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École des chartes » thèses » 2015

Quand un prélat monte à la capitale

Tristan de Salazar et l’hôtel parisien des archevêques de Sens


Introduction

Le nom de Tristan de Salazar, archevêque de Sens de 1474 à 1519, est assez familier à ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’art français autour de 1500, à l’histoire politique des règnes de Charles VIII et Louis XII, ou encore au patrimoine de Sens et de sa région. Sans que le prélat ait jamais fait l’objet d’une monographie, l’historiographie, dans ces trois domaines, a souvent évoqué le nom de ce personnage haut en couleur. Fils d’un simple routier espagnol, il accède par faveur royale à l’un des sièges épiscopaux les plus prestigieux et les plus rémunérateurs du royaume ; caractère ambitieux, il se fait remarquer dès son vivant par ses actes d’éclat et ses fréquents procès ; quoiqu’évêque de cour et diplomate, il n’en fréquente pas moins souvent son diocèse, où il déploie une grande activité d’administrateur. Enfin, il laisse l’image d’un grand commanditaire en attachant la mémoire de son nom à deux réalisations majeures de son temps : la rose du bras sud du transept de la cathédrale de Sens, et l’hôtel parisien des archevêques sénonais, mieux connu sous le nom d’hôtel de Sens.

Toutefois, le personnage, malgré une documentation abondante, reste mal connu. Jusqu’à la fin xixe siècle, son nom n’apparaît que dans des Histoires des archevêques de Sens réalisées à l’époque moderne par des auteurs locaux, ainsi que dans les grands ouvrages de prosopographie ou de bibliographie universelle (ainsi la Gallia christiana). Par la suite, le prélat n’est évoqué que dans de petites études consacrées à telle ou telle œuvre due à sa commande artistique, ou à un aspect particulier de la vie politique du temps. Plus récemment, le regain d’intérêt pour la période des années 1500 a remis Tristan de Salazar sur le devant de la scène de la recherche en histoire de l’art : en 2000, Guy-Michel Leproux publiait le marché conclu par le prélat avec le sculpteur Guillaume Chaleveau pour la réalisation des statues destinées à son tombeau dans la cathédrale de Sens et au monument qu’il était en train d’y ériger à la mémoire de ses parents ; en 2001, Agnès Bos a sorti de l’oubli le marché de maçonnerie passé en 1498 par l’archevêque pour la construction du corps de logis sud de l’hôtel de Sens. Or, malgré ces études récentes, et les généreux renseignements apportés par les travaux de Denis Cailleaux (1999) et de Vincent Tabbagh (2009), l’étendue réelle du pouvoir politique du prélat, de même que la portée véritable de son rôle artistique, n’ont pas encore été évaluées à leur juste mesure. Il reste encore à livrer non seulement une biographie qui permette de comprendre les moyens d’action du personnage, mais aussi une étude plus approfondie de son mécénat.

