de la vie de l’auteur.

La préoccupation constante de ce travail est d’allier une étude détaillée (partielle) des contenus textuels à la manifestation des enjeux de la pensée qui s’y énonce, sur la longue durée de l’histoire de la philosophie. Le commentaire introductif se compose donc de deux parties : la première met au jour les conditions d’émergence de la pensée de Bonet. La seconde commente cette pensée à même le texte, selon les axes précédemment dégagés.


Sources

Les quatre œuvres principales de Bonet, Metaphysica, Physica, Predicamenta et Theologia naturalis, ont été imprimées à Venise en 1505. Y renvoient les références à la Métaphysique, à la Physique et aux Catégories de Bonet, données dans ce travail.

Sur quarante-sept manuscrits répertoriés ont été consultés les suivants. Originaux : Rome, BAV Vat. Lat 3039 ; BAV Vat. Lat. 4847 (15°) fol. 2-8 ; BAV Vat. Lat. 3040 ; BAV Vat. Lat 3041; BAV Chigi lat. E.IV.110 – Venise, Bibl. Marc. lat. Z 303 – Venise Bibl. Marc. lat. Z 304 – Saint-Omer, BA ms. 237 – Munich, BSB, clm 18788 – Munich, BSB, clm 26867 – Prague, Klementinum VIII.F.15 – Prague, Kl. V.H.20. Copies : Oxford, Merton College 199 – Erfurt, Bibl. Amploniana F. 314 – Paris, BN 6678 – Rome, BAV 11504.


Première partie
Préhistoire : les conditions d’émergence de l’œuvre de Nicolas Bonet


Cettre partie se propose de cerner les conditions historiques qui rendent possible la théologie naturelle comme discipline : quels fondements internes et externes présuppose-t-elle, au-delà de son contenu ? Sont avancés, ensuite, des axes d’interprétation de l’histoire de la métaphysique, qui rendent compte de sa séparation en deux disciplines.

Chapitre liminaire
Histoire d’un adjectif

Où et à partir de quand rencontre-t-on dans les textes le syntagme theologia naturalis, et en quel sens ? Quel est l’usage des épithètes – équivalentes ? – rationalis ou philosophica ? L’enquête part de la theologia naturalis de Varron et Augustin, pour considérer ensuite les usages scolastiques des termes, avec une attention particulière aux reconfigurations opérées sous l’influence des artiens : derrière le simple titre Theologia naturalis se lit le poids de l’institution qui structure l’univers du savoir. Les interrogations et éléments de réponse esquissés ici demandent, pour une compréhension approfondie, une vision d’ensemble des rapports entre philosophie et théologie, et plus encore entre le savoir profane en général et la science sacrée, au sein de la culture médiévale.

Chapitre premier
Spoliae Aegyptorum. Le christianisme et la culture antique, des Pères à la scolastique

La période patristique est caractérisée par la notion d’interpénétration des domaines de rationalité ; la philosophie est une pratique, dont les implications existentielles sont fortes. Mais la culture antique s’est constituée dans le premier Moyen âge comme somme de savoirs livresques dont l’étude sert l’intelligence de l’Écriture – soit un acquis propédeutique transmis sous forme textuelle, conçu comme science auxiliaire de l’exégèse. La première résurgence de la philosophie redécouvre une logique, accentuant le caractère instrumental de la rationalité profane, désormais inscrit dans l’institution universitaire. Le xiiie siècle amplifie ces deux traits : la réduction de la philosophie au texte, par le déferlement des nouvelles traductions d’Aristote ; l’institutionnalisation du savoir par l’essor des universités. La philosophie aristotélicienne vient prendre place dans le schéma institutionnel établi (comme science auxiliaire), alors que les contenus des textes ont changé de nature. Les condamnations épiscopales précisent cette situation : la philosophie est à la fois légitimée et restreinte dans sa portée. Philosophie et théologie sont deux disciplines distinctes : on admet la coexistence de deux domaines de savoir auxquels sont assignés des objets différents – l’un, les « vérités naturelles », l’autre, « la » Vérité révélée, la seconde étant hors de portée de la première (séparation), mais ayant pleine licence pour l’utiliser à son profit (instrumentalisation). S’ouvre un espace de pensée philosophique suffisamment autonome et cohérent praescisione facta de la foi pour recevoir une théologie naturelle comme discipline.

