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Maximilien Rubel, éditeur de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (1955-1968)


Introduction

La France, contrairement aux pays de langues russe, allemande, anglaise et italienne, ne dispose pas d'édition de référence des écrits de Marx et Engels. Ces derniers souffrent en français d'une grande dispersion éditoriale : les textes les plus emblématiques existent dans plusieurs traductions concurrentes, quand d'autres ne sont plus disponibles. Bien qu'inachevée, c'est l'édition des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade, établie par Maximilien Rubel et publiée de 1963 à 1994, qui offre le corpus le plus riche d'écrits de Marx en français, dans une édition et une traduction unifiées.

Cette étude se concentre sur les deux premiers volumes Économie I et II, qui permettent de saisir le projet éditorial de Maximilien Rubel, de sa genèse en 1955 à sa mise en œuvre jusqu'en 1968. De la veille de l'insurrection de Budapest aux événements de Mai, le spectre de Marx hante l'actualité politique, sociale et intellectuelle française et internationale. Maximilien Rubel, fidèle à l'enseignement de Marx mais antimarxiste et anticommuniste, séduit par le communisme de conseils, souffre d'un relatif isolement sur la scène française, ce qu'explique aisément son hostilité à la forme du parti. C'est au titre de cette indépendance qu'il revendique sa légitimité à mener à bien une édition historique et critique des œuvres de Marx, à laquelle s'ajoute l'enjeu de la traduction en français, qu'il faut lire à la lumière des travaux récents sur l'histoire de la traduction.

Il s'agit de situer l'édition de Marx proposée par Rubel dans les questions éditoriales autour des écrits de Marx et Engels et leur histoire, et de saisir l'imbrication des logiques éditoriales, intellectuelles et politiques qui décident de la genèse, la mise en œuvre et la réception de l'édition Rubel.


Sources

Le point de départ de cette étude est le fonds Maximilien Rubel, donné à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine à Nanterre par Maximilien Rubel lui-même en 1995. Le fonds Rubel, conservé sous la cote F∆1792, se compose en grande partie de sa correspondance ; il ne compte pas ses manuscrits de travail. Rubel a aussi fait don de sa bibliothèque ; un inventaire est conservé sous la cote F∆1792/228.

La genèse et la réalisation du projet du point de vue de la maison Gallimard sont mal renseignées. Le service historique des éditions Gallimard ne conserverait pas d'archives pour la Bibliothèque de la Pléiade du fait de l'organisation de la collection : la conservation des archives reviendrait uniquement à l'éditeur scientifique. Seul le dossier de presse des quatre volumes est conservé et librement accessible. Dans les archives de Gallimard, les dossiers des différents interlocuteurs de Rubel chez Gallimard, voire simplement liés à la maison d'édition, ne contiennent rien qui concerne l'édition des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade. Les archives de Dionys Mascolo sont déposées à l'Institut mémoires de l'édition contemporaine sous la cote MSC, mais n'abordent guère que ses activités militantes. Si une partie des archives de Brice Parain est restée chez Gallimard, une autre est conservée au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous la cote NAF 28367 ; l'inventaire n'est que partiel. Les archives de Lucien Goldmann sont conservées à l'IMEC, sous la cote GLD.

Si l'édition dans la Bibliothèque de la Pléiade de Marx est l'œuvre d'un seul homme dans sa conception, Rubel a su s'entourer de collaborateurs de confiance pour ses réalisations. Louis Évrard (1926-1995) est le deuxième traducteur pour le premier tome des Œuvres. Ses archives, qui ont été déposées à l'IMEC en 2001 sous la cote EVR, renseignent essentiellement son activité de traducteur. Jean Malaquais (1908-1998) a réalisé des traductions pour le second tome des Œuvres. Ses archives politiques sont déposées à l'Institut international d'histoire sociale à Amsterdam, sous le nom de Jean Malaquais Papers, et ses archives littéraires au Centre Harry Ransom au sein de l'Université du Texas à Austin, sous la cote MS-5185. Louis Janover (né en 1937) fut le plus proche collaborateur de Rubel, mais seulement à partir du second tome des Œuvres économiques. Il nous a accordé deux entretiens. François Perroux (1903-1987), directeur de l'Institut des sciences économiques appliquées du CNRS auquel Rubel est rattaché, a donné très tôt son accord pour écrire la préface ; ses archives ont été déposées à l'IMEC sous la cote PRX et leur inventaire est en cours de réalisation.