Ce projet de recherche, en cours de réalisation, a cependant dû s’adapter à des contraintes de temps : il a donc fallu le concentrer sur des questions fondamentales. En premier lieu, il a été nécessaire de livrer une biographie factuelle de Salazar, proposant – et ce, pour la première fois – un récit chronologique, de manière à mieux comprendre les ressorts de son élévation sociale. D’autre part, il a fallu resserrer l’étude de la commande artistique du prélat autour d’une œuvre comptant parmi les plus ambitieuses dues à son mécénat, sans doute aussi la plus personnelle, et celle autour de laquelle on s’est le plus interrogé dernièrement : l’hôtel de Sens. Cet édifice, très dégradé au fil du temps, a reçu au milieu du xxe siècle une restauration très volontariste, qui a rendu impossible toute enquête visant à déterminer quelles étaient les parties authentiques de l’édifice. Ce vide archéologique a représenté un handicap de taille pour l’étude de l’architecture civile des années 1500. En effet, si nos connaissances dans ce domaine-là ont beaucoup progressé ces dernières années, notamment dans le cas du foyer parisien – bien étudié dans le récent ouvrage d’Étienne Hamon et dans l’exposition La demeure médiévale à Paris, organisée par les Archives nationales –, l’hôtel de Sens n’a été évoqué dans les travaux récents qu’autant que la prudence scientifique le permettait, c’est-à-dire de manière effacée. Un comble quand on songe au fait que cet édifice est, parmi les plus grands hôtels aristocratiques élevés à Paris autour de 1500, le seul à nous être parvenu, avec l’hôtel de Cluny. Il se trouve que l’édifice a été déjà étudié à de multiples reprises au cours des deux siècles derniers, dans des travaux d’ampleur plus ou moins vaste – notamment une petite notice de Maurice Prou en 1882, un long chapitre de Charles Sellier dans sa monographie sur les anciens hôtels de Paris en 1910, enfin un livre destiné à un large public, publié en 1986 par Claudine Chevrel, conservatrice de la Bibliothèque Forney. Si ces ouvrages permettent de rassembler un nombre d’informations sur l’histoire de l’édifice, ils donnent peu d’informations dans le domaine du monumental. Il s’est donc agi de faire une étude archéologique de l’hôtel de Sens qui propose une restitution de l’hôtel dans son état des années 1500. On s’est également attaché à donner un récit plus lisible et plus cohérent de l’histoire du monument, en y incluant des données inédites, et à confronter l’hôtel de Sens au contexte architectural des années 1500. Enfin, il a fallu s’interroger sur les raisons ayant poussé Tristan de Salazar à reconstruire l’ancien séjour des archevêques de Sens et à choisir les partis pris architecturaux qui le caractérisent.


Sources

Les anciennes archives de l’archevêché de Sens (consultables aux archives départementales de l’Yonne) sont exceptionnellement bien conservées et renferment des documents très complets sur Tristan de Salazar lui-même, ainsi que deux liasses très riches renfermant des documents de gestion de l’hôtel de Sens du xviie et du xviiie siècle. Un dépouillement systématique des instruments de recherche des Archives nationales a permis d’utiliser de nombreux documents du Minutier central des notaires de Paris, source précieuse pour l’histoire de l’hôtel à l’époque moderne. Les archives de la Commission municipale du Vieux Paris (cvp), les procès-verbaux des séances de cette même Commission et le dossier de restauration de l’hôtel de Sens, conservé à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, ont permis quant à eux de retracer l’histoire de l’édifice à l’époque contemporaine. Enfin, les fonds iconographiques de plusieurs institutions ont livré un grand nombre de vues anciennes de l’hôtel (dessins, estampes et photographies), grâce auxquelles on a pu restituer beaucoup de détails formels de l’édifice (Musée Carnavalet, cvp, Topographie de la France de la Bibliothèque nationale, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, fonds Albert Lenoir à l’Institut national d’histoire de l’art, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine).


Chapitre liminaire
Portrait d’un bâtisseur : quarante ans au service de l’Église et du roi

Tristan de Salazar est le fils d’un routier espagnol, Jean de Salazar, venu tenter sa chance en France à la tête d’une compagnie de mercenaires dans le cadre des affrontements de la guerre de Cent Ans. En 1428, il entre au service de Charles VII, qui lui accorde plusieurs faveurs. Louis XI, par la suite, use semble-t-il des Salazar comme il le fait d’autres familles de petite extraction dont il souhaite s’assurer la fidélité : il favorise leur implantation territoriale ciblée aux confins de l’Île-de-France et de la Champagne en accordant des terres à Jean de Salazar, et leur confie des postes importants afin de s’en faire des agents loyaux. C’est ainsi que le roi fait nommer Tristan de Salazar à l’évêché de Meaux en 1473, puis à l’archevêché de Sens en 1474, toujours dans le cadre de cette stratégie d’implantation territoriale (ce traitement fait penser à celui de François Hallé à Narbonne ou de la famille des Croismare à Rouen).

