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École des chartes » thèses » 2015

Partition pour flûtes sur fond de mer

L'intégration des flûtes hollandaises dans la marine française, 1595-1815


Introduction

En 1604, Velius, chroniqueur de la ville de Horn, rappelait que des navires appelés fluyt y avaient été construits pour la première fois en 1595. Avec une longueur quatre à cinq fois supérieure à leur largeur, ces navires de charge tiraient leur nom de leur coque inhabituellement allongée. Le nouveau modèle lancé à Horn, promis à un grand avenir, fut d'abord critiqué et reproduit avec méfiance dans les chantiers voisins. Puis, lorsqu'il devint clair que les flûtes synthétisaient les besoins des armateurs flamands à la recherche de carènes rentables, elles furent adoptées avec un enthousiasme tel que l'on parla de « révolution » dans le domaine de la construction navale. Symbole de la réussite commerciale des Provinces-Unies au xviie siècle, les flûtes ont souvent fait l'objet d'études de la part des historiens néerlandais. On peut citer parmi d'autres ouvrages la synthèse d'Anne Weneger Sleeswijk sur l'âge d'or des flûtes, De gouden eeuw van het fluitschip, parue en 2003. Le point qui attira plus particulièrement notre attention fut ce moment charnière où la marine française s'empara de ce modèle de navire, sous l'impulsion de Colbert, désireux d'égaler la puissance maritime des pays voisins. C'est ainsi que des « flûtes hollandaises » furent d'abord achetées par la France, copiées dans les arsenaux du royaume et enfin améliorées, afin de mieux correspondre à des besoins économiques et des contraintes géographiques spécifiques à la France, jusqu'à devenir un type maîtrisé et largement exploité durant tout le xviiie siècle. Au-delà de l'étude exhaustive d'un type de navire, ce travail sur les flûtes fut l'occasion de comprendre comment l'ambition politique et commerciale de l’État avait pu influer sur le domaine technique de la construction navale, comment les charpentiers français « assimilèrent » ce modèle étranger en se pliant – ou en refusant de se plier – à des instructions strictes émanant de Versailles. Les flûtes françaises de la fin du xviiie siècle n'ayant plus que de vagues points communs avec leurs ancêtres hollandaises, il convenait d'identifier les mutations survenues durant cette période et d'en définir les causes. L'objet de cette thèse fut ainsi de comprendre l'origine de l'enthousiasme dont les flûtes firent l'objet pendant deux siècles, cerner les spécificités qui les faisaient préférer à d'autres navires et savoir dans quelle mesure elles répondirent à ces attentes.


Sources

L'étude s’est fondée sur des documents de natures très diverses, en raison de la grande lacune des archives au début de la période étudiée. En ce qui concerne l'origine néerlandaise des flûtes, les recherches se sont appuyées sur un corpus iconographique rassemblé au Scheepvaartmuseum et au Rijkmuseum à Amsterdam. Quelques maquettes sont comprises dans cet ensemble. Pour la partie française de l'étude, à partir de Colbert, les séries B5 et B7 des archives de la Marine ont fourni des indications sur l'imitation du savoir-faire hollandais tandis que la série D1 sur le matériel a permis de saisir l'application concrète des directives de l’État dans les arsenaux du royaume. Des recherches plus ponctuelles menées à Rochefort, Lorient, Toulon et Brest ainsi que l'étude de précieux plans de flûtes conservés au Service historique de la défense à Vincennes et au musée national de la Marine soutiennent le propos en apportant des détails sur telle ou telle spécificité des flûtes à un moment donné. Les archives du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) à Marseille furent exploitées pour apporter à ce travail des éléments archéologiques glanés autour de trois épaves de flûtes. Des traités de construction navale des xviie et xviiie siècles furent un auxiliaire indispensable afin de comprendre les enjeux de la construction navale à l'époque moderne.


