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École des chartes » thèses » 2015

L’hydraulique à Paris à l’époque moderne

Adductions et distribution d’eau dans la ville
(v. 1612 – v. 1733)


Introduction

L’hydraulique est aujourd’hui un élément parmi d’autres des sciences de l’ingénieur. Cependant, l’apparition de cette science pose problème d’un point de vue historique : les travaux d’hydraulique existaient en effet avant que l’ingénieur ne vienne prendre la place qui devint la sienne, à partir du début du xviiie siècle. L’étude tentera donc ici de lancer une réflexion sur l’usage de l’hydraulique lors de la période précédant l’appel systématique aux ingénieurs.

Le choix de Paris s’impose à plus d’un titre : les travaux qu’a connus la ville à l’époque moderne, étant assez mal renseignés dans la littérature scientifique récente, il est utile de retracer les diverses périodes qui scandent l’aménagement du territoire urbain ; à l’inverse, les travaux d’autres historiens, comme D. Groussard et D. Massounie, sur diverses provinces françaises permettent de bien connaître la situation dans des aires géographiques différentes et donc de fournir des points de comparaison essentiels pour bien saisir et caractériser la situation parisienne. Il devient alors possible de discuter du problème plus large du rapport entre les nombreux textes théoriques de la période et la pratique constatée dans les archives manuscrites. Ce va-et-vient incessant entre théorie et pratiques permet de comprendre comment se crée une pratique qui va peu à peu se codifier pour devenir une discipline réclamant de la technologie.


Sources

Les sources utilisées sont ici de deux types : les sources manuscrites tout d’abord, témoins de la pratique parisienne ; les sources imprimées ensuite, plus théoriques.

Les sources manuscrites sont toutes conservées aux Archives nationales : situées dans les fonds de la maison du roi ou dans ceux du bureau de la Ville de Paris, elles ne se singularisent pas particulièrement par leur forme et leur qualité. Leur situation et le fait qu’elles soient mêlées à des ensembles traitant de questions bien plus hétéroclites que la simple hydraulique est en soi digne d’analyse.

Les sources imprimées, quant à elles, sont des documents tirés d’un type de littérature technique bien connu des historiens des techniques : la littérature de « réduction en art ». Ce style, qui culmine au xviiie siècle avec l’ouvrage de Bélidor, L’architecture hydraulique, connaît sur la question de l’hydraulique, entre la fin du xviie et le début du xviiie siècle, une production continue, qui sera étudiée avec attention


Première partie
Sources


Chapitre premier
Paris, l’eau et l’histoire

Le but de ce chapitre est d’étudier l’historiographie sur la question de l’hydraulique, depuis le xixe siècle jusqu’à aujourd’hui. Trois traditions différentes sont identifiées, qui ont permis le développement d'une historiographie très riche mais parfois contradictoire dans ses aspirations et ses objets. On tente ici de distinguer ces diverses traditions dans leur ordre d’apparition : tout d’abord l’historiographie des ingénieurs ; puis celles des historiens de l’art ; puis celle des historiens.

L’historiographie des ingénieurs arrive la première : elle accompagne la destruction des anciennes infrastructures hydraulique de la ville d’Ancien Régime. Il n’est pas étonnant, de ce point de vue, que les deux principaux historiens sur la question soient les deux ingénieurs à avoir le plus travaillé sur la question : P.-S. Girard et E. Belgrand. Leurs ouvrages, très positivistes, se caractérisent par deux éléments marquants : tout d’abord, la place prise dans leurs discours par les travaux et les projets ; ensuite, sans que cela ne soit vraiment explicite, une forme de célébration du travail de l’ingénieur. Cette célébration du travail de l’ingénieur se retrouve d’ailleurs dans une œuvre plus tardive, celle de M. Nordon, polytechnicien, dont l’ouvrage quasi-hagiographique tente de retracer la création de la discipline hydraulique comme une science à part entière, et non une technique.

La deuxième tradition est celle des historiens de l’art. Cette redécouverte de l’hydraulique est très largement le fait des travaux de la Commission historique du Vieux Paris et de son travail de patrimonialisation. Ce travail reste cependant très partiel : la Commission s’attache avant tout à la valeur artistique des fontaines qu’elle retrouve, sans vraiment faire les efforts de contextualisation requis. Ce n’est par exemple que pour leur participation à la création des fontaines du jardin de Versailles que les Francine, et leur rôle dans la construction de l’aqueduc d’Arcueil, firent l’objet d’une étude. Ce n’est qu’à la fin du xxe siècle qu’un nouvel effort, très largement dirigé par D. Massounie, va permettre une prise en compte des fontaines dans leur ensemble. Tout d’abord par un colloque organisé par la Ville de Paris ; ensuite, à travers une thèse de doctorat qui fit date.

