Les bibliothèques populaires du département de la Seine (1861-1945)
Introduction
Définir avec exactitude la bibliothèque populaire semble impossible à première vue. Chaque association, chaque initiative a développé son propre fonctionnement, son propre programme de lecture, et élaboré des stratégies spécifiques pour croître et se maintenir dans un paysage culturel urbain marqué par l'apparition constante de nouvelles offres. Quelques tendances se dégagent tout de même, à l'étude de ces bibliothèques, qui permettent sans en donner une définition générale et arrêtée, de s'avancer sur un certain nombre de leurs caractères.
Ces bibliothèques, principalement fondées à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, sont en réalité quasiment toutes issues de la première moitié du xixe siècle. Leurs fondateurs ont en effet été profondément influencés par les courants de pensée du début du xixe siècle, et ont parfois participé aux événements politiques et sociaux majeurs de l'époque. Pour les hommes à l'origine des premières bibliothèques laïques, 1848 signifie la formation en même temps que la mise en pratique d'idées nouvelles. Héritées d'une plus ancienne tradition, les bibliothèques paroissiales ne se développent qu'à partir des années 1820 en France, et sans doute 1840 à Paris. Seules les bibliothèques ouvrières du début du xxe siècle, issues de mouvements qui se structurent après la loi Waldeck-Rousseau, échappent plus ou moins à cette influence du premier xixe siècle.
La proximité de pensée et une connivence intellectuelle antérieure semblent à l'origine de toutes les fondations. Les hommes qui y participent se reconnaissent souvent dans des conceptions ou des idéologies très proches : leur discours programmatique fait montre, à maintes reprises, d'une belle unité, au-delà de certaines différences individuelles, lors des événements solennels qui symbolisent l'ouverture de la bibliothèque. D'emblée, la création d'une bibliothèque destinée à un public populaire constitue l'occasion de rassembler, sous sa bannière, les partisans d'une idée de la lecture et de la culture, mais surtout, bien plus largement, les sympathisants d'un camp politique.
Les catholiques se rassemblent ainsi dans les bibliothèques paroissiales, puis les Bibliothèques pour Tous, les socialistes et quelques républicains autour des Bibliothèques des Amis de l'Instruction (BAI), tandis que d'autres républicains, plus modérés, participent aux actions de la Ligue de l'enseignement, de l'Association philotechnique, ou créent de petits établissements locaux appelés parfois à une remarquable longévité. D'autres initiatives sont marquées, quant à elles, par l'esprit philanthropique et les réflexions qui l'accompagnent à partir des années 1810. S'autoproclamant souvent apolitiques, ces associations sont en réalité le fait d'une élite politique, sociale et économique qui se retrouve dans des valeurs morales jugées intangibles : dans ces rassemblements, dont la Société Franklin offre un exemple typique, les opinions s'étendent d'un conservatisme modéré à un républicanisme plus proche des opportunistes que des radicaux. Les fondations qui se greffent sur un environnement professionnel, telles que les bibliothèques d'usine, sont également proches de ces courants de pensée.
Première partieLes promoteurs à la conquête d'un nouveau public
Chapitre premierLes fondateurs et leurs successeurs, origines sociales et politiques, culture du bénévolat et action publique
Si les opinions politiques des fondateurs représentent les premiers critères de leur action commune, leurs origines sociales révèlent en revanche une sorte d'union des classes qui peut étonner. Il n'est pas rare de voir s'associer, au sein d'un même mouvement et parfois d'une même association, des hommes de milieux sociaux et culturels très divers – du bourgeois voire de l'aristocrate à l'ouvrier, en passant par les classes moyennes et les professions libérales, de l'intellectuel formé dans une grande école au travailleur manuel ancien élève des cours du soir. Tous ont tenu un rôle, plus ou moins décisif, dans l'établissement de ces bibliothèques et dans leur développement. Les associations de lecture populaire peuvent ainsi faire penser, un peu avant l'heure, aux universités populaires, incarnant l'une des nombreuses rencontres culturelles et intellectuelles entre des classes dominantes libérales et les classes défavorisées, de la révolution de 1830 à l'entre-deux-guerres.