Plusieurs entretiens ont complété l'apport des sources manuscrites et imprimées. Un premier avec Jacques Cotin, qui a travaillé sous la direction de Pierre Buge, directeur littéraire de la Bibliothèque de la Pléiade de 1966 à 1987, avant de lui succéder jusqu'en 1997, a apporté des informations utiles sur le point de vue de la maison Gallimard et le fonctionnement interne de la Bibliothèque de la Pléiade. Un point de vue de la maison d'édition du Parti communiste français, les Éditions sociales, qui est le principal éditeur de Marx en français, méritait d'être entendu. Lucien Sève (né en 1926) les a dirigées de 1970 à 1982. Sous sa direction, elles ont repris la publication des œuvres complètes de Marx, en mettant l'accent sur leur caractère scientifique et en s'autorisant de nouvelles traductions, comme celle de Jean-Pierre Lefebvre (né en 1943) pour le livre I du Capital, qu'il nous a semblé pertinent de consulter pour son expérience de traducteur de Marx.


Première partie
Genèse du projet éditorial


Chapitre premier
Pourquoi éditer Marx en France à la fin des années 1950 ?

Il est essentiel d'inscrire l'édition proposée par Rubel dans l'histoire de la publication des œuvres de Marx. Les écrits de Marx posent plusieurs problèmes d'édition : non seulement Marx a laissé nombre de manuscrits inachevés, mais il existe parfois plusieurs états différents de textes publiés par Marx, et donc validés par l'auteur. Dès les premières éditions posthumes, les questions d'édition et les difficultés matérielles se sont mêlées à des enjeux politiques, comme l'illustre la première tentative d'édition des œuvres complètes de Marx et Engels, Marx-Engels-Gesamtausgabe, entreprise en URSS dans les années 1920 par David Riazanov, victime en 1935 des premières purges staliniennes.

En France, si les premières traductions de Marx sont dues à de petits éditeurs militants, les éditeurs universitaires s'illustrent à la fin du xixe siècle. L'édition des textes de Marx et Engels en français se caractérise pourtant par une grande dispersion et la logique de publication d'extraits choisis prévaut – Rubel lui-même se plie à l'exercice avec ses Pages choisies pour un éthique socialiste. C'est la raison pour laquelle la publication d'œuvres complètes chez Alfred Costes à partir de 1924 constitue un moment important, d'autant que, malgré ses défauts, cette édition est utilisée jusque dans les années 1960 par les intellectuels qui s'intéressent à Marx. Pourtant, les Éditions sociales entreprennent à partir de 1947 l'édition des œuvres complètes de Marx et Engels et les traducteurs, rassemblés autour de Georges Cogniot, puis Émile Bottigelli et Gilbert Badia, ont pour ambition de respecter les usages universitaires.

Ces carences éditoriales contrastent avec le rôle politique et intellectuel que joue la référence à Marx, à replacer dans l'histoire politique française et internationale. Le PCF, auréolé de son image de « parti des fusillés » et du prestige de la victoire de l'URSS, est le premier médiateur du marxisme. Certains intellectuels, comme Merleau-Ponty, se détournent rapidement du PCF et s'intéressent à d'autres traditions, tel que le « marxisme occidental ». Mais ce sont les événements de Budapest en 1956 qui provoquent un premier éloignement des intellectuels du PCF, à l'instar de Sartre, figure emblématique des « compagnons de route ». L'abandon du stalinisme suscite une relecture de Marx, comme l'illustrent les travaux d'Henri Lefebvre, qui quitte le PCF en 1957.

Chapitre II
Maximilien Rubel

Rubel a déjà fait l'objet d'une biographie intellectuelle par Gianfranco Ragona publiée à Milan chez Franco Angeli en 2003, sans toutefois exploiter véritablement le fonds déposé à la BDIC. Il s'agit donc moins de retracer le parcours intellectuel et politique de Rubel, que de retenir ce qui forme sa conception de l'édition du corpus de Marx, voire de cerner ce qui a pu séduire Gallimard et l'imposer comme le maître d'œuvre de l'édition de Marx pour la Bibliothèque de la Pléiade, fortement marquée par sa personnalité.