Chapitre II
La naissance de la « théologie naturelle »

Cette théologie naturelle voit le jour au terme d’un long développement de la réflexion philosophique sur Dieu au sein de la théologie, depuis l’exégèse jusqu’à la théologie naturelle qui prétend prouver existence et attributs divins sans référence à l’Écriture. Pourtant, la théologie naturelle de Bonet n’en est pas une au sens habituel, puisqu’on n’y trouve aucune preuve de l’existence de Dieu. Le mot n’étant pas en adéquation avec son contenu supposé, où situer la naissance de la chose ? Quand la théologie commence-t-elle d’être naturelle ?

Ce chapitre s’ouvre sur l’étude de la méthode rationnelle d’Anselme et Abélard, dont on ne peut pas faire une « théologie naturelle », puisque c’est l’existence de la théologie elle-même qui fait question – il ne saurait donc être question dans ce contexte d’une distinction entre deux formes de théologie. Il manque à cette théologie la distinction entre les deux ordres de la raison (œuvre de Thomas), et la détermination de leurs limites respectives (Scot).

La seconde section examine les arguments en (dé)faveur de l’existence d’une théologie naturelle aboutie dans l’œuvre de Thomas d’Aquin – en particulier dans la Summa contra gentiles. Thomas est bien l’un des premiers à avoir théorisé la distinction et la complémentarité entre deux ordres du savoir ; mais la reconstitution d’une théologie naturelle autonome à partir des arguments thomasiens est une démarche artificielle : s’il y en a une chez Thomas, c’est sous la forme d’une via naturalis – de même que l’on peut trouver chez lui, non une théologie négative proprement dite, mais seulement une via negationis.

Duns Scot est le premier à développer une théologie métaphysique autonome et cohérente, préalable à l’étude de la révélation et indispensable à cette dernière parce qu’elle en constitue l’objet. Le Docteur subtil maximise l’écart entre théologie et métaphysique, libérant un espace pour une réflexion philosophique autonome sur Dieu, qui s’élaborerait sans la théologie et avant elle – une autonomie lisible dans la forme littéraire employée : la théologie métaphysique tient dans un Tractatus de primo principio. Mais si Scot est bien l’auteur d’une théologie métaphysique autonome, le caractère naturel de cette théologie n’est pas évident : la métaphysique de Scot est une métaphysique de théologien, inaccessible à un Aristote ignorant la révélation ; elle reste enfin une simple branche de la métaphysique, sans autonomie propre de ce côté-là. La séparation sera l’œuvre de Bonet.

Chapitre III
Quelle histoire pour la « métaphysique aristotélicienne » ?

Comment rendre compte de la séparation entre métaphysique transcendantale et théologie ? Est-elle déjà en germe chez Aristote ? L’objet de ce chapitre est double : après un rappel des principales sources aristotéliciennes des débats médiévaux autour du statut de la métaphysique, de sa portée, et de son articulation avec la théologie, l’interrogation porte sur la méthode à employer pour lire l’histoire de la « métaphysique aristotélicienne ».

Un schéma de type « histoire des idées », qui considérerait l’évolution interne de la métaphysique comme le résultat direct des contradictions d’Aristote, et ferait l’histoire des différentes solutions tour à tour éprouvées, postule une trans-historicité des problèmes philosophiques, et passe à côté de la contexture propre à chaque forme de métaphysique. La lecture heideggérienne est féconde dans la mesure où elle reconduit la pensée d’Aristote dans ses horizons originels, accentue la conscience de l’historicité de la pensée et permet un dégagement du regard historique et philosophique ; mais elle ne peut être utilisée par l’historien que comme instance critique et non comme grille de lecture. Sont retenus les axes de travail suivants : a) une perspective historique d’emblée synchronique, considérant chaque fois la métaphysique comme pièce d’un système discursif qui conditionne de l’extérieur ses équilibres momentanés aussi bien que son évolution ; b) un minimalisme méthodologique, afin de rendre compte de l’histoire de la métaphysique à même cette histoire, sans faire appel à un principe transcendant quelconque (Dieu, être ou encore « impensé de la métaphysique ») tout « surplus interprétatif » ne pouvant intervenir que dans un second temps.