Première partie
Survivances


Chapitre premier
À l'aube de la Compagnie des Indes : Le Mauritius

Le 19 mars 1609, de retour de Chine, le Mauritius heurtait un banc de sable à quelques encablures des côtes du Gabon. Ce vaisseau de la Compagnie hollandaise des Indes orientales rapportait vers l'Europe un précieux chargement d'épices, de porcelaine et de métaux. Près de quatre siècles plus tard, en 1985, l'épave fut découverte par hasard par une opération de prospection pétrolière et dès l'année suivante deux campagnes de fouilles archéologiques sous-marines firent resurgir du néant le Mauritius et son histoire. Il est à ce jour le plus ancien vaisseau retrouvé de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. L'étude de la cargaison et de la construction du Mauritius ainsi que l'examen des archives ont donné l'image d'un navire « expérimental », dans le cadre de la phase de mise en place de la Compagnie. Le Mauritius est en ce sens le jalon providentiel d'une période privilégiée sans la compréhension de laquelle l'histoire même de la VOC nous échapperait partiellement.

Chapitre II
Le Chariot, une flûte en temps de guerre

Construite à Brest par Laurent Hubac, la flûte du roi le Chariot, chargée à Nantes de près de cent canons et de munitions, se rendait à Brest lorsqu'elle fit naufrage le 11 avril 1676 sur les roches de la « Bonne » au large des Cardinaux à Hoëdic, dans le golfe du Morbihan. Après avoir talonné les roches et fait voie d'eau, la flûte finit par couler par trente-cinq mètres de fond. Même si l'équipage put s'en sortir, les conséquences de ce naufrage étaient d'autant plus graves qu'il survenait en pleine guerre de Hollande et provoqua la perte considérable de tout un chargement d'artillerie. Colbert demanda que l'on tente de renflouer l'épave afin de sauver cette cargaison, mais toutes les tentatives échouèrent. La ratification de la paix de Nimègue en septembre 1678 allait faire tomber l'épave dans l'oubli, jusqu'à sa redécouverte près de trois siècles plus tard, en 1984. Le Chariot peut être considéré comme l'exemple type de ces flûtes qui furent intégrées dans la marine de guerre à partir du milieu du xviie siècle. Par ses dimensions mais également sa fonction, ce navire de charge représente tous les petits navires de transport dont on équipa la Royale et qui y furent employés comme bâtiments auxiliaires de soutien logistique.

Chapitre III
La Baleine, sabordée devant Port-Cros

La flûte du roi la Baleine fut accordée en janvier 1710 à Louis Beaussier, lieutenant de vaisseau et de port, pour un armement au commerce pour le compte de marchands de Toulon et de Marseille. De retour d'Alexandrie, la flûte fut surprise par une flotte anglo-hollandaise, en pleine guerre de succession d'Espagne. Prise en chasse sans espoir de semer ses poursuivants, la flûte prit le parti d'aller s'abriter sous les forts de l'île de Port-Cros dont les canons n'étaient pas en état de protéger qui que ce soit. Louis Beaussier incendia alors la flûte pour sauver la cargaison dans quelques mètres d'eau non loin du rivage. Une pratique fréquente à l'époque consistait à construire les flûtes par paire : tous les contrats de la Baleine furent donc passés au nom de son double, le Chariot. Ces deux flûtes avaient sans doute été commandées en 1678 à l'instigation de Duquesne, alors lieutenant général des armées navales. Il destinait ces navires au transport de matériel de rechange et de munitions à la suite des armées navales.


Deuxième partie
L'origine flamande des flûtes


Chapitre premier
Les Provinces-Unies, une république florissante dans l'Europe de la fin du xvie siècle

En 1579 l'Union d'Utrecht consacrait l'indépendance de sept provinces calvinistes des Pays-Bas, ce qui marqua le début d'une domination de près d'un siècle des Provinces-Unies sur le commerce et les échanges maritimes en plein essor. Malgré l'embargo jeté par Philippe II d'Espagne sur le commerce avec les Hollandais et la fermeture des ports ibériques à leurs navires, les marchands de la Hanse s'imposèrent très vite sur les routes maritimes – dynamisme symbolisé par les expéditions de grands navigateurs comme Cornelius Houtman, Jacob Le Maire ou Abel Tasman. C'est dans ce contexte prometteur que fleurirent également les premières compagnies de commerce et que fut consacré l'essor d'Amsterdam, premier marché aux épices d'Europe. La logistique sous-tendue par cette effervescence s'appuyait sur les anciens navires de charge traditionnels : boyers, flibots et autres caboteurs, qui ne pouvaient cependant prétendre assumer les missions nouvelles d'exploration et de commerce au long cours avec les Indes.