Rubel naît en 1905 à Czernowitz, dans l'Empire austro‑hongrois. Sa langue maternelle est l'allemand et ses parents parlent yiddish. En 1919, sa région natale devient roumaine et il est contraint de poursuivre ses études en roumain. Il découvre le français au lycée ; c'est d'ailleurs à Paris qu'il choisit d'émigrer en 1931. Il a l'occasion d'apprendre l'anglais qu'il maîtrise, même s'il conserve une gêne à l'écrire. Selon son propre aveu, le latin et le grec manquent à parfaire sa culture.

Son goût pour la philosophie s'affirme au cours de ses années de formation ; Spinoza, Nietzsche et Kierkegaard deviennent ses auteurs de prédilection. D'abord séduit par l'étude des aphorismes de Karl Kraus, il ne découvre Marx que pendant la seconde guerre mondiale dans la première MEGA de Riazanov, pour lequel il garde une grande admiration. Il entre au CNRS en tant qu'attaché de recherches en 1948, soutient sa thèse de lettres, une biographie intellectuelle de Marx, à la Sorbonne en 1954, et présente une thèse complémentaire, une bibliographie des œuvres de Marx. Ces travaux préparent explicitement à la réalisation d'une édition des œuvres de Marx en français, qui ne soit pas inféodée au marxisme ou entreprise par un État pour des raisons idéologiques. Ce combat est l'occasion d'affirmer son goût pour la controverse, dans laquelle il voit le moyen d'élargir l'audience de ses idées. De fait, son article dans la revue libérale Preuves « Karl Marx auteur maudit en URSS ? » connaît une ampleur internationale, mais il est surtout l'objet d'un débat acerbe avec les communistes, notamment Émile Bottigelli, lui-même traducteur de Marx pour les Éditions sociales, qui lui répond dans La nouvelle critique.

Chapitre III
La mise en place de l'édition Rubel

Pour comprendre le choix de confier Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade à Rubel, il faut d'abord rappeler que la collection fondée par Jacques Schiffrin, où les œuvres non littéraires ont toujours eu leur place, est née de la volonté de rassembler un nombre important d'écrits d'un auteur en un même volume. La mutation vers une édition critique de niveau universitaire ne prend un caractère systématique que dans les années 1960.

L'initiative vient de Rubel. En juin 1955, il propose à Dionys Mascolo, lecteur chez Gallimard, exclu du PCF et auteur d'un livre critique Le communisme, un premier plan pour une édition de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade. Non seulement Mascolo ne donne pas suite, mais Rubel apprend en 1957 que Gallimard a confié Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade à Lucien Goldmann, qu'une controverse oppose à Rubel dans Les temps modernes peu après.

Pourtant, le projet ne se fait pas et Rubel fait une nouvelle proposition en 1960 à Brice Parain, membre du comité de lecture, qui s'intéresse à son travail. Michel Gallimard lui demande alors un plan pour une édition des trois livres du Capital, puis son cousin Robert Gallimard, qui lui succède à la tête de la collection, prend la décision de confier Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade à Rubel. Plusieurs indications donnent à Brice Parain un rôle décisif dans ce choix, sans qu'il puisse toutefois être clairement établi.

Bien que le point de vue des éditions Gallimard manque, on peut en conclure les réticences de la maison d'édition à éditer Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade avant 1960. L'insistance de Rubel, qui ne propose pas son projet à une autre maison d'édition, montre combien il attache d'importance à publier son Marx dans la collection au prestige déjà bien installé.


Deuxième partie
Les Œuvres de Karl Marx : Économie I et Économie II


Chapitre premier
Le plan des Œuvres de Marx

Le plan de l'ensemble des volumes. — Rubel ne fait pas le choix d'une édition qui respecte la chronologie des écrits de Marx : son plan s'organise autour de deux décisions. La première est la tripartition thématique entre écrits économiques, philosophiques et politiques. L'une des ambitions du projet éditorial de Rubel est de rendre l'œuvre de Marx, notamment sa grande œuvre l'Économie – qui donne son nom aux deux premiers volumes – dans son inachèvement, à savoir de ne proposer Le Capital qu'encadré de ses travaux préparatoires. La correspondance avec Gallimard montre que Rubel a d'abord conçu ces deux premiers volumes, peut-être parce que la maison d'édition était plus susceptible de se laisser convaincre par une édition du Capital, bien avant de mettre au point les volumes suivants. Ainsi s'expliquent les difficultés que pose ce choix et auxquelles il est lui-même confronté par la suite, notamment quand il doit se résoudre à l'absence dans Politique I du Manifeste communiste, déjà publié dans Économie I. Le deuxième principe éditorial est la séparation entre écrits publiés du vivant de l'auteur et écrits posthumes, quoique Rubel s'autorise quelques entorses. Son attachement à mettre à part les écrits connus à titre posthume doit être compris à la lumière de son rejet catégorique de toute la tradition marxiste.

