Dieu, le roi et la France
Prier pour le roi sous Philippe le Bel (1285-1314)
Introduction
Dans la série des règnes du Moyen Âge, celui de Philippe le Bel tient une place éminemment ambivalente, entre le modèle de son saint aïeul et une sorte de préfiguration du machiavélisme d'État – qui lui est d'ailleurs assez injustement imputé comme l'ont montré notamment les travaux de Robert-Henri Bautier, Elizabeth Brown et Élisabeth Lalou. Les aléas de ce règne, période de vaste offensive sacrale de la royauté, sont un point d'observation pour une historiographie des plus fournies, et récente qui plus est, entre dévotions royales, idéologie du pouvoir, dynamique lignagère, et investissement territorial. Si l'utilisation par le pouvoir royal de la liturgie en particulier, et de la sphère religieuse en général, a largement été mise en valeur, dans ses grandes cérémonies, dans son discours et ses représentations, la confusion a rarement été levée entre la dévotion du roi, personnelle ou héritée, et la réalité de son inscription dans le royaume. L'étude de la construction spatiale de la liturgie royale a privilégié l'approche monumentale et exceptionnelle (sacre, fondations monastiques) au détriment de l'intercession quotidienne que ses sujets entretiennent pour le souverain. Cette dévotion est certes difficilement perceptible, mais elle peut se révéler riche d'enseignements. Prier pour le roi, c'est reconnaître une supériorité, s'ancrer dans un territoire et des modes de dévotion ; c'est se reconnaître partie prenante d'un corps social. Mettre en parallèle l'investissement royal dans l'édification de sa mémoire religieuse et l'initiative des régnicoles dans ce domaine permet ainsi de prendre la mesure de la politique mémorielle qu'a pu mener le roi et du succès qu'elle a rencontré.
Sources
Les sources utilisées ont été d'abord les cartons des « Fondations » du Trésor des chartes, réunissant des lettres et des actes de toutes sortes ayant pour objet l'organisation du culte pour le roi. Une typologie en particulier a orienté le sujet : celle des promesses de prières que les clercs et les religieux envoient au roi pour l'assurer de leurs suffrages. Les cartons des Archives nationales (J 460 à J 467) conservent ainsi des liasses importantes, concernant spécialement Saint Louis, mais aussi quelques exemples pour Philippe le Bel. Les testaments royaux ont également fait l'objet d'une étude comparative pour leurs legs pieux (J 403). Les actes répertoriés par Robert Fawtier dans le Corpus Philippicum ont fait l'objet d'un traitement sériel, ainsi que ceux copiés des registres de la chancellerie à partir de 1303. Pour ce faire, la base de données Telma de l'Institut de recherche et d'histoire des textes, qui catalogue les actes utilisés pour établir l'itinéraire royal quel que soit leur lieu de conservation, ainsi que l'édition des registres de Robert Fawtier, ont été mis à profit. Les actes relatifs à des demandes de prières du roi, à des fondations de chapelles, particulièrement sous le vocable de Saint Louis, ainsi que ceux comprenant des clauses de salut – c'est-à-dire un élément rappelant que le roi agit en la matière pro remedio anime – ont été ainsi répertoriés. Enfin, l’étude s’est appuyée sur les sources ecclésiastiques, cartulaires, bréviaires et obituaires.
