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École des chartes » thèses » 2015

Édition critique du Trialogue Quiéret (1461)


Introduction

Le Trialogue Quiéret est un traité politique rédigé par un chevalier picard du nom de Quiéret au moment de la mort de Charles VII en 1461. Il s'agit d'une prosopopée qui met en scène trois allégories : France, éplorée par la mort de son « recteur », Prouesse et Bonne Renommée, qui s'emploient à la réconforter. Dans un second temps, elles lui prodiguent des conseils concernant les décisions politiques à prendre pour parachever son redressement, mis en œuvre par Charles VII avec la reconquête de la Normandie en 1449-1450, puis celle de la Guyenne en 1453 à l'occasion de la bataille de Castillon qui termine de fait la guerre de Cent Ans. L'approche militaire est privilégiée par l'auteur du Trialogue, faisant de la gestion des troupes au sein du royaume, de la question sicilienne et de la guerre des Deux Roses en Angleterre ses trois enjeux principaux.

Ce texte fait partie d'un recueil composite, appartenant à Gauvain Quiéret, seigneur de Heuchin, et qui regroupe une chronique bourguignonne, un jeu de Georges Chastellain, Hector et Achille, ainsi que l'Histoire de Griseldis, traduction de l'œuvre de Pétrarque par Philippe de Mézières. L'intérêt d'une édition critique de cette œuvre consiste avant tout dans son caractère inédit, puisque le seul manuscrit connu de ce texte, conservé à la Bibliothèque de l'Arsenal sous la cote 4655, n'avait encore jamais donné lieu à une édition complète. Découvert par Marc-René Jung, qui en livre quelques extraits, le Trialogue Quiéret a été par la suite étudié de façon plus approfondie par Nicole Pons, en particulier dans un article paru en 2010.

L'édition de ce texte fournit un exemple supplémentaire de la littérature politique du xve siècle, à la croisée de différents genres littéraires que sont la complainte, le songe allégorique, l'essai historique, le miroir au prince et le traité de bon gouvernement. Cette multiplicité des approches conduit à dresser les contours d'une culture générale d'un membre de la moyenne noblesse du nord de la France au xve siècle. Au-delà des conseils d'ordre politique, le Trialogue Quiéret laisse entrevoir le visage d'une noblesse d'épée lettrée, soucieuse de perpétuer des valeurs chevaleresques que l'historiographie présente comme déclinantes en cette seconde moitié du xve siècle. Ces valeurs ne sont pas présentées par Quiéret comme étant d'ordre privé, mais devant constituer un modèle d'État, à travers une figure royale idéalisée.


Sources

Il n'existe qu'un seul manuscrit du Trialogue Quiéret, ce qui explique qu'il a pu rester inconnu des chercheurs aussi longtemps. Il s'agit du ms. 4655, fol. 120-180. Il a été partiellement étudié dans Marc-René Jung, « Le Trialogue de Gauvain Quiéret, Ms. Arsenal 4655 », dans Romanica vulgaria, 1989, p. 209-231, et Nicole Pons, « Un traité inédit de bon gouvernement : le Trialogue Quiéret », dans Un Moyen Âge pour aujourd'hui : mélanges offerts à Claude Gauvard, dir. J. Claustre, O. Mattéoni et N. Offenstadt, Paris, 2010, p. 160-168.


Première partie
Commentaire


Chapitre premier
Le contexte de la rédaction du Trialogue Quiéret

La principale motivation de la rédaction du Trialogue Quiéret est la mort de Charles VII et l'accession au trône de Louis XI qui en résulte. La guerre de Cent Ans est pour l'essentiel achevée, mais Quiéret souligne à plusieurs reprises les questions qui n’ont pas été réglées, à savoir le cas spécifique de Guînes et de Calais, encore aux mains des Anglais en 1461. Pour cerner avec précision les raisons qu'a l'auteur de défendre les intérêts français, il faut remonter dans l'histoire familiale des Quiéret, qui compte de nombreux chevaliers ayant combattu aux côtés du roi de France dans le cadre du conflit contre l'Angleterre. C'est le cas de Guy et de Jacques Quiéret, respectivement grand-père et père de Gauvain, ayant servi à Azincourt en 1415 et à Ponteaudemer en 1449. L'engagement militaire est par conséquent la forme par laquelle la famille Quiéret s'est illustrée au cours des décennies qui précèdent la rédaction du Trialogue.