Peu de temps après son élévation à l’épiscopat, Salazar part pour sa première mission diplomatique en Suisse. Si le changement de règne le laisse un temps sans emploi à la cour, la faveur des rois successifs envers Tristan de Salazar ne se dément pas jusqu’à la fin de sa vie : dès 1488, il est envoyé en ambassade en Angleterre. De 1489 à 1492, il touche une pension de conseiller du roi : il s’agit en fait de la seule période où il séjourne de manière suivie à la cour. Peu après, l’avènement de Louis XII le rapproche davantage du pouvoir en vertu de l’amitié du prélat avec Georges d’Amboise, principal conseiller du roi : en plus d’assurer de nouvelles missions diplomatiques, Salazar se trouve souvent mêlé aux grandes affaires du royaume – par exemple, il fait partie des commissaires chargés d’instruire l’annulation du mariage de Louis XII, et préside aux obsèques d’Anne de Bretagne, puis à celles du roi lui-même. Tristan de Salazar n’est donc pas, contrairement à ce qu’on a parfois dit, une créature de Georges d’Amboise ; les deux hommes ont connu leur ascension en même temps, et, au moment où Georges d’Amboise devient le principal conseiller de Louis XII, Salazar est déjà un serviteur habitué de la Couronne, assuré de la confiance du roi. Il meurt le 11 février 1519.

Dans son diocèse, Tristan de Salazar se montre un prélat actif, et un administrateur semble-t-il talentueux. Les terres épiscopales sont par lui dotées de nouvelles infrastructures. À ses revenus épiscopaux, il faut ajouter celui de ses nombreuses abbayes en commande : de là, sans doute, les confortables ressources financières qui ont permis à Salazar de s’entourer de fastes et de lancer des commandes artistiques ambitieuses. Il montre du reste un soin particulièrement attentif à visiter lui-même son diocèse, dont il assure la pastorale avec une main ferme.


Première partie
Tristan de Salazar et l’hôtel des archevêques de Sens à Paris


Chapitre premier
L’hôtel des archevêques de Sens avant l’arrivée de Tristan de Salazar

Le premier hôtel parisien des archevêques de Sens : l’hôtel des Barrés. — Alors qu’ils deviennent des personnages clés du royaume, les archevêques de Sens se dotent d’une résidence à Paris à la fin du xiiie siècle en la personne d’Étienne Bécart de Penoul, lorsque celui-ci fait l’acquisition d’une maison sise quai des Barrés (aujourd’hui quai des Célestins). En 1365, Charles V achète cet hôtel à l’archevêque Guillaume de Melun pour en faire le logis royal du nouvel hôtel Saint-Pol. Les noms donnés par la tradition aux différentes pièces du nouveau complexe princier permettent d’imaginer la splendeur du premier hôtel parisien des archevêques de Sens : en effet, la « salle de Sens », la « chapelle de l’hôtel de Sens » et la cour de ce même hôtel servent désormais de théâtre aux fastes royaux. En dédommagement de l’hôtel des Barrés, Charles V achète pour l’archevêque Guillaume de Melun l’hôtel du maître des requêtes Jean d’Hestomesnil, situé à l’emplacement actuel de l’hôtel de Sens.

L’hôtel d’Hestomesnil. — La seule certitude que nous ayons à propos de la configuration de l’hôtel d’Hestmonesnil est que les bâtiments longeant la rue de la Mortellerie (aujourd’hui rue de l’Hôtel-de-Ville), consistaient en des structures en bois et en tuile (granges ou appentis probablement). Par analogie avec d’autres demeures connues de l’époque, on peut penser qu’un logis, construit en matériaux plus nobles, s’inscrivait en retour d’équerre avec ces constructions de bois, et traversait donc la parcelle de l’hôtel en son milieu de part en part (à l’emplacement actuel du principal corps de logis de l’hôtel de Sens). Un autre bâtiment de bois, semblable au premier, aurait pu fermer le troisième côté de la cour : cette configuration aurait alors défini à grands traits le plan de l’hôtel tel que l’a rebâti Tristan de Salazar. On ne connaît rien du style architectural de l’hôtel d’Hestomesnil, mais l’on sait que Charles V a donné 10 000 francs à l’archevêque Guillaume de Melun pour embellir sa demeure – la somme est de loin supérieure au prix même de l’hôtel, qui s’élève à 1 500 francs.