Première partieLa mémoire en actes
Chapitre premierLes layettes des fondations
La sous-série des Fondations, peu étudiée, a connu une histoire relativement banale, mais qui révèle l'intérêt croissant porté aux actes à connotation purement spirituelle dans les archives. Placés initialement dans les layettes relatives aux lieux concernés ou aux personnes ecclésiastiques en général, leur destin change après le règne de Saint Louis. Le saint roi bénéficie en effet du juste retour de sa générosité aux églises. Après la mort de sa mère, dans les années 1255, à sa demande jointe à celle du pape, une vingtaine d'églises, abbayes, hôpitaux et autres établissements religieux envoient au roi des lettres détaillant les suffrages (messes, oraisons, participation aux bénéfices spirituels) qu'ils établissent en faveur de la reine et de son fils. En 1271, après l'issue tragique de la croisade tunisienne, c'est Philippe le Hardi qui demande à grande échelle des suffrages, demande à laquelle répondent plus de soixante-dix établissements religieux. Ces liasses sont alors pour la première fois réunies dans une layette particulière, sans pour autant que le traitement soit exhaustif à la fin du xiiie siècle. Le règne de Philippe le Bel connaît seulement quatre lettres de promesses de prières : des clarisses de Sainte-Catherine de Provins, du chapitre général de Cluny (deux lettres), des bénédictins de Ferrières-en-Gâtinais et de Saint-Faron de Meaux et des bénédictines d'Horreen (à Trêves). Le premier inventaire détaillé n'a été rédigé que vers 1360 (AN JJ 110 fol. 3-5v). Il répartit ces actes en quatre coffrets cotés CA et CB (cette dernière cote étant divisée en trois coffrets). Ces coffrets portent tous un intitulé général d'oraison pour le roi et répartissent indifféremment les actes relatifs au règne des souverains. Dans le dernier inventaire médiéval, établi vers 1510 (BNF lat. 9042), ils sont répartis selon l'ordre actuel – c’est le cas depuis le début du xve siècle –, en trois intitulés qu'a conservés Pierre Dupuy au xviie siècle : « Fondations » I (créations d'établissements proprement dites) II et III (oraisons pour le roi). On y trouve alors les archives d'Alphonse de Poitiers, auparavant absentes ; surtout, les nouvelles dénominations recouvrent un effort de classement net et une innovation importante : on y a en effet transféré toutes les pièces relatives à des établissements de prières et de chapelles, autrefois conservées dans des layettes génériques. N'y sont plus conservés seulement les actes mentionnant des prières, mais également ceux relatifs à la constitution de chapelles, voire les actes de fondation monastique, ce qui explique l'hétérogénéité actuelle.
Chapitre IIUn acte révélateur : le testament
L'étude diplomatique du testament royal au xiiie siècle permet de mettre en évidence la mise en place d'un modèle archétypique quoique non figé. Le laconisme du testament de Philippe-Auguste n'est plus de mise avec son fils, mais c'est Saint Louis qui instaure définitivement le modèle capétien. La liste de ses legs pieux est ainsi scrupuleusement respectée par ses descendants, avec quelques modifications, en fonction de leurs pratiques dévotionnelles et de leurs fondations propres. Philippe le Bel innove ainsi en inscrivant en tête de son testament trois fondations de chapelles, à Notre-Dame de Paris, Saint-Denis et la Sainte-Chapelle. S'y adjoignent douze anniversaires solennels dans les principales cathédrales et collégiales du royaume, ainsi qu'aux trois lieux précités et à celui de sa sépulture de cœur, les Jacobins de Paris, remplacés ensuite par le monastère qu'il a fondé à Poissy sous le patronage de son aïeul. La comparaison des coûts totaux fait apparaître le contraste entre la mesure de Saint Louis et les dimensions extraordinaires des dépenses de Philippe le Bel, spécialement quand on y ajoute les prescriptions de son codicille établi la veille de sa mort. Par ailleurs, les legs pieux du roi recouvrent les mêmes dynamiques que celles à l'œuvre dans les testaments des autres princes, entre dévotions personnelles et patronages hérités. On remarque la permanence de lieux de célébrations liés non seulement à la royauté, mais aussi plus spécifiquement au lignage capétien, dont plusieurs membres établissent des legs et des célébrations dans leurs testaments.
Chapitre IIIL'investissement mémoriel
Le roi très-chrétien bénéficie au-delà de ces actes spécifiques de suffrages bien plus larges. C'est ainsi qu'au détour de certains actes on peut voir apparaître la mention de sa mémoire, qui lui donne une extension géographique bien plus large. Les actes d'amortissements sont l'un des principaux moyens mis en œuvre. L'amortissement est une compensation financière codifiée par Louis IX et Philippe III pour les dons ou ventes de terres à des mainmortables : ces biens ne changeant plus de mains, le seigneur du lieu se trouve en effet lésé des droits de mutations qu’il ne pourra plus percevoir à l’avenir. Comme suzerain de dernière instance, le roi est également lésé, et l'amortissement lui est dû en dernier lieu. Le coût en est élevé : quatre ans de revenus, et les premiers concernés sont les établissements ecclésiastiques, mainmortables par excellence. Or, le roi accorde le plus souvent les actes d'amortissement à titre gracieux. La compensation semble donc d'ordre spirituel, car très fréquemment, il indique le salut de son âme, voire exige l'établissement de suffrages en retour d'une telle faveur. De tels actes constituent une part importante de la production de la chancellerie, production à laquelle le roi n'est pas indifférent, comme en témoignent les fréquentes mentions per regem dans la commande des actes, dont la signification est bien connue depuis l'article fameux de Robert-Henri Bautier.