Sans pouvoir se permettre de schématiser à l'excès, il convient tout de même dégager les places assez révélatrices occupées par les uns et les autres, au sein des associations. On découvre ainsi que les classes aisées ont souvent apporté leur soutien accompagné d'une protection, notamment politique, à la bibliothèque, joignant leur prestige à l'image de la fondation nouvelle. Dans le cas de la BAI du IIIe arrondissement de Paris, première bibliothèque populaire laïque ouverte en 1861, la respectabilité des élites sociales qui participent à sa fondation se révèle indispensable pour lever les réticences des autorités impériales. Lorsque l'indépendance de la bibliothèque est menacée, en 1862, c'est Auguste Perdonnet, respectable ingénieur des chemins de fer, qui est nommé président en remplacement de Jean-Baptiste Girard, ouvrier lithographe et fondateur, qui doit quitter l'association.
Les bibliothèques populaires laïques et, plus tard, les établissements de lecture syndicaux ou affiliés à des partis politiques sont également le lieu d'expression d'une élite ouvrière, dont les premières apparitions en France datent de 1830. Ces ouvriers instruits et souvent très politisés participent pleinement à la fondation de bibliothèques dans tous le département de la Seine, et représentent une composante essentielle du mouvement en faveur de la lecture populaire jusqu'à la seconde guerre mondiale.
Chapitre IIContrôle ou bienveillance ? Les relations avec les autorités publiques
Les établissements syndicaux ou politiques, pris en charge essentiellement par la seule élite ouvrière, paraissent prouver l'avancée progressive de la classe ouvrière vers une autonomie politique qui ne lui est pas encore accordée sous le Second Empire ou sous l'Ordre moral. Cette évolution est permise par les grandes lois républicaines de liberté, dont la loi Waldeck-Rousseau de 1884 constitue la principale modification statutaire pour les bibliothèques populaires. Désormais reconnue comme des associations à part entière, ces établissements privés peuvent naître et se développer légalement, sans crainte de sanctions administratives, régulières sous l'Ordre moral.
La loi Waldeck-Rousseau ne change cependant pas radicalement les termes des relations entre bibliothèque populaire et autorités locales ou nationales. Celles-ci prennent toujours la forme d'un contrat, comme c'est le cas depuis l'origine du mouvement des bibliothèques associatives laïques. Le pouvoir profite des deux points nécessaires au développement d'une telle initiative pour y imposer des modalités de contrôle ou de suivi.
Le premier de ces points de passage obligé est l'autorisation à fonctionner, indispensable à toutes les époques, d'abord donnée par le ministère de l'Intérieur, puis la préfecture de police de la Seine. Pour l'obtenir, les bibliothèques populaires, de plus en plus nombreuses dans les années 1870, doivent bientôt se soumettre à de multiples contrôles qui visent aussi bien leurs statuts et leur organisation que la personne même de leurs fondateurs.
Le second point est l'attribution des subventions nécessaires aux bibliothèques populaires pour continuer à fonctionner et à acquérir de nouveaux ouvrages. Sur ce plan encore, les modalités d'attribution sont l'occasion d'enquêtes administratives menées par la préfecture de la Seine, puis d'inspections, rendues obligatoires à partir de 1900 et effectuées par le service des bibliothèques de la Ville de Paris. Les comparaisons statistiques, entre les associations et avec les résultats des bibliothèques municipales, entraînent, sur le long terme, un changement d'approche de la lecture pensée désormais en terme d'efficacité. Bon gré, mal gré, les bibliothèques populaires doivent accepter les règles de cette répartition et ont bien du mal à masquer leur déclin, à partir des années 1890.
Ces autorisations et subventions sont, pour les différents régimes politiques qui se succèdent, l'occasion de marquer leur soutien ou, à l'inverse, leur défiance vis-à-vis des bibliothèques populaires. Un renversement significatif s'opère par exemple entre l'Empire, plus favorable aux catholiques et très circonspect quant aux associations ouvrières, et la République, pratiquant une surveillance étroite des milieux catholiques tout en se montrant libérale avec les classes populaires. D'une manière générale, les régimes autoritaires se montrent les moins favorables à l'indépendance des associations de lecture, l'apogée étant atteint sous l'Occupation, où les dernières bibliothèques populaires existantes sont parfois municipalisées de force. Ce soutien sélectif peut aussi s'exprimer par l'attribution de subventions. Il est par exemple notable que le conseil municipal de Paris et le conseil général de la Seine ne versent aucune subvention aux associations ouvrières ou catholiques, alors qu'ils s'empressent de favoriser les initiatives républicaines proches de leurs majorités radicales de la fin du xixe siècle.