Chapitre IV
Les Métaphysiques d’Aristote : sens et valeur

Dans ce chapitre est tentée une reconduction de « la métaphysique d’Aristote » à ses horizons propres d’intelligibilité. Trois thèmes sont interrogés : l’unité et la circularité de la pensée aristotélicienne ; le rapport de la physique à la métaphysique ; l’être et le dieu dans la pensée d’Aristote. Deux conclusions sont proposées : 1. la tension et la divergence possible entre une science de l’être et une thé(i)ologie sont rendues possibles par le texte même d’Aristote, qui n’en explicite pas rigoureusement l’articulation ; 2. ce rapport d’ambivalence devient intelligible lorsque l’on replace les Métaphysiques d’Aristote dans l’ensemble de son œuvre, où elles apparaissent comme approfondissement de la recherche des causes initiées dans la Physique, et dans le contexte plus vaste de la pensée grecque, où elles correspondent à ce que Platon avait nommé « dialectique ». Une coappartenance des différentes dimensions de la métaphysique se lit dans l’œuvre d’Aristote ; les conflits interprétatifs surgissent lorsque l’on considère le contenu des Métaphysiques en les extrayant de leur « milieu » épistémologique – celui de la dialectique comme traversée du visible, et de l’αλήθεια comme espace commun de manifestation de l’être dans chacune de ses dimensions, y compris divine.

Chapitre V
Vers l’Analogia entis

Ce chapitre met en évidence le décentrement néoplatonicien de la question de l’être, donnant lieu à une nouvelle lecture de la métaphysique, comme « hyperphysique théologisée », où les différents domaines de l’être sont montés en série de façon hiérarchique. Cette reconfiguration prend place dans une épistémè de la participation analysée selon quatre dimensions : noétique, ontologique, cosmologique et politique. Cet aperçu permet de comprendre les équilibres et tensions à l’œuvre dans la pensée de l’Aquinate, point d’orgue de cette épistémè de la participation. Or l’œuvre de Thomas est aussi celle où se fait jour une nouvelle conception de la métaphysique, structurée non plus par des schèmes politiques et cosmologiques, mais par la théorie de la connaissance : la « métaphysique commune » de Thomas esquisse déjà une métaphysique transcendantale. L’émergence de cette nouvelle conception de la métaphysique rend possible la révolution scotiste, et l’œuvre de Bonet.

Chapitre VI
Metaphysica sive scientia transcendens

La découverte de l’aristotélisme arabe centre les débats autour de la question du sujet de la métaphysique et de l’objet premier de l’intellect. La nouveauté majeure de la métaphysique d’Avicenne est dans la coïncidence entre sujet de la métaphysique et sujet premier de l’intellect : la métaphysique devient une science transcendantale, portant sur les notions les plus communes de l’intellect. Thomas connaissait et utilisait Avicenne – pourquoi les nouveautés de l’œuvre aviceniennes n’ont-elles développé tout leur « potentiel révolutionnaire » que dans l’œuvre de Scot ? Le maintien par Thomas de la quiddité sensible comme objet premier de l’intellect fournit une indication : la mutation opérée par Scot ne serait possible que sur base d’une transformation plus ample qui touche l’ensemble de la théorie de la connaissance, permettant de faire reposer la métaphysique sur l’unité du concept représentatif d’étant. C’est cette restructuration qui rend possible 1. la séparation que Bonet opère entre théologie naturelle et métaphysique, et 2. les caractéristiques de sa théologie naturelle, ouvrant en particulier la possibilité d’une représentation conceptuelle de Dieu.

Conclusion

Le premier traité de théologie naturelle de notre histoire est le résultat d’une combinatoire multiple : 1. l’évolution de la rationalité théologique, loin de se lire comme phénomène continu de rationalisation du donné révélé – qu’une logique immanente réduirait au « système » conceptuel et à l’« idole » –, est traversée de facteurs extérieurs divers. Le facteur institutionnel est essentiel : la Theologia naturalis de Bonet se présente comme la « bonne élève » de l’institution : qui dit « théologie naturelle » dit autonomie instrumentale d’un savoir circonscrit à l’intérieur des bonnes institutionnelles assignées à la rationalité humaine. 2. De même, il est rigoureusement impossible de faire du divorce entre la métaphysique et la théologie naturelle l’aboutissement presque normal des contradictions du texte aristotélicien dans sa tension entre « l’être » et « Dieu ». L’être et le divin se prédiquant diversement des différentes époques historiques, une équivoque à première vue irréductible sépare les différentes épistémè qui structurent une histoire de la métaphysique bien peu linéaire, et toujours fruit d’une interaction entre une pluralité de disciplines convergentes.