Les historiens ne se sont quant à eux saisis de la question de l'alimentation en eau que depuis quelques décennies. Les modes historiographiques ne sont pas étrangères à la création de ce nouvel objet d’histoire : c’est une étude d’histoire économique, parue à la fin des années 1940, qui aborde le sujet pour la première fois. à partir des années 1980, les historiens de la consommation se sont eux aussi emparés du sujet. Dans ce contexte, l’histoire des techniques peine à se placer : l’étude pionnière d’A. Guillerme ne se verra reprise qu’au début des années 2000. Et encore, les études qui la suivront seront-elles extrêmement disparates : l’étude de l’hydraulique est parfois un simple prétexte pour étudier un objet annexe, comme l’histoire sociale et politique ; cependant, elle peut aussi être un objet d’étude à part entière, comme dans le travail de D. Groussard sur les villes bretonnes.

Chapitre II
Sources manuscrites

Les archives et leur histoire suffisent bien souvent, avant même un dépouillement plus systématique, à tirer diverses conclusions. C’est le cas dans cette étude, puisque plusieurs questions assez décisives d’ordre institutionnel ou politique trouvent ici leur réponse. En premier lieu, on peut noter qu’à Paris, la question de la commande des ouvrages est assez différente de ce qui peut se passer ailleurs, puisque, jusque dans les années 1660 au moins, le roi y joue un rôle important, si ce n’est le premier rôle. Alors que la municipalisation des questions d’hydraulique est acquise ailleurs, la ville subit le bon vouloir royal ou, au contraire, profite de ses financements ou du savoir-faire de ses officiers. Cette situation, qui prend fin vers les années 1660, lorsque le roi quitte sa capitale pour Versailles, explique en grande partie l’originalité parisienne.

Par ailleurs, on peut observer à travers les archives et les institutions, que l’histoire de l’hydraulique n’est pas aussi linéaire que ne le donnaient à penser les ouvrages des ingénieurs. Alors que le roi fait rapidement appel à des personnages ayant acquis des savoirs spécialisés sur la question, l’attitude de la ville est beaucoup plus traditionnelle : c’est un effet du corps de métier des maçons que viennent tous les officiers qui ont eu la charge des fontaines au cours de la période.

La non-spécialisation des officiers de la ville s’accompagne d’ailleurs d’une autre caractéristique, dans la gestion des infrastructures : la participation directe des membres du bureau de la ville et des représentants politiques de la municipalité. Cette participation directe montre à quel point il peut être compliqué de réduire la question des adductions d’eau et de l’hydraulique en général à la simple performance technique. De nombreuses demandes, sociales, politiques, doivent être satisfaites, si bien qu’il peut paraître compliqué, pour la rationalité technique des ingénieurs de l’époque, de prendre en charge de tels travaux.


Deuxième partie
Adductions


Chapitre premier
L’hydraulique dans la pensée des contemporains

Les sources imprimées fournies par des administrations susceptibles de nous informer sur l’hydraulique permettent très largement de préciser et de prolonger ce qui a été dit dans le chapitre précédent : tout d’abord, on ne trouve pas de traité sur la question de l’hydraulique en particulier, ce qui rappelle bien que la discipline ne formait pas un champ clairement délimité pour les contemporains. Que ce soit N. Delamare dans son Traité de la police ou les commentateurs de textes de loi, tous ne consacrent que quelques pages à la question, sans prendre forcément beaucoup de temps pour l’approfondir. Même les cartes mentionnant les conduites d’eau de la ville montrent en fait la faible importance que leur accordaient les contemporains et le faible usage qui en était fait.

Les traités de fontainerie se révèlent quant à eux plus riches d’enseignement. En premier lieu, on s’aperçoit que la tradition consistant à décrire la technique du fontainier trouve son origine dans des travaux scientifiques : ce sont d’éminents scientifiques, tels Jacques Besson ou Bernard Palissy qui, les premiers, se saisissent du sujet. Pourtant, contrairement à un schéma connu par les historiens des techniques, l’importance du caractère scientifique de la discipline va aller en s’estompant : alors que les discours de la fin du xvie siècle étaient tout imprégnés d’esprit scientifique et relevaient du discours technologique, ce caractère va se perdre peu à peu et disparaître complètement dans le livre qu’écrit au milieu des années 1620 le père jésuite Jean François, maître de mathématiques de Descartes. Cette perte progressive du caractère scientifique des discours en question se retrouve notamment et paradoxalement dans la somme qui inspirera tous les ingénieurs du xviiie siècle, L’architecture hydraulique de Bélidor, personnage très inspiré par son expérience plus que par la science : cela se perçoit notamment dans la question de la distribution de l’eau, pour laquelle il s’inspire très largement du modèle parisien.