Deuxième partieProgrammes et pratiques de lecture
Chapitre premierDiversité des programmes de lecture et tentatives d'acculturation : choix des livres et pratiques de lecture
Les associations ont le plus souvent connu des débuts très modestes : quelques centaines de livres et d'adhérents, pour la plupart. Dépendantes des dons pour constituer leur premier fonds et se doter de maigres moyens financiers, elles affichent cependant de hautes ambitions initiales, qui dépassent largement le cadre de la lecture. C'est un véritable programme qui est échafaudé et pensé par les fondateurs ; loin de procéder au hasard, ils définissent au contraire rapidement des logiques précises. Le plan le plus répandu, aussi bien dans les bibliothèques confessionnelles que laïques, d'origine bourgeoise ou patronale comme ouvrière, repose sur deux axes exprimés dans les discours de fondation, et parfois même consignés dans les statuts.
L'instruction est la ligne directrice première de toutes ces initiatives : les promoteurs lui donnent presque toujours une place centrale et multiplient les acquisitions en ce sens. Les différences notables entre les bibliothèques se situent plutôt sur le plan de la sélection et de la valorisation de certains domaines du savoir. Alors que les associations laïques adoptent très vite une vision encyclopédiste, construite sur une croyance profonde dans le progrès et la science, les catholiques recentrent le contenu intellectuel de leurs fonds autour de Dieu et de l'instruction religieuse. Cette césure est vérifiée par l'étude des catalogues du milieu du xixe siècle. Les bibliothèques populaires laïques ne veulent écarter aucun domaine de la connaissance, les associations paroissiales se concentrent sur la théologie et les vies de saints, en y mêlant un peu d'histoire et de géographie, et excluant totalement les sciences pures et les techniques.
En matière d'instruction, les bibliothèques ouvrières du début du xxe siècle sont les héritières des associations laïques plus anciennes. Bien qu'orientées en vue de la formation de militants, leurs fonds restent marqués par l'idéal d'une formation générale, et ne négligent aucune pensée ou opinion, réactivant un pluralisme politique et une tolérance religieuse qui est déjà celle des BAI, un demi-siècle plus tôt.
Chapitre IILittérature, définitions du « bon livre » et pratiques de lecture dans les bibliothèques populaires
Le deuxième axe principal s'articule, dès l'origine, autour de la distraction et du délassement. Certains ont voulu y voir une incursion pionnière du « plaisir de lire » au cœur de ces bibliothèques dont l'apparence est plutôt austère. Il semble plutôt que ces romans et autres genres populaires aient été concédés aux lecteurs, dans un premier temps, par les promoteurs acceptant à contre-cœur la nécessité de lectures plus attrayantes.
Ici encore, une opposition apparaît entre bibliothèque populaires et paroissiales. Dans les bibliothèques laïques, les « romans » sont plus vite et plus largement acceptés, même si les premiers catalogues des années 1860 semblent les exclure. Les fonds d'associations religieuses laissent en revanche entrevoir une domination sans partage des recueils de littérature édifiante, en guise de fiction. Laïcs et religieux se retrouvent en revanche sur l'utilité double de certaines catégories d'ouvrages : l'histoire, la géographie et les voyages sont particulièrement considérés dans leur aptitude à constituer à la fois une instruction et un délassement, construisant une vision de l'existence et de la place de l'individu dans la civilisation tout en invitant les lecteurs au rêve et à l'évasion.
De manière étonnante, les bibliothèques ouvrières se rapprochent des catholiques par leur refus du roman et leurs hautes ambitions intellectuelles. Créées au début d'un xxe siècle où l'alphabétisation et l'instruction primaire sont désormais largement accomplies, ces initiatives abandonnent le discours encyclopédiste et la conception d'un savoir étendu mais peu approfondi, développés en leur temps par les bibliothèques populaires laïques des années 1860 et 1870. Ce choix peut aussi s'expliquer par certaines réflexions marxisantes menées sur la culture dominante et la nécessité de faire naître et de diffuser une « culture prolétarienne » autonome et complète. Cette pensée anime particulièrement le groupe de militants constitué autour de la Librairie du Travail (LDT), jusqu'au début des années 1930.