Quels textes choisir ? — Rubel ne peut proposer qu'une sélection d'écrits dans le format qui est imposé. Le choix est double : il s'agit de décider quels textes doivent figurer dans les volumes de la Bibliothèque de la Pléiade et quels textes ou manuscrits originaux utiliser pour les établir.

Rubel revendique l'exclusion de la contribution d'Engels – autant ses écrits que son rôle d'éditeur de Marx – qu'il considère comme le fondateur du marxisme. Cette remise en question du dogme, dont les ressorts sont aussi politiques, de l'unité de Marx et Engels, possède dans le marxisme occidental une tradition ouverte par George Lukács et Karl Korsch et se développe notamment dans les années 1970 sous le nom de neue Marx Lektüre en République fédérale allemande.

Œuvre majeure de Marx, pièce centrale de l'Économie, Le Capital pose de nombreux problèmes d'édition et de traduction. Il existe plusieurs états du texte du premier livre, édité deux fois et traduit en français du vivant de Marx, puis réédité deux fois par Engels. Rubel fait le choix de reprendre la traduction de Joseph Roy, qui jouit de la légitimité d'avoir été révisée par l'auteur. Si Marx a procédé à des additions d'un grand intérêt théorique et malgré tout négligées par Engels pour ses rééditions allemandes, la traduction en français n'en est pas moins contestable. Rubel lui-même en convient, lorsqu'il confronte la traduction au texte original, et s'applique à le signaler dans les notes et variantes. Il reste très respectueux de la traduction de Joseph Roy, même s'il s'autorise quelques retouches, qui n'ont néanmoins pas un caractère systématique. Les modifications du texte qu'il se permet – à savoir l'inversion de l'ordre des deux derniers chapitres et le rejet de certains passages en annexe dans le souci de la clarté – en sont d'autant plus surprenantes. Le cas des deux livres suivants est tout autre, puisqu'ils ont été édités par Engels. C'est aussi le souci de la clarté qui guide sa réédition des livres II et III, pour lesquels Rubel revendique une plus grande fidélité au projet de Marx. Il se livre à une restructuration des sections et des chapitres proposés par Engels et s'appuie sur les manuscrits écartés par Engels, que Rubel a consultés lors de plusieurs séjours à l'IISG d'Amsterdam.

Concernant les autres écrits qui figurent dans Économie I et II, Rubel est toujours plus enclin à s'appuyer sur les textes établis pour la MEGA de Riazanov, même s'il garde une distance critique à son égard ; à défaut, il utilise volontiers les Marx-Engels-Werke. Rubel privilégie toujours les éditions qui se targuent d'avoir pu consulter les originaux, quand bien même elles sont soviétiques. Lui-même ne manque pas d'indiquer quand il a pu consulter les manuscrits à l'IISG d'Amsterdam, comme pour les Grundrisse, qui ne sont pas donnés dans leur intégralité.

Un appareil critique de plus en plus riche. — Rubel attache une grande importance à l'appareil critique foisonnant et méticuleusement mis à jour qu'il propose, et qui fonde selon lui l'originalité et le caractère scientifique de son édition. François Perroux ouvre le premier volume par une préface qui célèbre le dialogue social. Il semble que l'initiative vienne de Rubel, bien qu'il n'en soit pas satisfait au point qu'il envisage la suppression de la préface à la faveur d'une réédition. La bienveillance de Perroux pour les travaux de Rubel est réelle : une série des Cahiers de l'ISEA est consacrée aux travaux de Rubel, les Études de marxologie. Les notices très précises illustrent l'intérêt déjà présent dans la bibliographie de Rubel pour le détail des éditions originales et des traductions françaises existantes. Si Rubel fait une utilisation traditionnelle des notes pour aider à la compréhension du texte ou donner des variantes d'édition ou de traductions, elles sont aussi l'occasion de s'appuyer sur le texte même pour affirmer ses idées. Reste l'introduction au deuxième volume, véritable exposé des thèses de Rubel concernant l'inachèvement de l'Économie, dont le Capital ne serait qu'une partie, contre l'idée d'un « changement de plan » de l'Économie, soutenue depuis Henryk Grossman, qui ferait du Capital une œuvre achevée. Rubel affirme en outre que le livre prévu par Marx sur l'État aurait théorisé sa disparition.