Deuxième partie
La théologie naturelle de Nicolas Bonet : étude de textes


Le travail qui suit n’est pas un commentaire exhaustif des sept livres du traité de Nicolas Bonet, ni de quelques-uns : il adopte délibérément un biais, dans le prolongement des thèmes abordés dans la première partie. Il n’est pas seulement commentaire au ras du texte : tout en ayant soin d’élucider le sens, les présupposés et la portée des contenus textuels, à partir du matériau présent dans les traités de Bonet et de l’œuvre des auteurs l’ayant inspiré – Scot en particulier –, le regard porte plus loin. Des sources diverses, aristotéliciennes et bibliques, philosophiques et théologiques, sont mobilisées afin de manifester la portée de ce qui se joue dans la naissance d’une « théologie naturelle ».

Chapitre premier
Infrastructures

La théologie naturelle est, à strictement parler, une science naturelle de Dieu ; qu’entend-on par ces trois mots ? Sur quelle infrastructure métaphysique et cognitive Bonet construit-il ses concepts théologiques, et qu’est-ce que cela signifie pour sa théologie ? Comment la théologie naturelle s’articule-t-elle avec les autres sciences ?

La question des critères de scientificité 1. est longuement développée par Bonet. Ils définissent une métaphysique pré-scientifique, fondement de la scientificité des autres sciences, et une théologie naturelle hypothético-déductive, qui n’a plus besoin que l’on prouve l’existence de son sujet. 2. Cette science est naturelle : sa vérité est relative – la théologie naturelle ne prouve rien de Dieu, elle se développe sur le mode de la probabilité. 3. Elle porte sur le premier moteur, dont l’identité avec le Dieu chrétien est extrinsèque.

Sont ensuite analysées quelques thèses métaphysiques de Nicolas Bonet, dont celles du double sens de l’être, et de l’univocité de l’étant à l’être réel et à l’être de raison. La métaphysique porte sur la première quiddité transcendantale univoque, obtenue par analyse des concepts objectifs. Ce primum quod quid est est un principe intrinsèque de tout objet représenté et de tout être existant réellement, en vertu du réalisme des universaux de Bonet.

La thèse la plus célèbre de Bonet est étudiée dans la section III : la métaphysique est science première in ordine inveniendi et docendi, parce que la plus imparfaite de toutes. Son sujet est le plus imparfait, puisqu’il est pur potentiel métaphysique. La division primordiale de l’étant s’effectue par le couple de différences quidditatives limitation/illimitation (et non par les modes intrinsèques fini/infini comme chez Scot, qui évitait ainsi de faire de l’être un super-genre). Dans cette section est élucidée la relation flottante de la théologie naturelle à la métaphysique, due à la confusion tendancielle entre le réel et le conceptuel chez Bonet.

L’arsenal théorique préparé par Bonet en métaphysique pour penser à la fois la nature commune (sujet de la physique) et la première intelligence (sujet de la théologie naturelle) est paradoxal : alors que le réalisme des universaux de Bonet, qui renforce sa conception rigoureuse de la scientificité, fonde une univocité durcie qui devrait permettre une science de Dieu pleinement affirmative et sûre d’elle-même, le « probabilisme » de sa pensée, conditionné par l’institution, fragilise un édifice conceptuel pourtant taillé pour construire des certitudes univoques. Le second paradoxe est que, en vertu de la compréhension bonettiste de la quiddité et de la science quidditative, sa théologie ne parle pas du Dieu existant, mais d’une quiddité indifférente à cette existence : elle est au sens strict une théologie de l’objet divin.

Chapitre II
L’individu « Dieu »

Ce chapitre décrit l’objet nommé prima intelligentia ou primus motor, presque jamais deus. L’analyse du prologue de la Theologia interroge son rapport avec le Dieu de la religion. Est examinée ensuite la façon dont le sujet de la théologie naturelle est présupposé, délimité et construit par le « théologien naturel », permettant de construire un concept de Dieu circonscrit par un jeu précis de négations, auquel sont attribuées des perfections absolues positives.

