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École des chartes » thèses » 2000

Les Mirabilia descripta de Jordan Catala : une image de l’Orient au xive siècle


Introduction

Certaines époques ont été plus propices que d’autres aux rencontres et aux échanges entre l’Asie et l’Europe ; les XIII e et xive  siècles en font partie. En l’espace d’environ cent cinquante ans, quelques voyageurs isolés, ou en petits groupes, marchands ou missionnaires, s’élancent à la découverte de l’Est inconnu, à la recherche de ces merveilles et ces richesses dont ils ont entendu parler. Jordan Catala de Sévérac fait partie de ces voyageurs-explorateurs, de ces missionnaires envoyés par une papauté soucieuse de répondre à son devoir d’évangélisation du monde.

Lié à des circonstances particulières et malheureuses, le martyre de ses quatre compagnons, son séjour en Inde fait de lui le premier missionnaire occidental de ce sous-continent, à une époque où ses contemporains s’intéressent plutôt à la Chine. Il devient aussi le premier évêque latin de l’Inde, en obtenant la création, en sa faveur, par Jean XXII de l’évêché de Quilon. C’est lors de ce séjour auprès de la cour pontificale qu’il rédige ses Mirabilia descripta, où il expose toutes les merveilles qu’il a découvertes en Orient. Ce texte relativement court n’en renferme pas moins quantité de notations précises sur la faune, la flore, les mœurs des Indiens, etc. Le titre donné à son récit invite à étudier plus particulièrement la question des merveilles du monde et leur vogue au Moyen Age.


Sources

La principale source de cette étude est constituée par le manuscrit du texte des Mirabilia descripta, dont il est donné une édition complète et une traduction en français. Le manuscrit, aujourd’hui conservé à la British Library, à Londres (ms. Additional 19513), est unique. Il s’agit d’un recueil de textes présentant un intérêt géographique et dont les différentes pièces, sept au total, ont été copiées dans un même environnement, le sud-est de la France, et à un même moment, vers 1330-1340.

Jordan Catala a également laissé une lettre envoyée le 12 octobre 1321 du golfe de Cambaye, en Inde, éditée en annexe d’après deux manuscrits (Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 5006 ; Londres, Br. Libr., Cotton Nero A IX) et d’après l’édition donnée par G. Golubovich d’un troisième manuscrit (Assise, ms. 431). Afin de dresser le tableau le plus complet possible de l’activité de ce missionnaire, ont été aussi consultées les sources pontificales éditées. Enfin, le texte de Jordan a été confronté aux récits d’autres voyageurs contemporains, afin notamment de déterminer son éventuelle originalité.


Première partie
Présentation


Chapitre premier
Les missions et les voyages en Orient aux xiiie ­XIVe  siècles

Depuis le xiiie  siècle, à la suite des conquêtes mongoles, plusieurs hommes se sont en effet lancés à la découverte de l’Orient, qu’ils soient missionnaires, diplomates et/ou marchands. Tous sillonnent les mêmes routes, voyageant souvent ensemble et rencontrant les mêmes difficultés, comme par exemple celles liées à la langue. En ce qui concerne les missions en particulier, le xive  siècle voit la mise en place de structures qui serviront de cadre à l’activité de Jordan Catala : la Société  des Frères Pérégrinants et le réseau des évêchés orientaux. Les missionnaires et les récits que certains ont faits de leurs voyages jouent un rôle important dans la connaissance de l’Orient en Occident, ainsi que dans la persistance de l’idéal de croisade, relayé par la papauté.

Chapitre II
Jordan Catala de Sévérac

Les étapes de la vie de ce missionnaire restent mal connues, et lui-même nous en fait très peu part. Il est originaire d’une famille de notaires de Sévérac-le--Château (Aveyron). On ne connaît ni la date de son entrée chez les Dominicains, qui a dû probablement intervenir entre 1300 et 1310, ni son couvent d’accueil. Les connaissances que l’on peut avoir par ailleurs sur l’organisation de l’ordre dominicain, et en particulier sur le déroulement des études, permettent toutefois de dresser le parcours probable de Jordan Catala, de son entrée dans l’ordre à son départ pour l’Orient.

Il a dû partir pour la Perse, où il séjourne au couvent dominicain de Tabriz avant l’année 1320. Son séjour dans cette région dure quelques années, durant lesquelles i] apprend le persan et se forme à l’activité apostolique. Le martyre de ses quatre compagnons franciscains, avec lesquels il se dirigeait vers la Chine, en avril 132I, le laisse seul en Inde, où il prend à cœur de se consacrer à la prédication et à l’organisation d’une véritable mission.

C’est dans ce but qu’il revient à Avignon, vers 1328-1329. Il obtient de Jean XXII la création d’un évêché dans le sud de l’Inde, où il juge les perspectives missionnaires prometteuses. Son rôle dans la rédaction des actes qu’occasionne cette création et, de fait, dans la connaissance de l’Inde par la chancellerie pontificale, est indéniable. Le plus probable est qu’il soit ensuite reparti pour l’Orient, mais sa trace se perd alors complètement. Le devenir de l’évêché missionnaire de Quilon demeure tout aussi mystérieux.