Chapitre II
La naissance remarquée d'un nouveau type de navire

Les flûtes, fruit d'une longue évolution des techniques de construction navale dans les ports de la Hanse, arrivèrent à point nommé pour contribuer au succès maritime des Pays-Bas. À la fin du xvie siècle les navires de charge traditionnellement utilisés n'étaient en effet plus en mesure de répondre aux besoins d'un commerce en pleine expansion, tant quantitativement que géographiquement. Armateurs et constructeurs avaient un double objectif : augmenter la capacité de charge et réduire les coûts pour accroître la rentabilité. L'apparition d'une nouvelle catégorie de navires ne passa pas inaperçue : dans la chronique de la ville de Hoorn parue en 1604, le chroniqueur D. Velius rappelait qu'en 1595 des vaisseaux appelés fluyt y avaient été construits pour la première fois. La mise en chantier d'un nouveau modèle avait été commandée par Pieter Jansz Lioorne, marchand et magistrat de la ville, qui tirait son nom de son commerce avec le port italien de Livourne. Une telle précision chronologique est suffisamment rare dans l'histoire de la construction navale pour prouver à quel point l'enthousiasme fut vif. Les flûtes, avec leur coque allongée à l'extrême, connurent un succès immédiat, mais les critères auxquels elles répondaient évoluèrent au fil du temps. Nous voulions ici exposer les contraintes à la fois financières et géographiques qui influencèrent la forme des coques, avant d'en suivre les évolutions jusqu'en France.

Chapitre III
Les caractéristiques des flûtes hollandaises

La forte capacité de chargement, le faible tirant d'eau et la stabilité des flûtes suscitèrent presque d'emblée la confiance et l'enthousiasme des armateurs, qui contribuèrent à « lancer » ce nouveau type dans les nombreux chantiers des Flandres. Très rapidement, ce fut une véritable construction en série qui s'organisa aux Pays-Bas avant de s'étendre à la Hollande et au nord de l'Allemagne. Les flûtes à « grand ventre » étaient nommées ainsi en raison de leurs formes extrêmement pleines et jugées peu élégantes. Caractérisées par un arrière arrondi et un rapport longueur / largeur de 4/1 voire 5/1 pour les constructeurs les plus audacieux, les flûtes avaient également un très faible tirant d'eau qui leur permettait de naviguer sans encombre le long des côtes peu profondes de la Hanse mais également de remonter les rivières, ce qui fut un atout de taille dans l'installation de comptoirs coloniaux. Une dernière caractéristique des flûtes hollandaises résidait dans l'étroitesse de leur pont supérieur, dont on réduisit la largeur au maximum afin de payer moins de taxes douanières au passage du Sund au nord du Danemark. En 1669 un nouveau traité douanier fut négocié avec les Danois, l'imposition sur le pont supérieur fut abolie et les rentrées excessives du bordé des flûtes, n'ayant plus de raison d'être, disparurent progressivement.

Chapitre IV
La part des flûtes dans l'âge d'or des Pays-Bas

Certains historiens n'hésitent pas à faire reposer la prospérité économique des Flandres au xviie siècle sur l'invention des scieries, des flûtes et autres avancées techniques. Sans aller aussi loin, il paraît cependant indéniable que les flûtes furent un atout précieux de cet âge d'or. Elles furent mises au service du commerce, transportant l'ensemble des denrées qui s'échangeaient alors en Europe. Avec le temps, plusieurs sortes de flûtes, se développèrent : le modèle d'origine fut spécialisé et adapté à des besoins spécifiques, ce qui ne fit qu'accroître le succès de ces navires et la reconnaissance de leur forte rentabilité. De la pêche à la morue ou à la baleine aux missions d'exploration en passant par les compagnies de commerce, on retrouve les flûtes à chaque échelon de cette expansion commerciale irrépressible.