Chapitre II
Les collaborateurs de Rubel

Rubel fait appel à des collaborateurs essentiellement pour les traductions ; deux figures se dégagent.

Louis Évrard (1926-1995) est directeur littéraire des Éditions du Rocher à Monaco jusqu'en 1966, date à laquelle il devient un collaborateur régulier de Gallimard ; c'est pour son érudition et ses qualités de traducteur que Pierre Nora le recrute. En 1977, Louis Évrard et sa femme Nicole, qui résidaient toujours à Peymeinade, près de Nice, sont contraints de travailler auprès de Pierre Nora à Paris où Louis Évrard joue un rôle essentiel à la réalisation de la collection Bibliothèque des sciences sociales et de la revue Le débat, tandis que Nicole Évrard assure le secrétariat de Pierre Nora. Pour le premier volume des Œuvres de Marx, Louis Évrard réalise les traductions de l'anglais vers le français et relit toutes les autres traductions, tâche qu'il accomplit aussi pour les deux volumes suivants ; d'une manière générale, Rubel soumet ses textes à la relecture de Louis Évrard avec lequel il jouit d'une grande complicité intellectuelle.

Une deuxième figure se dégage : Jean Malaquais. Son nom apparaît comme deuxième traducteur pour plusieurs textes de Marx du deuxième volume des Œuvres : d'après Rubel, il s'est chargé de la « mise au point stylistique ». Rubel en est satisfait au point qu'il le propose comme coresponsable de l'édition du troisième volume ; Jean Malaquais, qui avait travaillé avec Rubel essentiellement pour des raisons financières, ne participe finalement pas à l'élaboration du volume suivant.

Évrard, Malaquais et Rubel ont fréquenté après la guerre la Gauche communiste de France, qui se réclamait des idées de Bordiga – c'est probablement à cette occasion qu'ils font connaissance – avant de rejoindre le Groupe des communistes des conseils, animé par Rubel. C'est aussi le cas de Serge Bricianer, que Rubel remercie dans le premier volume et avec lequel une collaboration est envisagée pour le deuxième, avant que les deux hommes ne se brouillent en 1964.

Claude Orsoni, Michel Jacob et Suzanne Voute sont aussi mentionnés : leur rôle sur les Œuvres est plus difficile à définir à cause de l'absence de leur correspondance avec Rubel dans ses archives. On se heurte à la même difficulté concernant Roger Dangeville, qui fut pourtant l'assistant de Rubel.

Une bibliographie de chacun des collaborateurs évoqués est donnée en annexe.

Chapitre III
Les relations de Rubel avec Gallimard

Les Œuvres de Marx paraissent chez une maison d'édition dont les intérêts sont avant tout commerciaux. Si les logiques des principaux protagonistes ne sont pas contradictoires, le projet critique et militant de Rubel ne correspond pas à la stratégie de la maison Gallimard. Robert Gallimard, qui est responsable de la Bibliothèque de la Pléiade, est le principal interlocuteur de Rubel au sein de la maison d'édition. En ce qui concerne les deux premiers volumes, son respect pour les décisions éditoriales de Rubel est total, même s'il se risque à des suggestions pour s'assurer du succès commercial des volumes. Les exigences financières de Rubel, qui sont présentes dès le début, prennent peu à peu le pas sur le reste et s'accentuent avec sa mise à la retraite du CNRS en 1970. Les discussions pour l'élaboration des volumes suivants commencent dès 1965 ; Rubel souhaite que Gallimard lui fournisse des traducteurs, ce qui traduit son insatisfaction à l'égard de ses collaborateurs.

Robert Gallimard ne dédaigne pas de consulter Brice Parain, membre toujours influent du comité de lecture de Gallimard malgré sa retraite en 1961, ce qui pourrait confirmer son rôle prépondérant dans le choix de Rubel pour l'édition des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade.