Les chartes de fondations des établissements nouveaux expriment également les préoccupations spirituelles de Philippe le Bel, qui demande des prières pour lui, ses parents et prédécesseurs ou son épouse, voire pour la bonne marche du royaume. On retrouve ces mêmes dispositions dans les préambules des diplômes, actes solennels et de forme obsolète qu'il accorde le plus souvent à des institutions religieuses. Enfin les archives des églises conservent la mémoire du roi, et bréviaires et obituaires permettent d'affirmer l'existence de prières pour le roi quand les actes initiaux font défaut.
Deuxième partieDomine salvum fac regem
Chapitre premierThéories et pratiques de la prière pour le roi : enjeux spirituels et économiques
La prière pour le roi est désignée dans le discours des théologiens et moralistes du xiiie siècle comme une nécessité religieuse. La société se considérant comme un corps dont le roi est la tête, c'est un devoir et un besoin, pour tous les membres de ce corps social, que d'intercéder pour le chef dont le maintien dans les voies de Dieu garantit le bonheur de tous les sujets. C'est l'expression de la charité qui doit régner entre les membres du corps mystique du Christ, principe universel dont la royauté française s'approprie les fondements dans une vision contemporaine de Philippe le Bel, où le royaume devient lui-même un corps social à part entière, autonome. Le roi, considéré désormais comme le vicaire du Christ, est le garant unique de la stabilité des temporalia.
Au-delà de ces considérations théoriques, l'intercession pour le roi est aussi la source ou la conséquence des bienfaits que le roi répand sur les églises, monastères et hôpitaux qu'il fréquente ou visite : amortissements, dons, droits… La prière a un coût, ne serait-ce que celui de l'entretien des oratores, et le roi, dont la libéralité est l'une des vertus principale, s'en acquitte. Nombre d'actes royaux mentionnent ainsi des suffrages établis par les religieux, en considération desquels le roi accorde divers bienfaits.
Chapitre IITypologie des modes de célébration
La liturgie propre au roi est bien connue : le sacre et les funérailles donnent lieu à des prières solennelles pour le roi, moins – pour autant que cette distinction ait quelque valeur – pour sa personne en tant que telle que pour la fonction qu'il incarne. Les suffrages institués dans les établissements monastiques ne mentionnent pas de prières particulières pour Philippe le Bel, alors que pour Saint Louis, plusieurs lettres précisent que l'oraison Domine salvum fac regem, utilisée notamment lors de la messe du sacre, sera dite pour lui.
Les institutions de suffrages pour le roi peuvent prendre les mêmes formes que celles pour tout homme, avec les différences que la richesse et le pouvoir lui confèrent. Le modèle par excellence reste les fondations monastiques nouvelles, et Philippe le Bel en installe cinq majeures. Ces installations peuvent aussi prendre la forme d'établissements non réguliers : collégiales, hôpitaux et collèges. Si le roi lui-même ne pratique pas ce type de fondations, au contraire de son entourage – reine, clercs et officiers de la Couronne –, il les y encourage. Sur un mode inférieur, l'entretien d'un prêtre dont la charge sera de célébrer la messe quotidienne ou hebdomadaire aux intentions du fondateur est également largement usitée : les chapelles permettent d'instaurer une intercession personnelle dans des lieux chargés de sens, d'histoire ou de puissance spirituelle, ou tout simplement proches des résidences royales. Enfin, sans porter le titre de chapellenie en raison de leur fréquence moindre, les messes uniques, anniversaires (au jour de la mort) voire hebdomadaires sont aussi appréciées et s’ajoutent aux autres formes moins définies de donations débouchant sur une intercession : pitances, luminaires, ex-voto.
Les suffrages proprement dits suivent le même modèle de hiérarchie : la messe est, sans surprise, le plus important. Elle peut être chantée ou lue, ce qui inclut une solennité et une assistance plus ou moins importante et fait varier ainsi son pouvoir d'intercession. Après la mort, il s'agit de la messe de requiem, et, du vivant du souverain, de la messe du Saint-Esprit, qui est la liturgie commune de demande d'assistance, pratiquée par exemple lors de l'ouverture des cours de justice. Pour Saint Louis est aussi mentionnée la messe de la Sainte-Vierge, qui n'apparaît pas pour Philippe le Bel. Elle est annuelle (anniversaire, obit après la mort), hebdomadaire ou quotidienne. À ce culte majeur s'adjoint la célébration des heures canoniales, particulièrement des vêpres. Dans les monastères on assiste souvent à la dégradation du modèle en fonction de la dignité ecclésiastique : les prêtres promettent des messes, les clercs des psaumes et les convers la récitation du rosaire, avec des variations quantitatives. Enfin, l'intercession peut être plus diffuse : l'association aux bonnes œuvres de l'institution fait du roi partie prenante des mérites spirituels acquis par les religieux, messes, prières, jeûnes et aumônes ; le roi est ainsi intégré à la communauté monastique. C'est un mode pratiqué spécialement par les établissements caritatifs dont la prière n'est pas l'occupation principale. Les clauses de salut que le roi inclut dans les actes pourraient s'y rattacher.
