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École des chartes » thèses » 2015

Das ist der stat Strassburg ordenunge irs fussvolckes

L’organisation d’une armée communale au xve siècle : l’exemple de Strasbourg


Introduction

La fin du Moyen Âge voit déjà à l’œuvre les prémisses de ce que l’historien anglais Geoffrey Parker a appelé la « révolution militaire », qui s’étale sur toute la période moderne, et même au-delà. Du xvie au xixe siècle, on voit ainsi se transformer aussi bien les technologies militaires que l’art de la guerre et la place de la guerre dans la société. Or ces changements s’amorcent dès le xve, voire le xive siècle : développement de la poudre à canon, du mercenariat à grande échelle, des troupes permanentes, augmentation de la taille des armées, etc., ce qui induit de nouveaux besoins logistiques, administratifs et financiers. Dès lors, comment un acteur politique de moindre importance envisage-t-il la guerre, ses buts, et surtout ses moyens, puisque les ressources limitées dont il dispose sont de plus en plus insuffisantes dans ce contexte d’inflation des moyens militaires ? Le cas de Strasbourg est à cet égard typique : en tant que cité marchande importante sur le Rhin, ses objectifs lorsqu’elle se met en guerre ne sont pas des gains territoriaux par exemple, mais l’assurance de continuer à commercer en paix. La ville doit donc entretenir et gérer une armée qui serve ses buts, mais ne soit pas trop coûteuse, pour ne pas grever son budget.


Sources

Les sources primaires viennent exclusivement des archives de la ville et de la communauté urbaine de Strasbourg, particulièrement de la série AA (Correspondances politiques), ainsi que, dans une moindre mesure, des séries III à VI. Ces fonds contiennent des ordonnances et règlements militaires pour certaines campagnes ou pour la défense des murailles ; des listes de mobilisables, comportant parfois la mention de l’armement ou des chevaux dont ils disposent ; des inventaires de l’arsenal de la ville ou des châteaux qu’elle possède ; enfin, une abondante correspondance, abordant tous les sujets, en particulier le ravitaillement, la solde et la discipline des troupes, et les renseignements transmis par et pour les alliés. Une écrasante majorité des documents concerne les moments de crise, notamment les guerres de Bourgogne (1473-1477).


Première partie
Strasbourg au xve siècle


Chapitre premier
Le gouvernement de la ville

Strasbourg, auparavant sous l’autorité de son évêque, devient ville d’Empire en 1262, après sa victoire à la bataille de Hausbergen. Au xve siècle, on peut estimer sa population à environ 18 000 habitants, dont certains sont des « bourgeois de Strasbourg », possédant des privilèges divers.

Ces bourgeois se répartissent entre les patriciens et les corporations. Les constofeler, terme traduit par « patricien », désignent les membres des plus riches lignages, et qui ne sont pas inscrits dans les corporations. Les corporations, quant à elles, sont les organisations exerçant le monopole des différents métiers manuels : marchands, aubergistes, bouchers, etc. Tous sont regroupés en poêles, servant de lieu de réunion à ses membres, et d’unité administrative pour la mobilisation.

La ville est dirigée conjointement par le Magistrat, constitué de plusieurs « maîtres », et par un Conseil constitué des représentants des patriciens et des corporations ; tous sont élus pour un an. Les corporations ont de plus en plus d’influence au sein du Conseil, notamment parce qu’au sein du Magistrat, l’ammeister, représentant des corporations, prend de plus en plus d’importance et devient le chef effectif de la ville, supplantant les stettmeister, représentants des patriciens. À partir de la fin du xive siècle, trois « chambres secrètes », les XXI, les XIII et les XV, constituées d’hommes d’expérience et élus à vie, se voient attribuer des compétences en matière de politique extérieure, finances, police…

Enfin, certaines commissions plus restreintes se voient confier des postes spécifiques. Ainsi les Trois de l’écurie (stallherren) chargés du stallgeld, la contribution en nature (ici, en chevaux) pour la remonte de l’armée ; ou les Trois de la tour aux pfennigs, chargés de lever la plupart des impôts et taxes.