De l’histoire de l’hôtel d’Hestomesnil (devenu donc l’hôtel de Sens) entre son acquisition par Guillaume de Melun et sa reconstruction par Tristan de Salazar, on ne connaît presque rien hormis quelques traces documentaires des passages de Guillaume de Melun. On a cependant gardé la trace d’un paiement versé à un jardinier après 1439 sous l’épiscopat de Louis de Melun, le prédécesseur de Salazar, ce qui semble montrer que la demeure était encore entretenue à ce moment-là et servait de séjour à l’archevêque : Tristan de Salazar n’aurait donc pas trouvé l’hôtel de ses prédécesseurs dans un état de délabrement, et les causes de la reconstruction de la demeure seraient dès lors à chercher ailleurs.

Chapitre II
La reconstruction de l’hôtel de Sens par Tristan de Salazar

L’installation de Tristan de Salazar à Paris. — Les sources montrent que Tristan de Salazar réside de plus en plus fréquemment à Paris dans les années 1480, et plus encore dans les années 1490. Ce ne sont sans doute pas les quelques passages de Charles VIII à Paris, ni les rumeurs parlant d’un retour permanent de la résidence royale dans la capitale, qui ont motivé la reconstruction de l’hôtel de Sens ; celle-ci a été entamée avant le long séjour de Charles VIII en 1492-1493. En revanche, Paris demeure malgré tout la capitale du royaume, et c’est encore là que réside une populeuse élite issue des milieux de l’État, de l’Église et des affaires : si Salazar ne semble avoir détenu aucun office dans une cour souveraine, il appartient en revanche au cercle restreint des officiers de la Couronne, et dès lors, on peut penser que s’il a décidé de résider plus fréquemment à Paris, c’est non seulement pour régler plus facilement ses affaires avec les autres officiers de la Couronne, mais aussi pour avoir l’opportunité de fréquenter les membres influents de cette vaste élite parisienne. Le parti architectural imposant choisi pour la nouvelle demeure laisse également penser que Salazar a fait faire peau neuve à sa résidence parisienne pour améliorer son image dans la capitale, où il n’avait pas que des amis – la reconstruction de l’hôtel de Cluny selon un projet architectural magnifique par la famille d’Amboise est due semble-t-il à des raisons analogues. Il faut également comprendre que, de toute façon, la reconstruction de l’hôtel de Sens s’inscrit aussi dans l’exceptionnel élan bâtisseur qui secoue Paris autour des années 1500.

La chronologie du chantier. — La découverte de nouveaux documents, la relecture de certaines sources et l’analyse archéologique de l’hôtel ont permis de réviser totalement la chronologie traditionnellement admise du chantier de construction de l’hôtel. Les travaux ont sans doute commencé au milieu des années 1480 par le logis en fond de cour, et se seraient poursuivis à partir de 1498 par le logis longeant la rue de la Mortellerie – l’analyse archéologique montre que la construction du logis en fond de cour ne peut avoir été de beaucoup antérieure à celle du logis longeant la rue. Par la suite, le porche d’entrée de l’hôtel a sans doute été construit très rapidement après la construction du logis longeant la rue (voire en même temps), comme le donnent à penser des raisons d’ordre structurel. Enfin, les bâtiments qui fermaient la cour le long la rue du Figuier ont sans doute été édifiés dans une ultime campagne de construction. Plus tard, probablement sous les successeurs immédiats de Salazar (Étienne Poncher ou Antoine Duprat), fut ajoutée, côté jardin, une aile en retour d’équerre sur le logis en fond de cour.

Maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. — Aucun document ne nous renseigne directement sur la manière dont Salazar a traité avec les bâtisseurs de l’hôtel. Toutefois, on sait qu’un concierge est attesté en 1483 et en 1499, alors que le concierge joue un rôle clé dans la construction des hôtels particuliers de la fin du Moyen Âge, servant de relais entre le commanditaire et les bâtisseurs. Concernant le paiement des travaux, on n’a trouvé la trace d’aucun versement dans les comptes de la mense épiscopale, mais en revanche, ceux-ci mentionnent systématiquement, en début d’exercice, le versement d’une somme importante « à Monseigneur », sans davantage de précision : Tristan de Salazar avait donc sans doute des revenus directs formant en quelque sorte sa cassette personnelle c’est sur cette cassette qu’il semble avoir prélevé les fonds nécessaires à la construction de l’hôtel. Quant à la maîtrise d’œuvre, l’analyse du marché de 1498 permet d’établir que les travaux de l’hôtel ont été manifestement exécutés à partir de plusieurs marchés séparés, un pour chacun des corps de bâtiment de l’hôtel, et ce probablement sous la direction d’un personnage privilégié, chargé de coordonner les opérations. Or parmi les six tailleurs de pierre cités pour l’exécution du marché de 1498, l’un d’entre eux se détache avec particulièrement de relief et semble avoir été investi de ce rôle de coordinateur, voire de maître d’œuvre : il s’agit de Gillet Grain, dont on sait qu’il a joué un rôle de premier ordre dans des chantiers religieux de la capitale et de sa région.


Deuxième partie
L’hôtel de Sens à l’époque moderne et à l’époque contemporaine


Chapitre premier
Les archevêques de Sens et leur hôtel parisien après Tristan de Salazar : un logement pour les prélats et leurs familiers (1519-1673)

Contrairement à ce qui a été souvent répété, ce n’est pas l’érection de Paris en archevêché en 1622 – Paris était auparavant un siège suffragant de la métropole sénonaise – qui a poussé les archevêques de Sens à abandonner leur hôtel parisien. De nombreux documents pour beaucoup inédits montrent en fait que dès avant 1622, rares ont été les archevêques à avoir résidé l’hôtel de Sens – alors qu’ils demeuraient tout de même à Paris –, et qu’en revanche, après 1622, l’archevêque Henri de Gondrin a résidé à l’hôtel de Sens avec une grande assiduité jusqu’en 1668 au moins – avant de mettre l’hôtel en location en 1673. En fait, il se trouve que les seuls archevêques à avoir résidé de manière suivie à l’hôtel de Sens sont ceux qui n’étaient pas assez fortunés pour disposer d’un autre logement à Paris : les autres préféraient habiter dans les demeures de leur famille ou dans un hôtel qu’ils possédaient en propre, et utiliser l’hôtel de Sens pour loger leurs familiers ou ceux de leurs protecteurs, dont on a la trace du passage à l’hôtel. En revanche, à partir de l’épiscopat d’Octave de Bellegarde (1623-1646), on trouve à l’hôtel de Sens des locataires n’ayant pas de familiarité apparente avec l’archevêque : l’hôtel est de plus en plus délaissé par ses propriétaires, semble-t-il parce que son style gothique commence à déplaire en ce début du xviie siècle.

Chapitre II
La réaffectation de l’hôtel de Sens à des usages locatifs (1673-1790)

De 1673 à 1742, alors même que les prélats sénonais fréquentent toujours la capitale de manière suivie – et ce jusqu’à la Révolution –, mais en habitant dans des demeures leur appartenant en propre, l’hôtel de Sens est loué presque sans interruption à un service de diligences. Alors que l’édifice n’avait reçu jusqu’à cette date-là que des modifications certes lourdes, mais ciblées (ajout d’une aile sur le jardin, changement de la hauteur des planchers dans une pièce, démolition d’une partie des bâtiments longeant la rue du Figuier et allongement, en conséquence de la façade en fond de cour), l’affectation de la demeure à un service de diligences entraîne cette fois-ci la création de plusieurs appartements dans les étages et de nombreuses écuries au rez-de-chaussée. Par la suite, après 1742 et jusqu’à la Révolution, l’hôtel est transformé en vaste immeuble de location, et ses volumes intérieurs sont divisés en de multiples appartements par l’ajout de planchers et de cloisons supplémentaires, avec des répercussions sur l’économie des façades : c’est ainsi que l’étage noble du logis en fond de cour est subdivisé en deux étages. Ces appartements sont alors occupés par des membres de la petite noblesse et de la moyenne bourgeoisie parisienne.