Troisième partie
Réception de l'édition Rubel


Chapitre premier
Éditer Marx dans les années 1960

Après une année 1958 où aucun titre de Marx ne paraît, trois titres par an sont publiés en moyenne jusqu'au milieu des années 1970 : les années 1960 sont donc très favorables à l'édition des textes de Marx. À la fin des années 1950, le PCF connaît un début de libéralisation du débat culturel et idéologique qui connaît son apogée au congrès d'Argenteuil en 1966. L'un des protagonistes de ce débat est Louis Althusser, qui, s'il reste fidèle au PCF, possède une audience qui dépasse le cadre du parti, avec la publication de Pour Marx et Lire le Capital chez Maspero. La lecture « symptomale » de Marx qu'il propose pose à nouveau la question de l'accès à des textes fiables en langue française. En intégrant les apports du structuralisme, il donne un second souffle au marxisme et contribue à faire passer Marx du statut de référence politique au statut de référence intellectuelle.

Les écrits de Marx et Engels entrent dans le programme de philosophie de l'enseignement secondaire en 1960 et sont enseignés dans les universités de lettres, et non plus seulement dans les facultés de droit. L'explosion démographique que connaît le monde de l'enseignement accentue les conséquences éditoriales de cette place nouvelle qu'occupent Marx et Engels dans le champ universitaire, à laquelle s'ajoute l'intérêt pour les écrits de Marx et Engels suscité par les expériences politiques communes. Les Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade sont un succès commercial : le premier volume compte six tirages, dont quatre entre 1963 et 1972, et le second trois tirages entre 1968 et 1979. Les Éditions sociales profitent aussi de ce succès, mais leur position demeure menacée, autant par de jeunes maisons d'édition, comme Anthropos qui publie la première traduction française des Grundrisse, que par les grands éditeurs bourgeois à la stratégie opportuniste.

Chapitre II
Réception et critiques dans la presse et les revues

Compte tenu de l'actualité de Marx dans la vie intellectuelle et politique française des années 1960, il n'est guère étonnant que la parution des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade suscite l'intérêt en 1963, et à plus forte raison en 1968 ; l'entrée de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade est d'ailleurs relevée comme un signe du temps. La place singulière qu'occupe la collection dans le paysage éditorial français fait que l'édition touche un large public. Sa parution est commentée dans les quotidiens et les hebdomadaires, par des intellectuels renommés tels Raymond Aron ou François Châtelet. Mais ses critiques attribuent une vocation scientifique à la collection, que ne démentent pas les ambitions de Rubel, et elle est reçue dans des revues plus spécialisées, dont les exigences sont d'un autre ordre.

L'érudition de l'édition proposée par Rubel est volontiers célébrée. La question de la qualité des traductions reste secondaire. Le point clé de la réception de l'édition des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade est la discussion de son caractère scientifique. Si la révision de l'édition d'Engels des livres II et III du Capital à partir des manuscrits de Marx conservés à Amsterdam interroge, cette question apparaît dès le premier tome, à cause notamment du choix fait par Rubel d'inverser les deux derniers chapitres du livre I. Les éditeurs de Marx et Engels pour les Éditions sociales, et au premier chef Gilbert Badia, sont sans surprise les premiers à contester l'édition proposée par Rubel, alors qu'elles-mêmes s'engagent dans le projet d'une édition des œuvres complètes de Marx et Engels en français. Sans contester l'antagonisme politique qui anime les protagonistes, il faut souligner qu'ils s'appliquent à placer leur critique sur le plan scientifique, où ils rejoignent souvent des critiques pourtant séduits par le projet de Rubel, comme Raymond Aron. Les réponses, que Rubel ou ses collaborateurs s'attachent à donner en son nom, permettent de comprendre qu'à leurs yeux le caractère scientifique de l'édition réside dans l'appareil critique, là où les critiques se concentrent sur l'établissement d'un texte fiable.


Conclusion

Depuis ses premiers travaux sur Marx, Maximilien Rubel n'a eu de cesse d'affirmer la nécessité d'une édition historique et critique des écrits de Marx, dans la lignée de la première MEGA entreprise en URSS dans les années 1920 par Riazanov. L'insistance de Rubel l'impose auprès de Gallimard comme l'éditeur de Marx, dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il ne cache pas vouloir réaliser l'édition française de référence, voire même une référence dans les éditions de Marx.