Chapitre II
Possessions et politique extérieure

L’Alsace est, comme le reste de l’Empire, une mosaïque de seigneuries plus ou moins étendues. La ville de Strasbourg doit compter avec ses voisins, en tout premier lieu son évêque, qui possède de vastes territoires, notamment autour de Saverne, Molsheim, Erstein, et, sur la rive droite, dans le massif de l’Ortenberg. Quant aux laïcs, les plus puissants sont le seigneur de Lichtenberg, vers le nord et l’ouest, le seigneur de Ribeaupierre, autour de Ribeauvillé, et le margrave de Bade sur la rive droite ; les Habsbourg, enfin, ont des territoires importants et compacts dans le Sundgau et autour de Fribourg, mais sont plus lointains et tournés vers d’autres objectifs.

Strasbourg entretient également des liens privilégiés avec les autres villes d’Empire, notamment la Décapole en Alsace, et les grandes villes allemandes, Ulm, Cologne ou Nuremberg, avec qui elle échange des informations et fait un commerce actif, y compris de ressources militaires. Les confédérés suisses, surtout Bâle, sont également en contact permanent avec Strasbourg et s’avèrent de précieux alliés à l’occasion. En revanche, les liens avec l’empereur sont relativement ténus, Strasbourg ne lui fournissant qu’épisodiquement des troupes.

La ville elle-même, outre son aire urbaine, acquiert progressivement des terres, soit autour de la ville, comme Koenigshofen, soit auprès de villages plus lointains, qui forment des bailliages ruraux, administrés par un prévôt (vogt). Pour consolider le réseau, Strasbourg occupe des châteaux et villages mis en gage par leurs propriétaires, surtout l’évêque de la ville, par le moyen de paix castrales (burgfrieden). Enfin, les bourgeois de la ville possèdent en propre des villages qui, de fait, passent ainsi sous l’influence de Strasbourg.


Deuxième partie
Les moyens militaires


Chapitre premier
Une armée de non-professionnels

La majorité de l’armée de la ville de Strasbourg est constituée de miliciens, soit habitants de la ville (statlute), soit des bailliages ruraux (landlute). Les patriciens fournissent d’abord la majorité des cavaliers, puis les corporations les dépassent au cours du xve siècle, même si en proportion, l’avantage est toujours aux patriciens. On note que, de manière générale, ce sont les plus riches qui sont le plus souvent sollicités, notamment dans les corporations, car ils peuvent se payer plus d’équipement et de chevaux.

Les mercenaires, souvent engagés par petit nombre, mais parfois par compagnie entière, semblent jouer le rôle de troupes d’élite, chargées d’effectuer des missions spéciales comme la traque de bandits ou la garde des emplacements stratégiques des murailles.

Une ordonnance de 1392 nous indique que, durant la bataille, l’armée strasbourgeoise se déploie en quatre corps de bataille successifs, le premier regroupant toute la cavalerie, tandis que le second est le plus nombreux et le mieux armé pour l’infanterie. La cavalerie est composée de lances (glefen), avec un homme d’armes lourdement armé souvent accompagné d’un ou deux valets ; d’autres cavaliers sont désignés comme des einspenniger, le plus souvent des mercenaires, souvent moins lourdement armés.

L’équipement dont dispose l’infanterie strasbourgeoise inclut les armes d’hast (hallebardes et lances), les armes de corps à corps (hantgewer), et les armes de tir, à savoir arbalètes et arquebuses, ces dernières voyant leur nombre augmenter au cours du xve siècle. Il semble par ailleurs que les listes soient de plus en plus élaborées, sans que l’évolution soit cependant totalement linéaire : ainsi, la mention des différentes armes d’hast et de corps à corps n’apparaît pas dans les nombreuses listes de 1444, mais figure dans celles de 1475 et 1476. La difficulté étant cependant l’interprétation des différentes strates d’écriture, entre le premier jet et les corrections successives, ratures et ajouts de noms et d’autres signes cabalistiques, incompréhensibles aujourd’hui, mais porteuses de sens à l’époque.

Tous les bourgeois de Strasbourg sont obligés de participer au stallgeld, l’impôt fournissant des montures pour l’armée, fixé à environ 2 % du capital : ainsi, à partir de 600 livres de capital, un bourgeois doit fournir un cheval d’une valeur de 6 livres ; à partir de 2 000 livres, il faut fournir des destriers (hengest).