Chapitre III
L’hôtel de Sens de la Révolution jusqu'à sa restauration

Les occupants de l’hôtel de Sens à l’époque contemporaine : entre affectation industrielle et usage locatif (1788-1912). — La confiscation de l’hôtel de Sens comme bien national à la Révolution ne change guère l’usage dont il fait l’objet : en 1794, il est vendu par le département et passe en main privée, pour être à nouveau utilisé comme immeuble de location en 1797. Durant tout le xixe siècle, l’hôtel de Sens est affecté par ses propriétaires successifs à un double usage. D’une part, ses appartements accueillent des locataires plus nombreux qu’au siècle précédent, et de condition sociale inférieure ; d’autre part, les espaces de l’hôtel non dévolus à la location accueillent diverses entreprises commerciales : un service de roulage de 1810 aux années 1860, une confiturerie de 1864 à 1886, et enfin une verrerie de 1897 à 1912.

Les altérations de l’hôtel de Sens à l’époque contemporaine. — Déjà mutilé à l’époque moderne, l’hôtel de Sens continue à subir des altérations. À la Révolution, le décor de l’hôtel est minutieusement supprimé dans son intégralité, y compris son décor végétal ou non figuratif, considéré au même titre que son décor héraldique comme un « signe de la féodalité » à détruire. De plus, entre 1799 et 1810, la chapelle du logis en fond de cour s’écroule. Au début du xixe siècle, les espaces intérieurs de l’hôtel sont divisés en appartements plus petits que ceux du xviiie siècle de manière à pouvoir accueillir des locataires plus nombreux. Enfin, pour satisfaire au nouvel usage de l’hôtel, à la fois industriel et locatif, le bâtiment est lourdement modifié entre 1842 et 1847 : l’un des bâtiments longeant la rue du Figuier est démoli pour être remplacé par un immeuble de rapport moderne, un étage supplémentaire est ajouté au logis en fond de cour et à la tour d’escalier et la cour est recouverte par une vaste verrière.

La sauvegarde et la restauration de l’hôtel de Sens. — Face aux altérations subies par l’hôtel de Sens, les milieux érudits se mobilisent. Au début du siècle, les archéologues de la génération romantique jouent un rôle de premier plan dans ce combat, et Victor Hugo lui-même demande à la Ville de Paris d’acquérir l’hôtel de Sens. Dans la seconde moitié du siècle, ce sont les groupements de défense du Vieux Paris qui prennent le relais, et réclament sans discontinuer l’acquisition de l’hôtel par la municipalité. Celle-ci se laisse peu à peu convaincre, prend finalement la mesure de l’importance de l’édifice et vote son acquisition le 26 juin 1911. Mais il faut attendre 1933 pour que les travaux de restauration soient lancés, le temps de donner une affectation à l’hôtel, ce qui est chose faite lorsqu’on décide d’y transférer la Bibliothèque Forney. Les travaux, dirigés par Charles Halley, traînent cependant tout au long des années quarante et ne reprennent que dans les années cinquante ; la bibliothèque ne s’installe qu’en 1961.


Troisième partie
Restitution de l’hôtel dans son état des années 1500


Chapitre premier
Les élévations de l’hôtel

L’étude archéologique de l’hôtel de Sens représente environ la moitié de l’étude ici présentée. Il n’est guère possible de détailler ici la restitution des élévations des façades de l’hôtel. Cette restitution s’appuie sur une comparaison systématique des vues en élévation de l’hôtel réalisées avant sa restauration, ainsi que sur la confrontation de ces vues avec les sources textuelles. On a alors pu restituer les élévations de l’hôtel en procédant façade par façade (six façades ont été ainsi traitées). Il faut savoir que l’architecte Halley a pris le parti de remplacer la quasi-totalité des pierres d’origine de l’hôtel par des pierres neuves, même s’il a recréé à l’identique les irrégularités laissées dans la maçonnerie par les différents remaniements de l’édifice. Ce remplacement des pierres d’origine empêchait de dresser une étude archéologique à partir de la seule observation de l’hôtel dans son état actuel. C’est aussi à ce remplacement qu’on doit l’aspect actuel des parements de l’édifice, caractérisés par une taille extrêmement lisse de la pierre et des joints creux de couleur grise très visibles.