Troisième partieMémoire personnelle, mémoire du lignage
Chapitre premierLe roi très-chrétien
Le règne de Philippe le Bel voit s'amplifier des phénomènes déjà à l'œuvre auparavant mais qui atteignent alors leur maturation, particulièrement du fait de la sainteté de Saint Louis. Ce dernier occupe dans la dévotion du roi une place absolument éminente : après sa béatification, le roi organise son culte par de splendides cérémonies, et surtout répartit les reliques de façon symbolique. La Sainte-Chapelle en est le principal dépositaire, avant Notre-Dame de Paris et Saint-Denis. Le roi encourage la consécration de chapelles sous le patronage de son aïeul partout dans le royaume. Son œuvre va de pair avec celle de tout le lignage qui relaie efficacement le patronage ludovicien, qui devient un marqueur fort d'attachement à la dynastie et à la famille capétienne.
Au nom de ce saint modèle, le lignage devient beata stirps, saint non seulement par la fonction de ses aînés, mais aussi par la nature même du sang qui coule dans les veines de ses membres. L'exemple de Saint Louis conditionne la dévotion de ses descendants et modèle la royauté, qui se « pontificalise », c'est-à-dire emprunte au pouvoir pontifical ses modes d'intervention et de représentation : le roi est le représentant direct de Dieu en France, élu par lui, roi très-chrétien pour gouverner la nation très-chrétienne, nouveau David du nouveau peuple élu. La dévotion pour le roi devient ainsi une réelle vertu civique. Protecteur des églises et père des pauvres, le roi occupe une position particulière qui lui permet de bénéficier de prérogatives spéciales. C'est ainsi que le pape lui accorde des exemptions qui créent autour de sa personne un véritable « diocèse royal » ; bien plus, le pontife attache à la prière pour Philippe le Bel – et même pour son épouse et ses enfants – des indulgences importantes. Prier pour le roi est donc une façon de s'attacher des bénéfices spirituels pour soi-même, même si de telles faveurs ne sont pas réservées au Capétien.
Chapitre IIMorieris : le souci du roi pour son âme
Que Philippe le Bel ait été un roi d'une piété pointilleuse et croissante, cela ne fait plus de doute. En revanche, la datation proposée pour son évolution mystique, liée à la mort de Jeanne de Navarre, pourrait être mitigée, la commande royale d'acte pieux se révélant à peu près constante, passée les années de prime jeunesse. Certes ses grandes réalisations monastiques viennent dans les dernières années de son règne et la mort de la reine voit s’accroître considérablement les clauses de salut mentionnant le roi et sa défunte épouse, mais la pratique religieuse du roi et le souci de son âme apparaissent comme une préoccupation constante tout au long du règne. Pèlerinages, fondations votives, dons aux monastères et aumônes font partie du quotidien de Philippe le Bel, dont la mort est un décalque – euphémisé et plus conforme à la majesté royale – de celle de Saint Louis. Son itinéraire reflète ces préoccupations religieuses qui le mènent dans les sanctuaires mariaux de Boulogne, Chartres et du Puy-en-Velay, ainsi qu'au Mont-Saint-Michel. Même dans ses résidences régulières les monastères ne sont jamais loin et les largesses royales y instaurent sa mémoire. Les pratiques de dévotion du roi, et tout particulièrement ses demandes de prières, font aussi la part belle à sa famille : Jeanne de Navarre, ses fils et parents y sont la plupart du temps associés. Il y existe une distinction de vocabulaire nette entre la dynastie et le lignage, entre predecessores ou antecessores et progenitores, qui ne sont pas employés indifféremment, voire qui sont parfois redoublés, selon l'intention que l'on décèle pour la célébration, entre hauts-lieux familiaux et royaux. Cet aspect est très présent dans les fondations de Philippe le Bel, à Saint-Louis de Poissy (dominicaines) – au programme iconographique très familial –, Saint-Louis de Royallieu (frères du Val-des-Écoliers), Ambert et Saint-Pierre-au-Mont-de-Châtre (célestins), Saint-Jean-Baptiste du Moncel (clarisses) et chez les chartreux de Mont-Saint-Louis. La dimension politique et dévotionnelle y est étroitement liée (patronage ludovicien, installation des célestins en France). Le roi reste néanmoins attaché aux ordres plus anciens et ne néglige pas d'accorder ses faveurs aux vieux monastères royaux, dans la tradition capétienne (cisterciennes, bénédictins, chanoines…).