Chapitre II
Murailles et châteaux

D’abord essentiellement concentrées sur la grande île au centre de Strasbourg, les murailles sont progressivement étendues avec la croissance de l’aire urbaine. Cependant, en cas de danger, les faubourgs sont parfois rasés par mesure de sécurité, notamment en 1392, ou durant la guerre de Bourgogne, lors de laquelle on décida de plus de moderniser les remparts existants, notamment en les adaptant pour mieux accueillir les pièces d’artillerie.

La milice est chargée du guet, pour patrouiller dans les rues et garder les remparts, chaque homme connaissant son affectation. En cas d’assaut, les instructions précisent combien d’hommes doivent renforcer chaque section de rempart, chacune étant sous le commandement de deux capitaines qui se relaient. Une commission du Magistrat est parfois instituée pour parcourir les remparts, inspecter l’état des murs, des hommes et de l’équipement, noter les doléances et les conseils.

Outre son enceinte, la ville doit également se charger de la défense de ses forteresses. Il semble que le Magistrat ait voulu se constituer un réseau de châteaux servant de points d’appui et d’avant-postes, tandis que les possessions plus proches de Strasbourg sont plutôt des villes et villages plus vulnérables, mais un arrière-pays permettant cependant de fournir un ravitaillement essentiel à la ville et un réservoir d’hommes pour la milice. Comme les bailliages ruraux, les forteresses sont sous la garde d’un prévôt, qui communique régulièrement avec le Magistrat ; l’attention est notamment portée sur l’artillerie et le ravitaillement dont dispose le château, éléments vitaux en cas de siège.

Chapitre III
Le parc d’artillerie

Le problème premier des documents est la terminologie employée pour désigner les différentes armes à poudre. Les armes individuelles sont le plus souvent désignées par les termes hantbüchse, « canon à main », ou hackenbüchse, « arquebuse ». Pour les pièces d’artillerie, on trouve des couleuvrines (schlangenbüchse), des pierriers (steinbüchse), mais aussi des termes plus exotiques comme tarassbüchse, qui semble désigner un fusil de rempart (une très longue arquebuse), schragenbüchse (littéralement « canon sur affût », ou bien « canon cracheur »), kammerbüchse (sans doute un ribaudequin), klotzbüchse (peut-être un mortier). Encore une fois, ces termes sont polysémiques, puisque les couleuvrines peuvent aussi désigner des armes à main, et les tarassbüchse une sorte de couleuvrine.

La ville possède sans doute sa propre fonderie au xve siècle, située dans le quartier du Marais-Vert, puis qui déménage au début du xvie siècle sur l’actuelle place Broglie, où se trouvait déjà un dépôt d’armes (werkhof) constitué de plusieurs pièces, dont un inventaire de 1445 révèle qu’il contenait alors, entre autres, 140 000 carreaux d’arbalètes de différents types.

Les pièces sont moulées, sans doute en bronze, et tirent des boulets de pierre ou de métal, voire des flèches. Une partie au moins de la poudre est raffinée sur place, puisque l’arsenal contient de la poudre déjà fabriquée, mais également des réserves de salpêtre et de soufre.

Il semble qu’au cours du xve siècle, le parc d’artillerie se soit à la fois renforcé et, plus important encore, standardisé, puisqu’en comparant l’inventaire de l’arsenal de 1445 et un rapport d’inspection des remparts de 1476, le nombre de pièces a augmenté tandis que le nombre de termes pour désigner les pièces a diminué. Par ailleurs, la ville possède, dans la seconde moitié du xve siècle, des pièces colossales dotées d’un nom, comme le Rohraff (l’Homme sauvage), le Narr (le Fou) ou encore le Struss (l’Autruche) ; ce dernier, tiré par dix-huit chevaux, participe aux guerres de Bourgogne, puis est capturé par les Suisses à la bataille de Dornach en 1499.

Strasbourg emploie des büchsenmeister, dont là encore la signification est multiple. On peut tout à la fois le traduire par maître d’artillerie, maître arquebusier ou encore maître artilleur. Il semble qu’au xive siècle, quand ce terme apparaît, il désigne plutôt un fondeur de canons, puis le responsable de l’artillerie, rôle unique et important. Au xve siècle en revanche, il désigne plutôt un ingénieur militaire, ayant à peu près rang de sous-officier ou d’officier. Il n’est même pas dit qu’il soit lui-même artilleur, puisqu’on retrouve un autre titre, celui de büchsenschiesser (« artilleur ») qui semble bien être différent du büchsenmeister.