Troisième partieDiscours et positionnement : les bibliothèques populaires face aux débats contemporains
Chapitre premierÉléments de langage d'une neutralité feinte : bibliothèques populaires et neutralité politique
Les pratiques et les programmes de lecture des bibliothèques populaires sont la concrétisation des idées de leurs fondateurs ; les discours de ces derniers constituent un corpus complet qui permet de retracer l'histoire de leurs conceptions, de l'organisation de la lecture populaire à leurs plus lointaines convictions politiques. Sur ce plan, les associations de lecture se présentent pourtant, durant des décennies, comme parfaitement neutres, déclarant qu'elles ne participent en aucune manière aux débats politiques ou religieux de leur temps.
Ce discours de neutralité ne tient pas lorsqu'il est confronté aux jugements et critiques que se permettent les fondateurs et leurs successeurs. Les grands affrontements idéologiques contemporains sont bien retranscrits dans le champ de la lecture populaire, parfois dissimulés, mais aussi, de temps à autre, explicitement formulés. Derrière cette neutralité feinte se cache peut-être la crainte de revirements politiques des autorités locales ou d'une fâcheuse division du public potentiel qui pourrait se sentir attiré par la bibliothèque.
Chapitre IIMoralisation et union sacrée face à la culture de masse
Ce comportement extrêmement prudent sur les questions politiques est très répandu et recensé parmi toutes les tendances d'opinion qui, de près ou de loin, s'intéressent à la lecture populaire, se double d'un discours étrangement commun sur les genres littéraires et la morale. L'analyse plus précise de ce discours permet d'en dégager les tenants et les aboutissants, qui sont effectivement très proches d'un groupe d'action à l'autre. Effrayées par le développement d'une culture de masse dont elles ne contrôlent ni la production ni la réception, les élites culturelles qui dirigent les bibliothèques populaires défendent, sans rien céder, une culture classique et savante, dont la reconnaissance constitue la marque principale de moralité.
La promotion du « bon livre » contre la mauvaise culture et le mauvais loisir tient lieu de motivation centrale dans le cas d'un bon nombre d'initiatives en faveur de la lecture populaire. En lutte aussi bien contre la librairie et le colportage que contre le cabaret, les bibliothèques populaires entendent constituer le point de repère culturel et surtout moral des classes défavorisées de la population. S'imaginant investis d'une mission, les responsables emploient régulièrement dans leurs discours le langage médical de la pathologie et de la contagion, destiné à rendre plus palpable le mal qu'ils combattent. Porteurs d'une vision souvent manichéenne, ils se posent en rempart face à l'invasion du corps social et des esprits contemporains par la mauvaise culture.
Cette préoccupation est partagée par tous les camps politiques. Les catholiques et les républicains modérés tentent d'affirmer la primauté d'ouvrages moraux et « sérieux » et dénoncent l'immoralité de la culture de masse qui corrompt les esprits ; les marxistes, quant à eux, réfléchissent à l'établissement d'une culture propre au prolétariat pour contrer la mauvaise influence de la massification culturelle jugée « bourgeoise » et aliénante. Les projections des peurs des élites culturelles, tantôt morales, tantôt politiques, tantôt conservatrices et tantôt révolutionnaires, conduisent invariablement ou presque à un rejet massif de la culture nouvelle, dont les romans populaires et les feuilletons semblent les manifestations les plus abhorrées.
Chapitre IIIBibliothèques populaires, éducation et instruction
Autre motivation principale de l'action entreprise, le caractère ouvertement associatif de l'initiative apparaît lui aussi très régulièrement dans les discours des promoteurs. L'association n'est pas un mode de fonctionnement choisi au hasard, mais relève bien d'une volonté délibérée des fondateurs, et permet d'intégrer des activités diverses, comme les cours du soir ou les conférences. L'importance de la forme associative dans les différents projets se mesure à l'aune des vertus éducatives qui lui sont attribuées.