Troisième partie
Un modèle adopté par la France


Chapitre premier
Les premières réformes de Colbert

Entre le modèle hollandais, ventru, au tirant d'eau faible, et la frégate ou le vaisseau de cinquième rang dit « armé en flûte » lorsqu'il est faiblement armé à la façon d'un navire de commerce, la flûte apparaît comme un bâtiment de charge indispensable au ravitaillement des troupes et des ports du royaume. Aussi, bien que les flûtes aient été d'abord acquises auprès des chantiers navals de Hollande, la première marine de Louis XIV commença à s'équiper de bâtiments construits par les charpentiers du royaume. Nous avons voulu montrer ici de quelle façon des enjeux politiques et commerciaux purent influer sur des techniques de construction, étudier la confrontation entre un modèle de navire venu du Nord et le savoir-faire de charpentiers français parfois rompus aux techniques méditerranéennes et travaillant sans aucun plan. La mauvaise réputation des premières flûtes construites en France provenait sans doute moins du modèle lui-même que du manque de maîtrise des charpentiers.

Chapitre II
Un État jaloux de la prospérité économique de ses voisins

La rénovation de la Marine passait par celle des chantiers de construction, mais les bons charpentiers de marine étaient alors bien rares. Le roi, qui préférait faire construire dans les ports français que d'acheter à l'étranger, était souvent contraint de recourir aux charpentiers des puissances maritimes voisines. L'attention de Colbert se porta alors naturellement vers la Hollande, dont la réputation en matière de construction navale n'avait cessé de croître tout au long du xviie siècle. Après avoir d'abord missionné dans les principaux arsenaux d'Europe des agents chargés d'espionner les techniques utilisées hors de France, il envoya des hommes se former sur place afin de rapporter leur savoir-faire dans le royaume. Colbert sélectionna des hommes parmi les quelques dynasties de charpentiers de marine français. Il les choisit en fonction de leurs compétences mais aussi de leur âge, car cette formation était très longue et il fallait encore que ces hommes une fois formés puissent transmettre ces connaissances nouvellement acquises à leurs successeurs. Souvent ce furent donc les fils des charpentiers de marine les plus connus qui partirent pour un ou deux ans en Hollande et en Angleterre.

Chapitre III
La construction navale française, de la copie à l'innovation

Le nombre de bons charpentiers étant encore trop restreint selon le jugement de Colbert, celui-ci décida de les faire venir de l'étranger dans les différents arsenaux de France. En 1669 il écrivit à Pélicot, marchand français établi à Amsterdam, et lui réclama un bon maître charpentier avec quarante familles. Ses réticences à employer cette méthode et compter sur des étrangers étaient en grande partie dues au coût de la chose : pour faire venir des charpentiers étrangers il fallait leur promettre des gages élevés pour les indemniser, ce qui provoquait par ailleurs la colère et les réclamations des ouvriers français. Pélicot recruta donc trente-sept Amstellodamois et les embarqua sur les flûtes expédiées pour la Charente. On poussa les apprentis au mariage afin de créer des lignées de charpentiers, et les Français apprirent de nouvelles méthodes en les observant travailler. Un an plus tard, Colbert faisait publier un règlement qui classait les navires en cinq rangs distincts que les charpentiers étaient tenus de respecter lors de la construction. Ce règlement créa également les Conseils de construction, qui avaient pour objectif d'opérer une normalisation des vaisseaux de la Royale. Les flûtes furent classées au rang des bâtiments de charge et on préconisait qu'elles soient dorénavant construites « à la française ».


Quatrième partie
Les formes de la carène : entre héritage et mutations


Chapitre premier
Quelques définitions

Les traités de construction navale qui furent rédigés à partir du milieu du xviie siècle mentionnent pour la plupart les flûtes, navires venus de Hollande et qui en ont toutes les caractéristiques, mais ces descriptions indiquent très clairement une évolution rapide de la forme des coques à partir du ministère de Colbert puis de Seignelay. Cette époque fut également celle de l'apparition des premiers plans de construction et les « maîtres de hache » parfois illettrés, s'appuyant sur des savoirs empiriques transmis de père en fils, cédèrent le pas à une génération formée au dessin, aux rudiments de la géométrie et aux mathématiques, capables de concevoir les vaisseaux sur le papier. Les flûtes étaient alors plus nombreuses dans la marine de guerre et leurs formes commençaient à évoluer en conséquence des nouvelles missions qui leur étaient confiées et de la plus grande maîtrise des constructeurs. Si l'on suit ces définitions jusqu'à la période post-révolutionnaire, on s'aperçoit que le terme « flûte » s'appliquait alors à n'importe quel bâtiment de charge de la marine de guerre, qui n'avait plus aucune forme commune avec les flûtes du type hollandais.