Le Dieu de Bonet est un individu positivement définissable, et sa définition est construite à partir des opinions théologiques des contemporains de Bonet, qui utilise la position de Pierre d’Auriole pour définir la sienne par contraste. Le premier moteur est une substance spirituelle illimitée et individuelle : l’être divin est formé de l’étant, contracté par trois différences successives – illimitation, substantialité, spiritualité – et une différence individuante ultime : la représentativité (« être exemplaire éminent et représentatif de tous les autres que soi »). Intrinsèquement principié, composé en un sens équivoque (quasi equivoce), il n’est pourtant pas inclus dans le genre qui est quelque chose de réel ayant la finitude pour degré intrinsèque ; si le genre était une catégorie conceptuelle, Dieu y serait inclus.

Les propriétés négatives, assorties de réserves qui en limitent la portée, sont un moyen d’assurer plus fermement les propriétés positives. La notion d’infinité divine développée par Bonet ne permet plus de penser la simplicité divine, puisqu’il y a une infinité propre à chaque formalité. Seule l’infinité de la res (mode intrinsèque unique partagé par toutes les formalités) permet de penser l’inter-identification des formalités : si chez Scot l’intellection de l’identité réelle des attributs divins était le summum de l’intellection métaphysique de Dieu, chez Bonet elle tend à devenir l’idée presque triviale que tout en Dieu serait « chosifié » par une même « choséité ». La res dans son premier sens, comme l’ens, tient le degré le plus bas dans l’échelle de perfection des quiddités ; comprendre l’identité réelle des perfections divines c’est concevoir qu’au niveau le plus imparfait, ces perfections sont unies dans une même res ou partagent la même consistance réale – la connaissance suprême de Dieu sera intellection des formalités puisqu’il n’y a rien à intelliger de plus dans la « chose ». La question de l’immortalité divine permet en outre à Bonet de développer une conception particulière de la vie divine comme permanence de la vie intellectuelle objectale ; l’univocité entre la structure de l’intellect humain et celle de l’intellect divin est totale.

Les propriétés positives de Dieu sont définies par un transfert univoque à Dieu de tout ce qui peut être identifié comme « perfection absolue » (perfectio simpliciter). Bonet en retient trois : l’intelligence (livre III de la Theologia naturalis) ; la volonté (livre IV) ; la puissance productive ad intra (livres V et VI), occasion de développer une véritable théologie trinitaire naturelle, et ad extra (livre VII), soit une théologie naturelle de la création. La théorie des différences transcendantales assure la prédication univoque des perfections à Dieu : ce qui est prédiqué n’est jamais la totalité composée du genre et de la différence (la sagesse comme qualité), mais la différence simple (la sapientialité). Réduite au schéma métaphysique qui gouverne la constitution des autres êtres, et structurée en formalités distinctes et univoques, la prima intelligentia est intelligible naturellement par l’intellect fini. La quiddité divine pourrait même être visible intuitivement en tant que singulière par l’intellect fini séparé. L’un des contemporains de Bonet « conclut avec évidence que le premier moteur peut être vu clairement et distinctement et intuitivement par les seules <puissances> naturelles ». Le caractère mystérieux de l’être divin est ramené à la volonté : si Dieu est incompréhensible, c’est parce qu’il cache volontairement tel ou tel aspect de son être.

Que signifie une telle représentation de Dieu pour une histoire de longue durée ?

Chapitre III
Regards croisés : le divin, la sagesse et l’ontologie

L’œuvre de Bonet est ici interrogée à partir, toujours, de la « circularité » aristotélicienne envisagée par Heidegger : si la sagesse envisage le tout de l’être (la science première est universelle), et l’étant en son être (elle s’enquiert des premiers prinncipes de l’être), et si cet être en sa réalité ultime est hiérophanie (la science première est divine comme l’être lui-même manifeste le divin) – c’est ce nœud primordial qui tisse ensemble la « pleine essence » de l’être, la pensée de l’homme en son orientation sapientielle, et le divin comme dimension de l’être même qu’il faut prendre en vue. Qu’en est-il de la sagesse, de l’être et de la divinité dans la première Théologie naturelle latine ?