Troisième partie
Au combat


Chapitre premier
Les guerres de la ville au xve siècle

Le xve siècle fut pour Strasbourg une période parsemée de guerres et d’expéditions militaires.

En 1389, le seigneur Brunon de Ribeaupierre, bourgeois forain de Strasbourg, fut sommé par l’empereur de répondre d’un acte de banditisme. Comme la ville le protégeait, elle fut mise au ban de l’Empire, mais Brunon tourna casaque, se soumit et rejoignit la coalition contre Strasbourg, qui arriva devant la ville en 1392 avec deux milles lances, sans toutefois pouvoir la prendre d’assaut, faute d’engins de siège. La ville résista et obtint finalement son pardon contre une forte amende.

Strasbourg fournit quelques troupes pour des expéditions demandées par l’empereur. En 1396, treize patriciens strasbourgeois participèrent à la croisade menée par Sigismond de Hongrie, qui s’acheva par la défaite de Nicopolis face aux Turcs : seuls deux purent finalement rentrer, les autres ayant été capturés ou tués. Puis, en 1401, la ville fournit soixante-quatorze hommes pour participer à la descente en Italie du nouvel empereur Robert Ier, qui souhaitait se faire couronner à Rome et affirmer ainsi sa mainmise sur la péninsule. Mais, après trois ans d’errements et d’escarmouches en Italie du Nord, l’armée impériale finit par se dissoudre.

La guerre du Dachstein est révélatrice des conflits internes qui divisaient, au sein de la ville, patriciens nobles soucieux de leurs privilèges et bourgeois des corporations. En 1419, le Magistrat ayant rappelé à l’ordre les patriciens, trop souvent oublieux de leurs obligations, ceux-ci firent sécession et s’établirent à Dachstein, soutenus par l’évêque de Strasbourg. Les coups de main des deux camps se succédèrent sur les villes des environs, et la paix fut conclue en 1422 : les patriciens nobles ne virent aucune de leurs revendications acceptées, mais la ville essuya néanmoins un échec, puisque bon nombre des patriciens ne revinrent pas, privant la ville de soldats, de contribuables et de propriétaires terriens.

La guerre de Cent Ans eut des retombées jusqu’en Alsace, puisqu’à deux reprises le pays fut victime des invasions des « Armagnacs ». En 1439, La Hire, compagnon de Jeanne d’Arc, et sa bande d’écorcheurs envahirent le pays, pillant et saccageant tout. Strasbourg, incapable de se mesurer à ces soldats expérimentés, se claquemura derrière ses murailles jusqu’à leur départ. Elle fit de même cinq ans plus tard, en 1444, lorsque le dauphin Louis emmena quarante milles écorcheurs en Suisse et prit ses quartiers d’hiver en Alsace. La garde des murailles fut alors plus que jamais surveillée et réglementée, ce qui est révélateur de l’effroi qu’inspiraient ces soudards.

À part de ponctuelles expéditions contre des chevaliers brigands, il ne se passe pas grand-chose jusqu’à ce qu’éclatent les guerres de Bourgogne, entre 1473 et 1477, lors desquelles Strasbourg, d’autres villes alsaciennes et les confédérés suisses s’unissent face aux appétits du duc de Bourgogne Charles le Téméraire, qui rêve de se constituer un empire territorial puissant et unifié. L’ampleur de l’effort de guerre mené par Strasbourg est sans commune mesure avec les conflits précédents, tant en termes de nombre d’hommes que de durée de la campagne et de l’éloignement des champs de bataille. Il arrive ainsi à la ville de devoir entretenir simultanément trois contingents de plusieurs centaines d’hommes, et de les ravitailler alors qu’ils se trouvent sur trois fronts différents, tous à plus de cent kilomètres de Strasbourg. Malgré tout, les milices strasbourgeoises se révèlent fort inefficaces pour ce genre d’exercices, et, à deux reprises, à Blamont et en Lorraine, les troupes se mutinent et décident de rentrer, exaspérées par la longueur de la campagne. La délivrance finale arrive cependant le 5 janvier 1477, avec la mort du Téméraire sous les murs de Nancy ; Strasbourg met au passage la main sur le comte de Nassau, dont la rançon permet de compenser une partie des dépenses colossales engendrées par la guerre (plus de 165 000 florins en tout).