Quatrième partiePrier pour le roi, prier par le roi
Chapitre premierPrésences du roi
Pour intégrer plus pleinement les églises à sa mémoire, le roi s’y rend présent physiquement. La politique de diffusion des reliques permet de faire apparaître la géographie de l'intercession pour le roi. Philippe le Bel n'hésite pas en effet à faire don des reliques de Saint Louis dans l'espace capétien. D'abord à Paris (cathédrale et chapelle du Palais) et à Saint-Denis, puis dans les monastères liés à la dynastie, mais aussi, cas plus symbolique dans une bastide nouvelle, aux marches du royaume face aux Plantagenêt, à La Montjoie (Gers). Les reliques de la Passion suivent les mêmes dynamiques, dans un rapport toutefois moins étroitement chauvin ou familial. Les sépultures multiples des rois (cœur, entrailles, chairs et ossements dans le cas le plus large) les rendent présents dans le royaume. Surtout à Paris et en Île-de-France, dans les monastères étroitement liés au lignage, dont les membres s'y font enterrer (Royaumont, Maubuisson, Jacobins et Cordeliers de Paris, Poissy, outre Saint-Denis) ; mais aussi jusqu'à Narbonne, où la présence des chairs de Philippe le Hardi justifie l'érection par son fils d'un anniversaire dans la cathédrale. La dilaceratio corporis permet ainsi de distinguer, là encore, une mémoire personnelle et familiale autour des tombeaux de cœur (à Poissy pour Philippe le Bel) et une mémoire plus institutionnelle autour des ossements (à Saint-Denis).
Chapitre IIDe la géographie dévotionnelle à la géographie sacrale du royaume
Par l’étude de ces répartitions des fondations, des oraisons promises ou suscitées et des présences symboliques, la thèse permet de rendre compte d'une certaine géographie religieuse du royaume. Celle-ci est centrée sur le pôle monarchique de la Sainte-Chapelle, Saint-Denis et Notre-Dame de Paris, entre reliques du Christ et de Saint Louis, commémorations de la victoire de Mons-en-Pévèle et chapelles solennelles instituées par le roi dans son testament. Le roi y fait célébrer l'intercession pour la dynastie, pour la royauté qui y dispense les grâces divines et qui offre à la dévotion des fidèles un modèle de gouvernement autour du souvenir des rois en général et de Saint Louis en particulier. Cet espace sacré se distingue d'une sphère plus intime et familiale : le réseau religieux francilien rend compte à la fois de l'héritage capétien et de dévotions propres, et l'intercession pour le souverain y est inséparable de celle du lignage. La présence régulière du roi y active la prière.
Philippe le Bel instaure aussi, spécialement dans ses dernières volontés, un réseau plus national où sa mémoire s'inscrit dans des dévotions partagées : églises-cathédrales, sanctuaires mariaux, collégiales historiques. Les obits solennels qu'il y institue, le don très symbolique de fleur de lys d'or (Saint-Denis, Saint-Martin de Tours, Boulogne et Canterbury), les anniversaires de la grande victoire du règne (Saint-Denis, Chartres, Boulogne et Paris) accompagnés de réalisations monumentales (le cavalier de Paris, l'armure de Chartres) mettent en valeur un réseau moins étroitement francilien et qui reprend des sanctuaires d'échelle nationale (on pourrait y ajouter le Mont-Saint-Michel). Par ailleurs, les grands voyages du roi et sa souveraineté politique lui permettent de mettre en place une intercession de moindre ampleur dans son Domaine plus lointain : sénéchaussées méridionales, domaine alphonsin.
Enfin, quelques tentatives d'apprivoisement par la prière pour le roi en périphérie du royaume – à Fines, en Flandre, à Tudela en Navarre, à Poleteins en pays lyonnais ou encore à Arsague – sont d'ordre exceptionnel. Elles semblent moins refléter une volonté royale d'offensive sacrale que naître des circonstances, et connaissent des destinées variables : à Flines, la fondation royale évinçant Guy de Dampierre semble assez mal accueillie par les moniales qui restent attachées à leur patron traditionnel.