Les conceptions républicaines, surtout, sont d'autant plus révélatrices qu'elles se rapprochent des idées principales qui façonnent le système scolaire que la IIIe République met en place, deux décennies après la fondation des premières bibliothèques populaires laïques. Imaginée comme un complément nécessaire de l'école primaire, qui parachève et prolonge son enseignement, la bibliothèque est avant tout considérée en tant que lieu d'enseignement. L'oralité, présente aussi bien sous la forme de cours, de conférences, ou de lectures plus informelles, accompagne et oriente l'expérience personnelle des lecteurs, valorisant les livres qu'ils doivent s'approprier et permettant, dans l'idée des promoteurs, de conserver une possibilité de contrôle de l'acte de lire. Certains responsables, à l'instar de Jean Macé, estimant le public populaire totalement ignorant des codes et bons usages de la bibliothèque, envisagent une initiation plutôt professorale à ces matières et espèrent ainsi provoquer le goût de lire chez un public récemment alphabétisé et plutôt fermé à toute culture écrite.
La forme associative en elle-même doit permettre de parfaire l'éducation citoyenne de l'individu, en lui apprenant notamment l'engagement et la responsabilité. La bibliothèque est alors conçue comme une promesse de prendre soin du bien acquis en commun. Elle ouvre aussi sur une participation active à la vie de l'association, à travers l'assemblée générale et l'élection au conseil. On peut penser que la base démocratique que les fondateurs ont souhaité donner à leurs bibliothèques possède une résonance politique, à une époque de votes surveillés.
C'est donc un projet remarquablement complet, touchant autant aux biens intellectuels et à la moralisation des masses qu'à l'éducation citoyenne qui est mis sur pied par la première génération des acteurs de la lecture populaire.
Quatrième partieLes lecteurs : une communauté ou des individus ?
Chapitre premierLes classes populaires ont-elles fréquenté les bibliothèques populaires ?
Véritable programme d'éducation, cet ensemble aux idées très étroitement et logiquement articulées les unes aux autres se heurte cependant aux lecteurs que leur curiosité, leur soif d'apprendre ou dont l'engouement pour certains types d'ouvrage poussent à s'inscrire dans les nouvelles bibliothèques.
Ces lecteurs posent au chercheur bien des interrogations qui ne sont aujourd'hui que partiellement résolues. Saisir leur origine sociale constitue une première gageure. Les statistiques imprécises qui nous sont parvenues ne suffisent pas à la compréhension réelle de ces hommes et de ces femmes. Nombre d'entre eux semblent d'origine populaire, mais les classes moyennes représentent elles aussi une part non négligeable des inscrits dans les bibliothèques du département de la Seine, qu'on serait tenté d'estimer égale à celle des ouvriers.
Les femmes y ont également tenu une place d'importance, parfois majoritaire dans certaines associations, tout en n'accédant que rarement aux fonctions d'administrateur, se bornant à fréquenter les associations comme simples lectrices.
Autre public principalement visé, les enfants et les jeunes – objets d'un soin constant, et auxquels est destinée la constitution des premiers fonds de littérature enfantine – sont en revanche restés peu concernés par les bibliothèques populaires, peut-être en raison du développement parallèle de l'institution scolaire concurrente.
Chapitre IIAttentes des responsables et aspirations des lecteurs : entre rapport de force et équilibre
Les intérêts majeurs de cette population laissent moins de doutes, grâce à des statistiques de prêt plus complètes que celles du public, symbole sans doute du regard de l'administration, plus préoccupée par l'efficience et les résultats que par la composition du lectorat. La lecture du « roman », à savoir surtout du roman populaire, est presque toujours écrasante, et systématiquement majoritaire. Face à ce constat évident, les réactions des promoteurs sont diverses. Certains tentent d'encadrer plus étroitement encore la lecture, pour l'expurger radicalement et de toute urgence de ce qu'ils considèrent comme un fléau, tandis que d'autres construisent des parcours plus progressifs, qui doivent amener le lecteur vers des ouvrages de plus en plus élevés. Ni la méthode stricte, qui passe notamment par un pouvoir plus étendu accordé au bibliothécaire, ni celle des paliers de lecture, qui parie sur une élévation progressive du niveau intellectuel, ne produisent de changements majeurs dans les habitudes du lectorat.