Chapitre II
Le décor extérieur de l’hôtel de Sens

Le décor sculpté de l’hôtel de Sens se caractérise d’abord par le raffinement de l’encadrement de ses baies. La plupart des fenêtres de l’hôtel présentent un encadrement semblable à celui d’origine, avec de savants effets de variation d’un groupe de baies à l’autre selon le statut du bâtiment qu’elles éclairent. Quant aux portes, elles ont gardé dans leur encadrement une mouluration complexe et très expressive. Les élégantes nervures moulurées qui scandent les murs extérieurs des tourelles du châtelet d’entrée sont également d’origine. Outre le raffinement de ces éléments moulurés, les murs extérieurs de l’hôtel de Sens étaient animés par des éléments de décor figuré de qualité. Deux dessins effectués sous les instructions de François-Roger de Gaignières (début du xviiie siècle) rendent compte de la grande qualité du décor à la fois figuré, abstrait et héraldique qui ornait les tympans de la porte cochère et de la porte piétonne du porche d’entrée, ainsi que de la porte donnant sur la rue de la Mortellerie. Mais le décor sculpté de l’hôtel de Sens se caractérisait aussi par l’emploi récurrent d’un motif de cordons d’arcs trilobés. Ces cordons enserraient entre autres le contour des culs-de-lampe supportant les tourelles de l’hôtel, les retombés des arcs trilobés étant suspendus au-dessus du vide : un tel emploi de ce motif est assez original – on le trouve habituellement plaqué sur un mur ou logé dans l’archivolte d’un arc.


Conclusion

La restitution des dispositions d’origine de l’hôtel de Sens permet de saisir plus finement la place de cet édifice dans le contexte architectural de l’époque, ainsi que les intentions de son commanditaire. L’emploi caractéristique des cordons d’arcs trilobés corrobore l’attribution de la paternité de l’hôtel à Gillet Grain, dont les interventions aux églises de Nogent-sur-Marne et de Saint-Germain-de-Charonne se caractérisent par un emploi semblable du même motif. L’hôtel de Sens présente plusieurs traits de raffinement et de virtuosité qui en font une œuvre de qualité, mais la principale réussite de son architecture est sans doute son style très expressif, soutenu par des emprunts appuyés à l’architecture militaire (tourelles, bretèche) et palatiale (le grand escalier, avec sa tourelle en surplomb conduisant à une chambre haute, rappelle la grande vis du Louvre). Ce parti architectural, très évocateur et de ce fait très lourd de sens, trouve sans doute son explication dans l’intention de Tristan de Salazar de s’approprier le symbole traditionnel de l’aristocratie que constitue l’architecture castrale – loin des nouveautés italiennes, qui sont pratiquement absentes de l’architecture de l’hôtel –, afin d’améliorer l’image de sa famille.


Pièces justificatives

Marché de maçonnerie pour la construction du logis sud de l’hôtel de Sens, 14 février 1498. — Marché de maçonnerie passé par la reine Marguerite de France pour des travaux à l’hôtel de Sens, 16 décembre 1605. — Bail d’un appartement à dame Élisabeth de Myr par l’archevêque Languet de Gergy, 9 janvier 1745. — État des lieux de l’hôtel dressé à l’occasion du bail conclu entre l’État et le sieur Mangin, 2 mars 1793.


Dossier iconographique

En plus du texte, l’étude de l’hôtel de Sens s’appuie également sur un dossier iconographique de cent vingt-huit figures, parmi lesquelles soixante-trois vues en élévation de l’hôtel avant sa restauration, pour beaucoup inédites, et deux plans anciens. Le reste du dossier consiste essentiellement en photographies de l’hôtel dans son état actuel, dont beaucoup soulignent des détails architecturaux peu observés. Les vues anciennes de l’hôtel ont fait l’objet d’un important travail d’attribution et de datation, et ont été présentées dans un ordre chronologique afin d’en faire un outil d’analyse à part entière.