L’héritage du Téméraire laisse des traces, puisqu’en 1488, Strasbourg fournit un contingent pour aider l’empereur Frédéric III à libérer son fils Maximilien (gendre de feu le duc de Bourgogne) prisonnier des Flamands. Ce même Maximilien sera plus tard reconnaissant et liera des liens privilégiés avec Strasbourg, qui répondra à son appel en 1499 pour mener une campagne contre les Suisses ; la défaite de Dornach mettra cependant fin à cette ultime tentative de faire revenir la Suisse sous l’autorité impériale.


Chapitre II
Une logistique indispensable


Le casse-tête de l’entretien d’une armée, tant pour sa solde que son ravitaillement, est particulièrement aigu durant les guerres de Bourgogne. Les trésoriers (rentmeister) ne cessent de chevaucher entre les différentes troupes, la ville et les convois de ravitaillement pour faire parvenir argent et vivres frais aux soldats, essentiellement le pain, la viande et le vin, mais aussi le matériel comme armes, pelles, pioches, etc. La solde d’un Strasbourgeois, dans les années 1470, est de 16 sous par mois pour un milicien piéton, environ 2 livres par mois pour un mercenaire à pied, et environ 4 livres par mois pour un homme d’armes. Les soldes fluctuent cependant d’une campagne à l’autre, mais sont néanmoins plus stables qu’à la fin du xive siècle, puisqu’un rôle de dépenses de 1393, courant sur toute l’année, indique des soldes qui changent presque constamment d’un mois sur l’autre ; il semble que les mercenaires y soient répartis en trois classes, chacune correspondant à un montant de solde plus ou moins élevé.

Le moyen de transport le plus utilisé est bien sûr le cheval, dont les ordonnances précisent qu’il faut prendre grand soin : il est par exemple interdit de les utiliser pour des occupations civiles en dehors de la ville en temps de guerre. Les chariots sont fournis par les corporations et les landlute, selon les besoins du Magistrat, et sont levés au même titre que les miliciens. Certains servent à transporter les fantassins, le plus souvent six par chariot, d’autres le ravitaillement. Enfin, lorsque cela est possible, on privilégie le transport par bateau, bien plus rapide et économique, et avec une capacité de charge bien plus importante, le tout sans effort. Grâce à sa puissante flotte marchande, Strasbourg peut ainsi augmenter considérablement sa capacité de projection.

Outre les soldats, l’armée comporte des auxiliaires qui s’occupent des tâches civiles. On trouve ainsi dans la plupart des contingents au moins un maître du ravitaillement (lifermeister), un intendant des cuisines (kuchenmeister), un maître de camp (gezeltmeister ou hofmeister) sans doute chargé d’établir et lever le camp, etc. Le Magistrat emploie également des chirurgiens pour soigner les blessés, et de nombreux greffiers et courriers pour écrire et transmettre les nouvelles des opérations, ce dont le Magistrat se révèle particulièrement demandeur auprès de ses capitaines.

Quelques documents atypiques donnent une idée de la pensée de la guerre à l’époque, qui semble se baser beaucoup sur la logistique et l’équipement des troupes et de l’armée. Ainsi, un maître fondeur, maître Hans Widerstein, en 1461, dresse le catalogue de ses multiples talents : fabrication de canons, de poudre, de feux grégeois, d’engins de siège, mais aussi de divers dispositifs ingénieux, servant tant en siège qu’en campagne, pour l’attaque comme pour la défense. Ce catalogue donne des exemples de situations très précises, avec à chaque fois la solution qu’il propose. Par ailleurs, un homme nommé Johann von der Zittau livre deux mémoires complets exposant sa théorie de la guerre : d’après lui, les villes d’Empire, pour mieux résister aux visées malveillantes des princes, devraient utiliser moins d’hommes et plus d’artillerie, et employer la technique du wagenburg, ou forteresse de chariots, utilisée par les Hussites, le tout en énonçant toutes les données chiffrées. Si l’idée est intéressante, notamment par le caractère global du projet, pensé dans sa finalité politique, le sens du détail, extrêmement élevé, fait cependant douter de la mise en application réelle de telles directives.