Les bibliothèques populaires ne parviennent pas à influencer réellement les choix et les goûts du lectorat qui les fréquentent. L'histoire de cet échec est celle d'une médiation culturelle inachevée entre les ouvrages sélectionnés par les responsables et les lecteurs. Ce rendez-vous manqué s'explique en grande partie par le rejet ou l'incompréhension des enjeux et, surtout, des mutations de la lecture populaire à cette époque. Les bibliothèques populaires tentent de se positionner en dehors de l'offre démultipliée de la culture de masse tout en ignorant les demandes du nouveau lectorat, avide d'un type nouveau de fiction.
Cet échec, contextualisé par la récente situation de production et de réception de l'écrit induite par la culture de masse, provoque un renversement de la situation au sein même des associations de lecture. Le rapport entre promoteurs et lecteurs s'inverse, et le passage d'une lecture imposée à une lecture tolérée est visible. La large ouverture des fonds de bibliothèques populaires aux romans et la place centrale dans les acquisitions désormais occupée par les demandes des lecteurs, au tournant du siècle, représentent les principales concessions des promoteurs aux sociétaires. Les associations qui n'appliquent pas ce privilège nouveau accordé à la demande plutôt qu'à l'offre constatent une désaffection progressive de leurs sociétaires et doivent fermer leurs portes dans l'entre-deux-guerres. Celles, plus rares, qui parviennent à adapter leur politique d'acquisition en satisfaisant au désir de leurs lecteurs se maintiennent plus longtemps, restant parfois actives après la seconde guerre mondiale.
Chapitre IIIUne réussite associative ? La bibliothèque comme cercle de sociabilité dans l'espace urbain
La médiation culturelle proposée par les bibliothèques échoue donc, dans la plupart des cas ; l'action associative qui l'accompagne, quant à elle, a connu quelques résultats intéressants. La logique collective défendue par les promoteurs s'accommode pourtant a priori assez mal de l'acte de lire de plus en plus individuel, même parmi les classes populaires. Mais les associations peuvent compter sur certaines relations à distance qui leur permettent de rayonner loin de son lieu d'installation. Ses liens d'échange tendent à structurer une communauté où les individus sont obligés envers l'association s'ils bénéficient de ses avantages, et où l'association s'engage de son côté à respecter certains devoirs moraux quant aux lectures proposées.
Le réseau de sociabilité ainsi établi peut cependant s'avérer fragile en raison précisément de ces liens disséminés dans l'espace et dont le sens n'est peut-être pas toujours saisi par les lecteurs dans toutes ses acceptions. Pour remédier à cet éclatement de la communauté de lecteurs qu'ils espèrent fonder autour de la bibliothèque, les responsables organisent des événements au siège de l'association. La signification sociale de ces occasions repose sur la nécessité de faire vivre le lieu de conservation du fonds de livres, et éviter sa transformation en un simple dépôt.
Outre sa fonction sociale, la bibliothèque populaire est aussi le lieu de la structuration d'un groupe de soutien qui approuve l'action commune et partage parfois une vision politique plus globale. Les votes en assemblée générale, ainsi que les discours tenus aux sociétaires, ont pour but de parvenir à une diffusion d'opinions communes au sein du groupe social que compose le lectorat de la bibliothèque. L'expression même de cette pratique collective se trouve dans les motivations de l'adhésion des membres, qui privilégient souvent l'appartenance à une association plutôt qu'à une autre pourtant située dans le même quartier ou la même ville. Des rivalités se font ainsi jour dans l'espace urbain entre les initiatives nées de diverses tendances politiques.
Avec l'avènement de la IIIe République et le décloisonnement de l'espace, entre en piste la notion de citoyenneté. Le plus libre choix permis aux individus revient à un exercice des libertés prévues par la loi : à l'espace géographique desservi par la bibliothèque vient donc se superposer un espace abstrait de citoyenneté, qui fait plutôt appel à des logiques individuelles, tout en permettant à l'idée d'engagement citoyen de se déployer pleinement à travers l'association.
Conclusion
Laissées pour compte en raison de leur obsolescence supposée, les bibliothèques populaires sont pourtant, paradoxalement et par nombre de leurs côtés, proches de l'époque actuelle. Les questions posées par leur naissance et leur fonctionnement se retrouvent aujourd'hui au cœur des problématiques qui agitent le monde des bibliothèques. Fondées pour remédier à une conséquence de la séparation des publics – les ouvriers n'étant pas admis dans les traditionnelles bibliothèques municipales –, elles anticipent la démocratisation du livre qui s'épanouit dans la seconde moitié du xxe siècle.