Chapitre IIILes sujets du roi dans la mémoire royale
Au-delà de l'initiative royale, les sujets du roi peuvent l'associer à leurs fondations et aux prières pour leur âme. Le patronage ludovicien qui se répand dans tout le royaume est symbolique de cet état des choses, car le roi y associe fréquemment sa mémoire par l'amortissement. Églises et chapelles se concentrent principalement en Île-de-France et en Normandie, mais les sénéchaussées méridionales voire les terres alphonsines n'en sont pas exemptes. Dans la diffusion du culte ludovicien et de la mémoire royale, les réseaux monastiques jouent également un rôle majeur mais difficile à situer géographiquement. Les cisterciens, les dominicains et les cordeliers notamment avaient déjà établi des célébrations dans tous leurs monastères et couvents de France pour Saint Louis, dont le culte est relayé encore plus largement par la suite dans ces mêmes ordres. Pour Philippe le Bel, l'ordre de Cluny promet une intercession générale, dans le cadre de ses prieurés du royaume. Certains sujets associent nommément le roi à l'intercession pour leur âme. Le plus souvent il s'agit de grands officiers de la couronne, de clercs ou de chevaliers du roi. Il est alors difficile de faire la part des choses entre l'intérêt que peut recouvrir une telle association (amortissement, protection royale) et le rapport qu'elle induit avec le roi. Elles sont néanmoins très symboliques de la place que tient le souverain, qui est partie prenante de l'intercession de ses sujets, mais sur un mode restreint, limité à une frange aisée et plus ou moins proche de la royauté, dans un cadre strictement limité au Domaine.
Conclusion
Une politique territoriale ?
Au terme de l'étude, le constat est sans surprises celui du caractère très traditionnel et prudent de l'établissement de la prière pour le roi dans le royaume, que l'on peut diviser en quatre cercles quasiment concentriques : un centre monarchique, contrôlé et construit autour de la chapelle et de la nécropole des rois avec l'église majeure de la capitale ; tout autour, et intégrant ce premier cercle, la mémoire du roi s'inscrit dans le vieux Domaine dans un cadre plus familial de dévotions quotidiennes ; dans les acquisitions plus récentes – Normandie, sénéchaussées méridionales, terres alphonsines –, où l'intensité des suffrages pour le roi est tributaire de l'ancienneté de sa présence et de son itinéraire personnel, la prière s'inscrit dans des cadres non maîtrisés, que le roi intègre et hiérarchise ; enfin les terres échappant au contrôle direct de la royauté sont presque vierges, à quelques exceptions près. On prie expressément pour le roi non dans le royaume tout entier, mais sur ses terres : les patronages hérités, les droits féodaux dus laissent églises et monastères plus enclins à assurer la mémoire de leurs protecteurs proches. La carte dévotionnelle reflète donc, voire minore la carte féodale du pouvoir royal, sans pour autant porter préjudice à la conscience d'une identité historique commune. L'investissement religieux de la royauté – exception faite du cœur parisien – semble moins porteur d'un projet d'intégration politique ou idéologique qu'au contraire refléter les devoirs inhérents à la fonction royale, de piété et de protection aux églises.
Annexes
Chronologie des inventaires médiévaux du Trésor des Chartes. — Inventaires des actes de 1232 à 1313 des cartons des Fondations (AN J 460 à 464). — Édition de l'inventaire de 1360 des layettes super orationibus. — Listes comparatives des legs pieux des rois dans leurs testaments (1222- 1314). — Cartographie des legs pieux de Philippe le Bel. — Tableau comparatif du coût des legs pieux royaux au xiiie siècle. — Liste des diplômes copiés dans les registres de Philippe le Bel. — Diagramme de l'évolution chronologique de la dévotion de Philippe le Bel. — Cartographie des amortissements royaux (1302-1314). — Cartographie des fondations sous le vocable de Saint Louis. — Cartographie des promesses de prière pour Philippe le Hardi et Saint Louis. — Liste et cartographie des actes mentionnant des clauses de salut (Philippe le Bel). — Liste et cartographie des actes mentionnant des offices pour Philippe le Bel. — Liste et cartographie des fondations de Philippe le Bel.
Édition
Édition des actes de promesse de prière pour Philippe le Bel, ainsi que de diverses pièces emblématiques de l'organisation de l'intercession pour le roi : lettre d'amortissement, charte de fondation, donation ou autorisation de donation en échange de prières.