Le point de départ de la première section est un constat d’absence : la dimension de sagesse associée à la métaphysique n’existe pas chez Bonet. Une confrontation terme à terme des déterminations aristotéliciennes de la sagesse avec le contenu de la métaphysique et de la théologie de Bonet met en relief les principaux points de rupture ; ces derniers sont éclairés par l’interrogation de la catégorie du visuel, qui structure la rationalité philosophique depuis ses origines grecques, et qui s’exacerbe dans l’épistémè de la représentation propre à l’époque de Bonet. La section II mène une confrontation similaire avec les déterminations bibliques de la sagesse, du logos et de l’être, avant de comparer la théologie naturelle avec ce que l’on pourrait appeler une « religiosité naturelle » fondée sur la conscience du sacré.

Les interprétations proposées dans ce chapitre convergent vers une double conclusion : l’insertion de la pensée dans un univers logique orthonormé et homogène, caractérisé par la notion d’univocité, et sa dépendance vis-à-vis d’une épistémè de la représentation, consacrant le primat d’une rationalité visuelle abstractive, rendent raison non seulement de la rupture radicale des équilibres et autres paradoxes aristotéliciens dans la pensée de Bonet, mais encore de la fracture profonde qui sépare la rationalité propre à la « théologie naturelle » de la « logique du Verbe » qui se déploie dans le corpus biblique. Ce double caractère supprime enfin toute possibilité d’une « métaphysique de la présence » telle qu’elle se lit sous les symboles de la religiosité naturelle du paganisme, et instaure un univers de rationalité naturelle proprement a-thée, puisque le divin est devenu l’apanage exclusif d’un étant parmi d’autres – et encore : le champ lexical « dieu, divin, divinité » brille par son absence dans la Théologie naturelle de Bonet. Ces déterminations conceptuelles sont précisément celles que destitue la pensée heideggérienne, qui renoue avec certaines dimensions fondamentales de la pensée archaïque de l’être, et de la pensée hébraïque.


Conclusion

Ramenée à ses origines, la théologie naturelle s’enracine dans une métaphysique non seulement de la forme (consacrant le primat de la vision intellectuelle), mais de la représentation, de l’objet, de l’univocité réelle. Elle est étroitement conditionnée par l’institution : car sans l’université médiévale, point de cloisonnement des savoirs ; sans les artiens et sans Tempier, point de science naturelle, autonome et relativement vraie – point de théologie naturelle, donc. La théologie naturelle telle qu’elle est née dans l’histoire de l’Occident n’a que peu à voir avec la connaissance naturelle de Dieu des écrits pauliniens et de la littérature sapientielle : dans sa figure originaire – c’est-à-dire en tant qu’elle est une science quidditative et univoque, qui n’entretient plus de rapport qu’extrinsèque avec la théologie de la révélation – elle peut être opposée terme à terme aux déterminations bibliques fondamentales. Fondée sur l’ontologie neutre, transcendantale et profane (au sens de Mircea Eliade) qu’elle présuppose comme sa matière, cette théologie naturelle fait époque dans le cheminement intellectuel de l’Occident : elle consacre en théologie – naturelle, certes, mais théologie tout de même, et de théologien – une véritable révolution silencieuse. Elle n’est possible que par l’ouverture d’un domaine de rationalité et donc de réalité neutre, intégralement conceptualisable parce que dépourvu de sacralité, et par conséquent a-thée au sens premier de ce terme. Dieu n’y est plus immanent à l’être autant qu’il le transcende : à la place d’une ontologie de la présence, nous sommes en présence d’une théologie représentative, abstraite, objective au sens précis où le xive siècle entend ce terme – une théologie de l’absence.


Édition

Édition intégrale (livres I-VII, 336 p.) de la Theologia naturalis de Nicolas Bonet. Texte de base transcrit sur le ms. lat. 314 de la Bibl. Amploniana d’Erfurt (xive siècle), noté E dans l’apparat. Manuscrits de contrôle : ms. lat. Z 303 de la Bibl. Marciana de Venise (xve siècle, écriture humanistique, même famille que le ms. E), noté V ; ms. Vat. lat. 11504 de la Bibl. Vaticane, noté R.


Annexes

Notes de fin de document (commentaire linéaire du texte). — Textes français. Traduction d’extraits de la Metaphysica (dont le livre IX en entier), de la Physica et des Predicamenta, à partir de l’édition vénitienne. — Textes latins. Édition non critique des livres I et IV de la Metaphysica, avec un extrait du livre II. — Index nominum, Index rerum.