Chapitre III
Les textes laissés par Jordan Catala

Jordan Catala décrit tout ce qui l’a émerveillé en Inde, et ailleurs en Orient, dans un texte qui ne nous est parvenu qu’à travers un manuscrit unique : les Mirabilia descripta. Davantage qu’un récit de voyage ou qu’un rapport de mission au pape, il s’agit d’un recueil de mirabilia, dans la lignée d’une longue tradition littéraire. S’il paraît possible de dater la rédaction de ces Mirabilia descripta de 1329

ou des toutes premières années de la décennie 1330, le manuscrit qui les transmet semble avoir été copié peu de temps après. Il s’agit d’un recueil de sept pièces de nature géographique copiées par des mains différentes, mais ayant la même décoration : le manuscrit a sans doute été composé dans ces mêmes années 1330-1340 pour un commanditaire unique. Le parcours de ce recueil reste obscur jusqu’au début du xixe  siècle, lorsqu’il entre en possession du baron Walckenaer. Toutefois, il est certain que le texte fut lu, lors des deux siècles qui suivent sa copie, par au moins quatre lecteurs, qui ont laissé des annotations marginales intéressantes à examiner.

Jordan Catala écrit surtout ce qu’il a pu observer personnellement. Toutefois, lorsqu’il donne des renseignements sur des régions qu’il n’a pas visitées, se pose la question de ses sources d’information. Il faut sans doute croire, comme il le laisse entendre, qu’il a recueilli la majorité de ces renseignements par oral. Par ailleurs, certaines des merveilles qu’il rapporte paraissent plutôt provenir de souvenirs de lectures d’auteurs tels que Solin ou Isidore de Séville, ou encore de la lettre du Prêtre Jean. Son évocation de l’empire mongol donne à penser qu’il a lu, quoique assez distraitement, le récit de Marco Polo, mais il ne s’agit pas de sa seule source. On ne peut en aucun cas déterminer une source unique pour tout ce qui se rapporte aux pays dans lesquels il ne s’est pas rendu.

Les Mirabilia sont écrites dans un latin simple, proche de l’oral, où l’on rencontre quelques mots d’occitan, de français et d’italien. Le texte est construit selon un découpage géographique : chaque chapitre est consacré à une région du monde, et à l’intérieur de chacun d’eux, le récit développe des thèmes touchant surtout à la faune, la flore et les mœurs locales. Le « je » est rarement présent pour mettre en scène le narrateur, mais plutôt afin d’authentifier les informations rapportées. La forme du récit est plutôt impersonnelle.

La tradition attribue à Jordan Catala l’envoi de deux lettres d’Inde, en plus de celles dont se serait servi un autre missionnaire, François Cinquini de Pisé, pour composer le récit du martyre de Thana. Or, si la première lettre, datée du 12 octobre 1321, est bien authentique, la tradition de la seconde pose de grands problèmes. Malgré la complexité des relais de transmission, il paraît vraisemblable que Jordan ne nous ait laissé qu’une seule lettre, qui a pu être remaniée ou interpolée à partir d’informations transmises par des marchands génois.


Seconde partie
Commentaire


Chapitre premier
L’image du monde de Jordan Catala

Sans en avoir visité l’intégralité, Jordan Catala s’attache à évoquer une très grande partie du monde connu à son époque, de l’Italie à la Chine et à l’Indonésie, sans oublier l’Afrique. Ce qu’il écrit, même très brièvement, sur chacune de ces régions, permet de dégager ses conceptions géographiques. L’Inde, ou plutôt les trois Indes, selon un schéma traditionnel, tiennent la plus grande part du récit.. Jordan est en avance sur son temps sur certains points, par exemple en situant l’Ethiopie en Afrique et en identifiant le Prêtre Jean avec le souverain éthiopien. Mais il se montre aussi conservateur, en imaginant un océan Indien fermé dans sa partie méridionale par une troisième Inde qui se prolongerait loin vers l’est et renfermerait le paradis terrestre.

A l’inverse de la plupart des autres voyageurs médiévaux, il s’est peu intéressé aux villes orientales et à leur fourmilière humaine. En revanche, il décrit une nature toute de couleurs vives.

Chapitre II
Légendes et merveilles dans les Mirabilia descripta

Comme leur titre l’indique, les Mirabilia descripta s’insèrent dans toute une tradition littéraire de recueils de merveilles, développée en Europe depuis l’Antiquité gréco-latine. Du reste, ce texte n’est pas exempt de certaines de ces merveilles traditionnellement appliquées à un Orient fabuleux, comme les Amazones, les hommes à tête de chien, les griffons, ou encore les licornes. Mais, bien souvent, Jordan Catala semble s’intéresser assez peu à ces merveilles, qu’il nous rapporte brièvement et qu’il relègue dans les confins d’une Ethiopie et d’une troisième Inde mystérieuses, tout en marquant son scepticisme. Certaines merveilles sont même complètement absentes de son récit, comme la figure d’Alexandre le Grand. D’autres sont réactualisées et rationalisées : Jordan les livre à partir d’informations qu’il a réellement pu recueillir en Orient ou de ses propres observations.