La Bibliothèque de la Pléiade peut-elle porter cette ambition ? Si elle est aujourd'hui associée à la critique génétique des textes, la collection avait à l'origine vocation à rassembler un maximum d'écrits d'un auteur en un même volume, sans autre souci du texte. Mais à la parution du premier tome en 1963, la Bibliothèque de la Pléiade semble déjà posséder le pouvoir de légitimation qu'on lui connaît, car de nombreux observateurs y voient la confirmation que Marx est bien devenu un auteur classique. Il reste que les intérêts de la maison Gallimard sont commerciaux. Ses réticences à accueillir Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade lors des premières tentatives de Rubel, en 1955 puis en 1957, le montrent très clairement. Ce n'est qu'en 1960 que Michel puis Robert Gallimard cèdent, alors que, le PCF perdant de son influence, l'intérêt pour les textes de Marx et Engels grandit et que leur étude investit pleinement le champ universitaire, pour devenir une référence intellectuelle et non plus simplement politique. D'ailleurs, l'édition des Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade est un succès, ce qui explique sans doute l'indulgence dont jouit Rubel, en particulier celle de Robert Gallimard, malgré l'accumulation de ses retards – quatre volumes en trente ans, pour une édition laissée inachevée – et les sévères critiques qu'il s'attire.

Rubel, dont l'anticommunisme et l'antimarxisme se réclament de Marx, a beau jeu de souligner que ces critiques émanent bien souvent d'adversaires politiques, au premier rang desquels les éditeurs de Marx et Engels pour les éditions du PCF. Pourtant, c'est bien le caractère scientifique de l'édition que ceux-ci contestent, en prenant garde d'éviter le terrain de l'affrontement politique. Si l'aspect théorique de certains points, comme le rôle d'Engels, ne doit pas dissimuler leur portée politique, il faut relever que se fait jour une divergence dans la définition du ou des critères pour juger du caractère scientifique d'une édition. Aux yeux de Rubel, le très érudit « appareil historico-critique » qu'il propose et qui fait, comme il ne se lasse pas de le répéter, l'originalité de son édition, prime sur la fidélité à l'original – si jamais il existe, dans la mesure où Marx a écrit et réécrit les mêmes textes, même après les avoir publiés. Celui qui soupçonne systématiquement les éditeurs liés aux partis communistes de parti‑pris idéologiques, n'hésite pas à se servir de l'appareil critique pour exposer sa propre conception de l'œuvre marxienne.

L'édition Rubel est finalement une manière originale d'entrer dans l'histoire des éditions françaises de Marx et Engels, qui reste à écrire. Pourquoi ne pas commencer par l'édition Costes, dont on a souligné de fait l'importance ? Il faudrait ensuite s'intéresser en détail aux tentatives d'édition d'œuvres complètes par le PCF et rassembler les archives des générations successives d'éditeurs et traducteurs de Marx et Engels. Une telle étude ne saurait négliger les tentatives isolées d'édition et de traduction, ni les réutilisations de traductions anciennes. En somme, il s'agirait de tenter de comprendre comment il n'existe pas à ce jour, malgré l'importance de la figure de Marx dans la vie intellectuelle et politique française, d'édition francophone de référence des écrits de Marx (et Engels).


Pièces justificatives

Plan remis à Dionys Mascolo en novembre 1955. — Lettre de Maximilien Rubel à Brice Parain, 24 mars 1957 et réponse de Brice Parain, 27 mars 1957. — [Note pour une édition des œuvres de Marx], Lucien Goldmann. — Avertissement de Maximilien Rubel à Économie I. — Avis au lecteur, Karl Marx, Le Capital, Paris, 1872-1875. — Notice et notes du livre I du Capital de Maximilien Rubel pour Économie I. — Notice et notes des livres II et III du Capital de Maximilien Rubel pour Économie II. — Lettres de Louis Évrard à Maximilien Rubel, 28 novembre 1963, 8 avril 1969, 5 juillet 1975.


Annexes

Première Marx-Engels-Gesamtausgabe.Marx-Engels-Werke.Œuvres de Karl Marx, chez Gallimard, dans la Bibliothèque de la Pléiade. — Tableaux comparatifs des sections et chapitres des trois livres du Capital dans les premières éditions et dans la Bibliothèque de la Pléiade. — Bibliographie de Louis Évrard. — Bibliographie des traductions de Jean Malaquais. — Bibliographie des traductions de Roger Dangeville. — Bibliographie de Claude Orsoni. — Bibliographie de Serge Bricianer.