Chapitre II
Le modèle parisien de distribution de l’eau : une perpétuelle évolution

Alors que les ouvrages de la littérature technique, au cours de cette période, tendent à se révéler de plus en plus simples dans leur conception et leur réflexion, c’est le chemin inverse que prennent les ouvrages d’art alors réalisés. Cette complexification, qui ne se perçoit pas forcément au premier abord dans les sources manuscrites ou imprimées, ne peut se repérer qu’à partir d’une étude attentive des premières qui se révèlent plus instructives qu’on ne l’aurait pensé.

La loquacité des édiles, qui doivent décrire ce qu’ils voient, compense alors le silence des artisans.

Le long, tacite et patient travail d’amélioration des techniques, se perçoit notamment dans l’utilisation d’un élément particulier, qui devient peu à peu essentiel dans la création des fontaines : le bassinet. Cet objet technique, d’abord « inventé » sans que l’on sache vraiment par qui, pour faire face à la question des concessions d’eau et de la répartition des eaux ainsi concédées, va peu à peu devenir un élément constitutif de l’ensemble des fontaines. Il deviendra un élément essentiel pour l’organisation des conduites d’eau de la ville dans l’espace, selon des schémas savants, qui peuvent parfois rappeler les travaux des philosophes de l’époque.


Troisième partie
Distributions


Chapitre premier
La lente montée du technicien

Alors qu’au début du xviie siècle le roi avait presque tout pouvoir sur la politique des eaux de la ville, c’est cette dernière qui va progressivement prendre la main. Cette distinction entre pouvoir royal et pouvoir municipal n’est pas sans incidence : car derrière les deux pouvoirs, ce sont des conceptions techniques différentes qui se font face. D’un côté, le pouvoir royal tend à encourager les projets importants et marquants l’espace urbain, alors que la Ville préfère quant à elle s’attacher l’adhésion des riches particuliers.

Cette distinction schématique, qui doit être fortement nuancée, se prolonge et se renforce lorsque l’on s’attache à la connaissance du personnel en charge de la gestion des infrastructures auprès des deux pouvoirs. Alors que les officiers du roi sont des personnages spécialisés dans la question de l’hydraulique, ceux de la Ville tendent généralement à manquer des connaissances nécessaires pour prendre en main la responsabilité des fontaines. De fait, ce sont souvent les édiles qui prennent, quasiment seuls, les décisions les plus importantes en matières d’hydraulique, des années 1660 à la fin du xviie siècle. Les officiers de la Ville en charge des fontaines, quant à eux, mettront beaucoup de temps à se mettre au niveau de leurs responsabilités. C’est le fameux architecte Jean Beausire qui, le premier, s’occupera réellement de la charge. Par la suite, celui-ci tendra à prendre une place tellement importante qu’il finira de fait par évincer les échevins, lesquels se désengageront peu à peu des questions d’hydraulique. Ses choix seront particulièrement importants, puisqu’il est probable que c’est à sa demande que la décision de limiter le nombre de concessions d’eau en 1733 fut prise, choix qui marque symboliquement le début d’une période de vache maigre pour l’hydraulique parisienne.

Chapitre II
Fontainiers et ingénieurs : une opposition problématique

Dans ce court chapitre, on s’interroge sur l’un des poncifs de l’histoire de l’hydraulique : l’opposition entre les fontainiers, personnages issus du monde des artisans, et les ingénieurs, personnages de formation plus théorique et scientifique. Cette opposition, qui aboutit dans les études sur d’autres aires géographiques à une forme d’opposition entre deux ères, celle des fontainiers au xviie siècle et celle des ingénieurs au xviiie siècle, ne semble pas pouvoir s’appliquer à Paris. En effet, pour la capitale, la présence des ingénieurs dans les travaux de la ville semble plus forte au début du xviie qu’un siècle plus tard.

Surtout, ce qui paraît le plus marquant, c’est la faible différence entre les savoirs des uns et des autres. Il semblerait en effet que Bélidor, dont l’œuvre irriguera par la suite tout le xviiie siècle hydraulicien en France, s'inspire largement du travail des fontainiers parisiens.

Cette relative parenté entre les divers savoirs explique partiellement, dans le cas de Paris au moins, le total blocage technique que semble connaître la ville à partir des années 1730 : incapables de faire évoluer significativement leurs savoirs devenus trop complexes, les fontainiers parisiens ne peuvent passer le relais aux ingénieurs, aux savoirs plus parents qu’opposés et s’avérant incapables de réinventer en profondeur les infrastructures.