Chapitre III
Discipline et hiérarchie militaire


Les ordonnances (ordnungen) réglementant la discipline des troupes strasbourgeoises pendant une campagne, sont rares et stéréotypés, mais d’autant plus symboliques et solennels. Les différentes dispositions et leur ordre sont presque toujours les mêmes : en premier lieu, la désignation du capitaine, et son serment « sur Dieu et les saints de protéger l’honneur et les intérêts de la ville de Strasbourg » (zu gott und den heiligen, der stat Strasburg ere und nutz zu furdern). Ses hommes doivent jurer de même, ne doivent pas jouer, ni piller, ni violenter femmes et prêtres, ni se quereller. Évidemment, on peut douter de l’efficacité de telles obligations au vu de leur fréquente répétition, qui semble en même temps indiquer qu’elles n’étaient guère respectées.

En cas de manquement, les capitaines sont le plus souvent chargés de décider du châtiment. Il semble que la peine capitale n’ait jamais été envisagée, à la différence par exemple de l’armée bourguignonne : il s’agit le plus souvent d’amendes qui sont évoquées. Strasbourg n’a cependant pas toujours pleine autorité sur ses soldats, notamment lorsqu’ils appartiennent à une ville alliée ou viennent d’un village appartenant à des bourgeois de la ville : le Magistrat doit alors demander au responsable de les châtier selon le droit.

Pour mieux se reconnaître entre eux, mais également pour marquer leur appartenance à la ville, les soldats portent la livrée blanche et rouge de Strasbourg ; dans certains cas, celle-ci est même différenciée selon les cavaliers et les fantassins, ce qui semble en avance pour l’époque.

La hiérarchie militaire, en revanche, est pour le moins sommaire, puisque le seul titre qui apparaît systématiquement dans les documents est celui de capitaine (hauptman), terme polysémique qui peut désigner le chef d’une troupe d’une dizaine d’hommes comme d’une compagnie ou d’une armée entière. Il est parfois flanqué d’un lieutenant (verweser ou stathalter), et peut-être de sous-officiers, non explicitement nommés mais apparaissant en creux dans certaines fonctions : ordonnance, serre-files, musiciens, gardes de la bannière.

L’entraînement des troupes est lui aussi peu important : si les arbalétriers et arquebusiers font parfois partie de sociétés qui s’entraînent les dimanches sur le champ de tir, cette appartenance n’a rien d’obligatoire. Par ailleurs, il n’existe aucune mention de maîtres d’armes établis à Strasbourg avant au moins le milieu du xvie siècle.


Conclusion

Malgré les nombreuses réglementations dont elle est l’objet, l’armée de Strasbourg ne semble pas très efficace sur le champ de bataille, un peu plus lors des sièges, en attaque ou en défense. Aucune grande bataille ne fut gagnée par la ville sans l’aide d’alliés. Pour autant, dans la mesure où les objectifs que Strasbourg assigne à ses forces armées sont dès le départ limités, on peut considérer que celles-ci jouent leur rôle : dissuader les ennemis, garder les murailles, mener des contre-attaques et coups de main, détruire les places fortes ennemies. Il serait tentant, quoiqu’anachronique et sujet à débat, de dire que le Magistrat a, dans une perspective clausewitzienne, volontairement subordonné son armée à sa politique, qui n’autorise ni ne nécessite de forces armées professionnelles, permanentes et entraînées. Les évolutions de la géopolitique au cours du xve siècle, notamment l’apparition « d’États épais » (Francis Rapp) force de fait la ville à limiter ses ambitions guerrières et à se redéployer derrière ses puissantes murailles, que Daniel Specklin améliore au xvie siècle. Strasbourg n’y a cependant pas forcément perdu au change, puisqu’en développant sa fonderie d’artillerie, devenue bientôt célèbre dans tout l’Empire, elle passe peu à peu du rôle de belliciste interventionniste à celui de marchand de canons, autrement plus rentable.


Pièces justificatives

Inventaire de l'arsenal de Strasbourg (1445). — Catalogue des techniques militaires que dit maîtriser maître Hans Widerstein (1461). — Considérations de Johann von der Zittau sur le coût des opérations militaires. — Suggestion de Johann von der Zittau de systématiser l'utilisation des wagenburg (ou convois de chariots de guerre) et de mieux utiliser les armes à poudre. — Règlement organisant le ravitaillement en campagne (1476). — Règlement pour les fantassins strasbourgeois participant à la campagne de Frédéric III en Flandre (1488).


Annexes

Chronologie. — Glossaire. — Liste des corporations strasbourgeoises. — Tableaux. — Cartes. — Illustrations et photographies. — Index.