Elles connaissent également certaines difficultés similaires aux bibliothèques d'aujourd'hui. L'insertion dans la culture de masse, avec ses références toujours nouvelles, les questionne sur leur adaptabilité. Leur concurrence avec les circuits commerciaux de diffusion du livre est déjà certaine, leurs réticences à assimiler des formes culturelles originales ou inédites apparaissent nettement et rappellent tel débat, encore récent, sur l'arrivée des bandes dessinées dans les bibliothèques publiques. Le volet éducatif de leur action est aussi tout particulièrement notable, même s'il ne passe plus, aujourd'hui, par les vertus prêtées au caractère associatif de la bibliothèque. Encore plus neuve, la volonté de créer un espace social autour de l'établissement, aujourd'hui réalisé à l'aide d'Internet et des réseaux sociaux, semble figurer parmi les priorités des fondateurs et responsables de quelques associations du xixe siècle. Jusque dans leurs rapports avec l'administration, les bibliothèques populaires peuvent faire penser aux établissements actuels, évalués par une administration parfois très sensible aux chiffres et aux résultats statistiques plus qu'aux bénéfices immatériels des pratiques mises en œuvre.
D'autres aspects de leur action témoignent à l'inverse de leurs archaïsmes patents. L'absence de libre accès oblige le lecteur à passer obligatoirement par le bibliothécaire et le force ainsi à entrer dans un circuit de médiation culturelle obligé. La pratique d'une lecture imposée plutôt que souhaitée tend également à éloigner la bibliothèque populaire des pratiques de la « lecture publique ». De rares associations laïques ainsi que les Bibliothèques pour Tous catholiques et certaines bibliothèques de la CGT ont changé d'optique à l'approche de la seconde guerre mondiale, en partie sous l'influence des idées des bibliothécaires modernistes. Il n'en demeure pas moins que l'association de lecture populaire reste le lieu d'une moralisation, d'une orientation, voir d'un encadrement du lecteur, plus que d'une véritable liberté faisant la part belle au plaisir de lire. Le paternalisme de ces interventions, souvent fortement teinté de philanthropie, n'a pas échappé aux lecteurs, partis vers des horizons plus dégagés, en quête également des dernières nouveautés que ne pouvait ou ne voulait leur offrir la bibliothèque populaire.
Anticipant sur la « popularisation » voulue par le Front populaire, puis sur la « démocratisation » de l'après-guerre, les bibliothèques populaires ont tenté de donner accès aux livres et à la culture classiques de leur époque. Cet essai reste également celui d'une opposition à la culture de masse, jugée dégradante, dont la progression et le développement sont encore parfois envisagés comme un épiphénomène peut-être passager, à l'époque des premières fondations d'associations de lecture populaire. La suite de l'histoire montre bien l'échec de ces bibliothèques face à un phénomène de grande ampleur qui les dépasse et marque profondément l'entrée de la France, et bien au-delà, de tous les pays industrialisés, dans une nouvelle ère culturelle. Le rejet d'une culture consommable à bon marché et « démoralisante » va de paire avec la foi dans le progrès et la confiance en l'instruction qui sont les chevaux de bataille de tous les promoteurs de telles bibliothèques. Ce combat semble, à nos yeux de contemporains, perdu d'avance, mais il ne l'était pas pour ces élites intellectuelles persuadées du bien-fondé de leur lutte contre l'invasion de la mauvaise culture et du mauvais loisir.
À l'heure d'Internet, il semble que les bibliothèques actuelles soient, elles aussi, confrontées à la nécessité de s'interroger sur le développement des nouveaux canaux d'appropriation et d'assimilation du savoir qui paraissent à première vue éloigner les individus des voies plus traditionnelles de la médiation culturelle. Face aux nouveaux modes de production, de diffusion et, sans doute également, de réception de l'écrit induits par le réseau mondial, les bibliothèques doivent s'adapter pour tenter d'occuper une place toujours appréciable et utile, en tant que médiatrices de ces nouveaux supports. Les prochaines décennies seront décisives, si les bibliothèques publiques ne veulent pas échouer à leur tour, et tomber dans un oubli semblable à celui qui a recouvert le temps des bibliothèques populaires.