Chapitre II
L'émancipation de la construction navale française : une nouvelle partition pour flûtes

Colbert étant obsédé par la comparaison entre vaisseaux français et étrangers, il n'avait de cesse de demander des rapports à tous ses agents dispersés dans les arsenaux européens. À cette époque les navires français semblaient encore bien inférieurs à ceux construits en Hollande et en Angleterre : après avoir accru le nombre de charpentiers et d'apprentis en 1669 pour être en mesure de rivaliser avec les Anglais et les Hollandais, Colbert se pencha sur la question des navires eux-mêmes. Les flûtes n'échappèrent pas à ce travail de refonte. Comme tous les autres navires, leur tonnage avait eu tendance à croître au fil des décennies mais les dimensions des flûtes à une époque donnée étaient toujours assez variables et dépendaient surtout des fonctions qu'elles auraient à exercer. La rapport longueur / largeur diminua cependant, et elles perdirent ce caractère effilé qui leur avait valu à l'origine une grande méfiance. Les raisons du très faible tirant d'eau des flûtes hollandaises n'étaient plus valables en France où les côtes sont bien plus découpées et profondes. Les flûtes virent donc leur tirant d'eau augmenter significativement même si Colbert craignait que cela donne l'avantage aux vaisseaux hollandais qui étaient en mesure d'attaquer très près des côtes et de les bombarder. Quant à la poupe ronde des débuts, elle évolua jusqu'à devenir carrée à la fin du xviiie siècle.

Chapitre III
Du bois dont on fait les flûtes

L'expression « du bois dont on fait les flûtes », qui désigne une personne extrêmement complaisante, trouverait son origine dans la souplesse du bois utilisé pour fabriquer les instruments de musique, comme les vielles et les flûtes à bec. L'étude des navires du même nom donne envie de contester cette origine. Il y a en effet dans cette expression une forte nuance dépréciative, un quasi-dédain envers la personne dont on parle. Ce dédain est bien celui qu'exprimaient les charpentiers français à l'égard des flûtes construites en Hollande, à la va-vite et avec du mauvais bois par économie. Cet aspect un peu « bâclé » des constructions navales hollandaises, censé compenser en gain de temps et donc en gains tout court ce que l'on perdait en qualité, était unanimement dénoncé en France tant par les charpentiers eux-mêmes que par les équipages de ces navires mal conçus, par leurs pilotes surtout qui devaient rattraper ces erreurs une fois en mer. Le peu de soin apporté au choix du bois devenait presque criminel dans le cas des flûtes, dont les bordés renflés étaient plus susceptibles de s'ouvrir quand le bois vert avait enfin séché au soleil des mers du Sud et se rétractait en faisant apparaître des fentes dans la coque comme autant de potentielles voies d'eau.


Cinquième partie
Les flûtes, du grand commerce à la guerre


Chapitre premier
Les flûtes, auxiliaires de l'entreprise de colonisation

La carène très particulière des flûtes, avec un tirant d'eau encore relativement faible et une capacité de charge très importante, fit d'elles de très bons atouts d'une politique de conquêtes et d'explorations. Dans les dernières années du xviie siècle, de nombreuses flûtes avaient Rochefort pour port d'attache : c'est là que se croisaient les ordres et les contre-ordres les concernant, que se recrutaient leurs équipages et que l'on chargeait leurs cales de vivres et de munitions pour les armées navales. Le double effort militaire et commercial engagé par l’État à cette époque rejaillit directement sur les flûtes qui furent employées pour ces deux missions. Les flûtes rochefortaises étaient prises dans un ballet incessant entre leur port d'attache et les rives de l'Acadie où on les chargeait de bois de construction et des fameuses pelleteries, marchandise de grande valeur. Les flûtes servaient alors parfois d'escorte aux navires de charge plus petits et plus vulnérables et on les armait de toute façon lors des missions de reconnaissance ou lorsqu'il s'agissait d'envoyer une compagnie de soldats reprendre un fort aux Anglais.