La fidélité au roi de France est un élément fondamental de la tradition et de l'identité familiale des Quiéret, mais le cas de Gauvain est rendu plus complexe par son héritage maternel. En effet, sa mère, Bonne de Wavrin, provient d'une famille traditionnellement liée au parti bourguignon, dont le plus illustre représentant est Jehan de Wavrin, chroniqueur attaché à la cour de Philippe le Bon et auteur des Anchiennes cronicques d'Engleterre. Jehan de Wavrin, encore en vie à l'époque où est rédigé le Trialogue Quiéret, est non seulement un fidèle certain au duc de Bourgogne, mais également un anglophile qui prend parti pour le camp des York dans la guerre des Deux Roses, à l'inverse de Quiéret, pour qui la défense des Lancastre va de pair avec la défense des intérêts français outre-Manche.

Le contexte familial et géopolitique étant à présent éclairci, il s'agit de préciser le contexte littéraire dans lequel s'inscrit le Trialogue Quiéret. Les xive et xve siècles se caractérisent par une effervescence intellectuelle et littéraire qui déborde les milieux cléricaux, traditionnellement liés au savoir. L'analyse littéraire du Trialogue Quiéret met en avant diverses influences qui rendent compte des goûts personnels de l'auteur et de ses lectures. Le lien éminent qui unit au Moyen Âge la lecture à l'écriture, dans un rapport d'interaction constant, apparaît ici dans toute sa force. Les autorités citées par Quiéret, tout comme sa réécriture de certains passages du Livre dou tresor de Brunetto Latini ou des Mémoires de Jacques Du Clercq, témoignent du dialogue intertextuel qui sert de base à toute entreprise littéraire, quelle que soit l'originalité des propos tenus. Cette originalité est incarnée dans le Trialogue Quiéret par l'usage qu'il fait de la prosopopée, et par l'interprétation que l'on peut faire des différentes personnifications mises en scène. En choisissant le cadre d'un songe allégorique pour développer sa pensée politique, Quiéret s'inscrit dans une tradition littéraire importante au xve siècle, que l'on pense à l'Advision Christine de Christine de Pisan, ou surtout au Quadrilogue invectif d'Alain Chartier, à partir duquel Quiéret conçoit son propre Trialogue.

Chapitre II
Le discours politique du Trialogue Quiéret

Les opinions politiques et les conceptions du pouvoir royal de Quiéret se lisent dans trois approches complémentaires : d'abord à travers l'histoire, perçue et utilisée comme un argument politique, puis la figure royale en elle-même, et enfin les conseils politiques concrets.

L'histoire est de loin le motif le plus présent dans le discours de Quiéret, qu'il s'agisse de l'histoire antique, et notamment du mythe des origines troyennes du royaume de France, qui connaît au xve siècle un énorme succès, ou de l'histoire des rois de France, principalement relayée par les Grandes chroniques de France des moines de Saint-Denis. Le but pour Quiéret est d'affirmer la destinée grandiose du peuple français, fier héritier des héros troyens et gouverné par les meilleurs rois ayant jamais existé.

La figure royale est en effet un élément central de la réflexion menée par Quiéret, et le passage obligé de tout discours touchant au pouvoir en cette fin du Moyen Âge. L'existence du royaume n'étant concevable qu'à partir de celle du roi, il va de soi que les vertus personnelles de celui-ci préfigurent celles qui doivent prévaloir au niveau du gouvernement, et au-delà, celles de la société tout entière. Cet enjeu est la raison d'être de tous les miroirs au prince, qui n'ont cessé de chercher à définir le plus justement possible l'idéal de la personne royale, dans la mesure où celui-ci incarne en réalité l'idéal monarchique en tant qu'organisation de gouvernement. À cet égard, l'étude de la terminologie du pouvoir et celle des emblèmes royaux complètent le portrait moral que dresse Quiéret : la force, la mesure et la prévoyance y tiennent des rôles clefs.

Concernant les conseils politiques à proprement parler, trois aspects majeurs se détachent à la lecture du Trialogue Quiéret : la question de la pacification interne au royaume de France, celle du positionnement de la France dans les conflits extérieurs au royaume, et, enfin, la notion de conseil et d'apologie de l'idéal collégial d'une monarchie française à laquelle participent activement les grands seigneurs. Sur toutes ces questions, l'auteur affirme un point de vue qui lui est certes personnel, mais qui n'est pas sans rendre compte des aspirations des membres de la chevalerie française. Son désir de concorde civile est situé au cœur de son argumentation et témoigne de la recherche de stabilité et d'ordre qui est alors unanimement poursuivie par la population, en quête de prospérité économique et de sécurité. Par ailleurs, Quiéret affirme que le roi de France doit soutenir activement Henri VI, en insistant sur les liens de parenté qui unissent désormais les deux dynasties – Marguerite d'Anjou, épouse d'Henri VI, est également la nièce de Charles VII et par conséquent la cousine de Louis XI. Surtout, le Trialogue constitue l'occasion pour Quiéret d'affirmer le rôle prédominant que doit tenir la noblesse dans les affaires du gouvernement, en tant que conseillers privilégiés du roi, à une époque où l'ascension des clercs et des bourgeois, juristes et comptables formés aux métiers de l'administration, est majeure.