En fait, les merveilles de l’Orient résident avant tout pour lui dans les phénomènes qu’il a pu observer personnellement en Inde et qui sont bien réels : les animaux, les plantes, les peuples et leurs coutumes.

Chapitre III
Un observateur attentif

En tant que missionnaire, Jordan s’est, bien entendu, penché sur les pratiques religieuses des peuples qu’il a rencontrés. Il nous parle très peu des chrétiens orientaux, avec lesquels ses contacts ont cependant dû être importants, et préfère nous décrire les pratiques des hindous et des Parsis. Il ne juge jamais ces rites et se montre un observateur attentif et distancié. Ses descriptions de cérémonies religieuses ou funéraires sont très vivantes et permettent de saisir ce qui est au centre de ses préoccupations et de sa curiosité : l’homme.

Il en est de même lorsqu’il observe les mœurs de façon générale, les pratiques alimentaires et les ressources dont les Orientaux disposent, tant en eau, qu’en nourriture et en animaux domestiques. Il nous décrit de façon très précise un grand nombre de plantes et d’animaux indiens et ne cache pas son émerveillement devant l’éléphant.


Troisième partie
Edition, traduction glossaire


Le caractère unique du manuscrit conduit à en respecter le plus possible les leçons et à ne les modifier que lorsqu’elles entravent une lecture facile et immédiatement compréhensible. Les sources qui ont pu être identifiées sont indiquées en note, ainsi que les passages communs à d’autres textes médiévaux, qu’il s’agisse d’ouvrages de nature encyclopédique ou d’autres récits de voyage.

La traduction tient à conserver la fraîcheur et la simplicité de la langue utilisée par Jordan Catala ; elle conserve aussi les répétitions et les lourdeurs présentes dans le texte latin.

Le glossaire retient les mots difficiles présents dans le récit de Jordan Catala, les mots empruntés à l’occitan, au français ou à l’italien, de même que les divers mots orientaux, indiens ou persans. Il est complété par un index des noms de lieux et de personnes.


Conclusion

Cette étude a l’ambition d’avoir fait un tour relativement complet du « dossier » Jordan Catala, en revenant tout autant sur son œuvre écrite, les Mirabilia descripta et ses lettres, que sur tout ce que l’on sait de lui par ailleurs. Les détails de sa vie et l’histoire du manuscrit de son texte demeurent mal connus et devraient le rester encore longtemps. Il n’en reste pas moins vrai que Jordan est sans conteste un personnage majeur dans l’histoire des missions et de la connaissance du monde : son apport est essentiel pour tout ce qui concerne l’Inde. La discrétion dont il fait preuve dans son récit ne doit pas amener à diminuer sa personnalité, ni son action. Sa volonté de bâtir une mission indienne et l’énergie déployée, tant sur place qu’auprès du pape, pour y parvenir témoignent, si besoin était, des qualités de caractère de l’homme.

Les Mirabilia descripta présentent de nombreuses analogies avec les récits d’autres voyageurs, mais elles s’en distinguent aussi sur plusieurs points, à commencer par le grand intérêt porté par Jordan aux animaux et aux plantes, et, au contraire, son désintérêt pour les villes. Tout en étant celles de son temps, ses conceptions géographiques s’en détachent aussi pour proposer de nouvelles localisations. Le texte de Jordan Catala est un bon exemple des liens qui peuvent exister entre les ouvrages encyclopédiques sur les merveilles du monde au Moyen Age et les récits de voyage. Se situant dans la lignée des recueils de mirabilia, Jordan ne prétend pas rejeter les merveilles, mais cherche au contraire à les intégrer dans une réalité elle-même merveilleuse ; il fait preuve ainsi d’une curiosité et d’une capacité d’émerveillement remarquables.


Annexes

Edition de la lettre de Jordan Catala du 12 octobre 1321. ­ Textes comparés de la première et de la seconde lettre attribuées à Jordan Catala. ­ Edition du récit du martyre de Thana par le custode Bartholomée de Tabriz. ­ Notices codicologiques des manuscrits. ­ Répertoire et description des différentes mains de lecteurs. ­ Plan thématique des Mirabilia descripta. ­ Le martyre de Jordan Catala selon Giffre de Réchac. ­ Liste des documents diplomatiques concernant Jordan Catala.


Cartes

L’Asie politique dans les années 1330-1335. ­ Itinéraire de Jordan Catala. ­ Itinéraire détaillé de la Grèce à Ormuz. ­ Le monde dans les Mirabilia descripta. ­ L’image du monde de Jordan Catala.