Chapitre II
Les flûtes au cœur des combats

Le ravitaillement et l'entretien des navires de combat ont de tout temps exigé l'envoi à leur suite, dès qu'ils opéraient loin de leurs bases permanentes, de bâtiments auxiliaires, unités spécialement construites pour ce service ou navires marchands réquisitionnés et éventuellement adaptés. Le développement des opérations interarmées sur des théâtres lointains entraîna une complexification logistique. Dès l'apparition de forces maritimes permanentes, on y constate la présence d'unités de maintenance ; celles-ci ont reçu le plus souvent pendant environ deux siècles l'appellation de flûte. La marine royale comprenait, en 1671, à côté de cent dix-neuf vaisseaux et vingt-deux frégates, trente-neuf « flûtes et autres bâtiments de charge », soit sensiblement un bâtiment de charge pour trois bâtiments de combat. C'est à la fin du xviie siècle que l'on commença à voir apparaître les premières flûtes « à poupe carrée », les anciennes flûtes « à cul rond » des Hollandais ayant été largement retouchées par les charpentiers français. Ces flûtes dont la poupe était formée comme celle des vaisseaux de guerre servaient de magasin et d'hôpital à la suite des armées navales. Elles devaient donc être capables de se défendre toutes seules afin de ne pas entraver la bonne marche des escadres.

Chapitre III
Les grands voyages d'exploration

La première qualité d'un navire employé pour une longue campagne de découvertes et d'observations scientifiques était la capacité ; il fallait loger les savants, leurs collections, leurs instruments – dont certains fort encombrants – et prévoir des vivres pour une très longue période. L'équipage aussi devait être correctement logé, première condition pour éviter les problèmes sanitaires lors de longues navigations. Mieux valait choisir un bâtiment solide, comme les bateaux de transport, qu'une frégate, plus rapide et maniable, mais moins robuste et peu spacieuse. Enfin, la coque large et plate des flûtes et autres navires marchands permettait de naviguer même dans des baies peu profondes, point important pour explorer une côte inconnue. Au xviiie siècle après que Cook eut ouvert la voie avec le navire charbonnier l'Endeavour, tous les grands voyages scientifiques suivirent cet exemple. Bougainville comme Lapérouse jetèrent leur dévolu sur des flûtes, qui furent aménagées en fonction des contraintes que représentaient de tels voyages.


Conclusion

Cette thèse émousse d'un côté le mythe de l'apparition en 1595 des flûtes hollandaises tout en le renforçant de l'autre. Elle l'émousse en montrant que ce type « révolutionnaire » de navire de charge s'inscrivait en fait dans la tradition de la construction navale néerlandaise et représentait l'aboutissement d'une lente évolution dans la conception des bateaux de commerce. Elle renforce ce mythe en démontrant la part indéniable des flûtes non seulement dans l'âge d'or des Pays-Bas mais également en France, notamment comme auxiliaires de la flotte de guerre. Caractérisée à l'origine par ses formes empruntées au bâtiment hollandais nommé fluyt, la flûte française évolua ensuite et le terme finit par désigner le navire de la marine royale, transport par destination première ou par fonction occasionnelle. À la fin du xviiie siècle, la flûte, tout en conservant ses formes un peu plus rondes que celles des bâtiments de combat, ne sera plus très différente de la frégate ou de la corvette. La désignation « flûte » disparaît enfin de la classification officielle pour être remplacée au début du xixe siècle par « corvette de charge ». L'intérêt du sujet réside justement dans cette tension entre héritage et innovation, entre les caractéristiques du modèle d'origine et l'extrême variété de flûtes qui en fut issue. Humbles mais prisées, simples mais polyvalentes, les flûtes ont laissé la trace de leur passage tant sur les assiettes de porcelaine de la Compagnie des Indes et sur les toiles des peintres flamands que dans les archives de la côte ou quelques pièces de charpente conservées au fond des mers. Cette thèse, en rassemblant et confrontant des sources aussi éparses, permet de rendre justice à des navires peu connus qui furent pourtant largement mis à contribution dans l'épopée maritime de l'Ancien Régime.


Annexes

Édition de cinq documents, instructions de Colbert et rapports de Seignelay sur la construction navale hollandaise. — Graphiques. — Tableaux, liste des flûtes intégrées à la Royale de 1654 à 1765. — Dossier iconographique de quarante-neuf planches : cartes, plans de construction, documents figurés et maquettes. — Glossaire. — Chronologie.