Chapitre III
Le Trialogue Quiéret, un témoin des pratiques culturelles et des revendications sociales de la chevalerie au xve siècle

C'est du constat fait à la fin du deuxième chapitre que s'ouvre une interrogation légitime sur les raisons profondes que pouvait avoir un membre de la noblesse d'épée traditionnelle de prendre la plume et d'endosser le costume de l'écrivain. Le Trialogue Quiéret constitue en lui-même le signe tangible d'une prise de parole agissante. Quiéret écrit pour conseiller le roi, mais également pour défendre les intérêts de sa caste, qui peuvent sembler engagés sur la voie du déclin. Loin d'incarner la modernité triomphante des hommes de loi et des bureaucrates qui entourent dès lors l'appareil d'État, Quiéret réaffirme la légitimité des nobles, et des chevaliers plus spécifiquement, à conserver leur place éminente au sein de cet État monarchique qui connaît dans la seconde moitié du xve siècle une vigueur nouvelle.

Cet engagement envers les siens se traduit par la défense des valeurs traditionnellement liées à la chevalerie, via l'exaltation de figures héroïques et la reprise de canons moraux qui leur sont propres : Prouesse et Bonne Renommée, c'est-à-dire la force, le courage et la gloire. Ce choix guerrier limite par contraste l'influence des valeurs spécifiquement chrétiennes de douceur et d'humilité, mais n'empêche pas le développement d'un idéal lettré exigeant. En effet, si depuis le xiie siècle, la figure du chevalier-lettré est une réalité de la société française, la fin du Moyen Âge voit se créer un lien nouveau entre noblesse et culture, qui porte la marque des sociétés littéraires, ou cours amoureuses, et du regain d'intérêt pour l'idéologie courtoise, en veille depuis le début du xive siècle.

L'étude des autres textes du recueil dans lequel se trouve le Trialogue Quiéret, dans la mesure où on considère les relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres, se révèle décisive pour la définition d'une culture nobiliaire. On y retrouve le goût de l'histoire (la Chronique bourguignonne), de la politique (le Trialogue) et des règles guerrières (le zibaldone), mais aussi celui du divertissement (le jeu d'Hector et Achille de Georges Chastellain), de l'Antique (idem) et de la morale populaire (l'Histoire de Griseldis de Pétrarque, traduit et adapté par Philippe de Mézières).


Deuxième partie
Édition critique


Chapitre premier
Introduction

L'édition critique du Trialogue Quiéret est basée sur le seul manuscrit connu, à savoir le ms. 4655, fol. 120-180, conservé à la Bibliothèque de l'Arsenal. La question du choix d'un manuscrit de base et celle de la reconstitution du stemma ne se posent donc pas. En revanche, l'absence de comparaison textuelle fait que l'on ne peut éclaircir certains passages obscurs ou mots manquants dans le corps du texte. Ces imperfections témoignent d'une mauvaise compréhension de la part du copiste du brouillon d'origine, mais elles sont fort heureusement assez peu nombreuses, et l'on peut bien souvent proposer une restitution du sens sans prendre de risques démesurés. Les interventions de ce type ont été limitées au maximum, et toujours signalées dans l'apparat critique. Par ailleurs, nous avons jugé bon de donner des éclaircissements d'ordre historique ou géographique lorsque cela s'avère nécessaire à la bonne compréhension des propos de Quiéret. La langue employée par l'auteur est le franco-picard, ce dont nous avons cherché à rendre compte dans le glossaire, en signalant systématiquement les formes dialectales utilisées.

L'édition du texte dans son intégralité est inédite.

Chapitre II
Édition


Conclusion

La mise à disposition du Trialogue Quiéret constitue un élément nouveau pour la recherche historique, tant dans une approche littéraire et philologique, que politique et socioculturelle. Il s'agit d'un excellent témoignage de la perception de l'actualité politique par un noble à la fin de la guerre de Cent Ans, ainsi que de sa conscience des évolutions guerrières et sociétales en cours. Les comparaisons avec d'autres textes du xve siècle rendent compte de la spécificité et de l'originalité du Trialogue Quiéret dans le paysage intellectuel : ici, la voix du chevalier s'élève face aux signes de son déclin, non comme une force anachronique ou démodée, mais comme un sursaut de vigueur qui porterait en lui l'espoir d'une renaissance.


Annexes

Glossaire. — Index des noms propres. — Index des citations.