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École des chartes » thèses » 2000

La parole aux albigeois : le procès de Bernard de Castanet, évêque d’Albi (1307-1308)

Introduction historique et édition.


Introduction

Les Archives vaticanes conservent dans la série des Collectoriae les actes d’une enquête criminelle menée à Albi contre l’évêque Bernard de Castanet, de l’automne 1307 au printemps 1308. Depuis sa découverte par l’historien de l’Albigeois Louis de Lacger, dans les années 1920, ce registre n’a été exploité que de manière ponctuelle. Source foisonnante pour l’histoire de la société languedocienne à la fin du xiiie et au début du xive  siècle, ce document éclaire avant tout un épisode important et méconnu dans l’histoire de la lutte des villes languedociennes contre les inquisiteurs, que le recours à l’abondante documentation de l’histoire municipale et inquisitoriale d’Albi permet, par ailleurs, de replacer dans le long et profond conflit entre Bernard de Castanet et l’élite dirigeante albigeoise.


Sources

Outre le registre 404 des Collectoriae, de nombreux documents annexes ont été exploités, qu’ils soient édités (lettres pontificales, statuts synodaux d’Albi, procès d’Inquisition d’Albi en 1299-1300, procès de Bernard Délicieux, pièces relatives à la mission des cardinaux envoyés en 1306 visiter les prisons inquisitoriales du Languedoc) ou conservés aux Archives vaticanes (fonds des Regesta Vaticana, des Regesta Avinionensia et des Instrumenta miscellanea), aux archives départementales du Tarn (fonds communaux des villes d’Albi et de Cordes) et du Cher (cartulaires de l’archevêché de Bourges G1 et G2) ou à la Bibliothèque nationale de France (procès d’Inquisition d’Albi en 1286-1287 et pièces copiées dans la Collection Doat).


Première partie
Introduction historique


Chapitre premier
Hérésie, absolutisme épiscopal et mouvement anti-inquisitorial à Albi (1277-1306) : le contexte du procès

Un grand commis de la papauté triomphante : Bernard de Castanet  — Juriste, professeur de droit civil, Bernard de Castanet servit la papauté pendant sa décennie triomphante, celle qui allait conduire au concile de Lyon II (1274). Originaire de Montpellier, où il fit ses études et où la licence lui fut décernée par Gui Foucois entre 1261 et 1263, il accéda aux fonctions de chapelain du pape et d’auditeur des causes du Sacré-Palais en 1266. Au vu des missions qui lui furent confiées à cette époque, il apparaît comme un serviteur de confiance des papes.

Trente ans de conflit multiforme  — La nomination de Bernard de Castanet au siège d’Albi, le 7 mars 1276, participait à l’évidence d’une volonté pontificale de redressement de l’autorité de l’Eglise dans un diocèse où elle apparaissait alors très mal en point après cinq ans de vacance. La seigneurie temporelle sur la ville, détenue par l’évêque, se trouvait sans maître, exposée aux progrès de l’autonomie municipale et de la juridiction royale. Les procès menés dans le diocèse, à partir de 1274, par les inquisiteurs Ranulphe de Plassac et Pons de Parnac, attestaient par ailleurs de la prospérité de l’hérésie. En consacrant de ses mains un évêque d’Albi étranger au diocèse, fidèle serviteur de la papauté, en lui imposant de surcroît des visites ad limina tous les deux ans, Innocent V confiait à Bernard de Castanet une mission de reprise en main au nom de la souveraineté pontificale.

L’épiscopat fut un long combat, bien connu grâce aux études de Jean-Louis Biget, pour l’application d’un projet pastoral dont les grandes lignes se trouvèrent d’emblée définies. Au lendemain de son arrivée dans la ville, Bernard de Castanet annonçait la construction d’une nouvelle cathédrale, dont l’architecture militaire et militante allait proclamer le renouveau et la puissance du magistère ecclésiastique. Relançant immédiatement un vieux projet de sécularisation du chapitre, il obtenait quelques jours plus tard la rédaction anticipée de nouveaux statuts, qui prévoyaient de laisser à l’évêque tous les pouvoirs dans le choix des chanoines et l’administration du temporel canonial. Les immenses besoins financiers suscités par le chantier de Sainte-Cécile, encore alourdis par les importantes constructions entreprises dans le palais épiscopal, s’accordèrent avec une politique vigoureuse de reconquête des biens de l’Eglise détenus par les laïcs et avec l’imposition systématique de la prééminence épiscopale dans une gestion rigoureuse et rationalisée du temporel diocésain. Au début du xive  siècle, l’évêché d’Albi était devenu l’un des plus riches de France.

Le maintien des institutions municipales dans la soumission passa par une lutte pied à pied contre les prétentions de l’élite urbaine. Bernard de Castanet enraya l’essor d’un notariat autonome, interdit la réglementation des métiers ou la libre répartition de l’impôt par les consuls, contesta le droit de l’université à disposer d’une maison commune et tenta même, à l’occasion, de restreindre les libertés acquises sous son prédécesseur. En favorisant les empiétements d’une juridiction royale conquérante par des appels systématiques contre les jugements de la cour séculière, l’oligarchie parvenait cependant à mettre en œuvre une stratégie particulièrement dangereuse pour le pouvoir épiscopal. L’histoire de l’épiscopat est aussi celle des progrès continus de la justice du roi dans une ville qui lui échappait presque totalement avant la vacance du siège.

Unité du pouvoir et unité de la foi se confondirent rapidement pour faire l’objet d’un même combat. Investi par Pierre de Tarentaise, Bernard de Castanet entretenait des relations privilégiées avec l’ordre voué à la lutte contre l’hérésie. Son avènement avait coïncidé avec l’installation des Prêcheurs en 1276 et il accueillait à Albi, en septembre 1285, l’inquisiteur de Carcassonne Jean Galand, menacé dans sa ville par un complot, pour juger les coupables, à ses côtés, avec le titre de vice-gérant de l’Inquisition. Il obtint probablement à cette occasion des renseignements sur l’hérésie dans son diocèse. Au mois de janvier suivant, il ouvrait un long procès d’Inquisition qui lui permettait de recueillir, auprès d’une dizaine d’accusés, plus de quatre cent dénonciations. La moitié des personnes compromises étaient des habitants d’Albi, dont la quasi-totalité appartenaient aux couches dirigeantes de la société urbaine. Déviance religieuse et opposition politique pouvaient être identifiées comme les deux visages du même ennemi. Contre une oligarchie d’autant plus déterminée à lutter contre son pouvoir, Bernard de Castanet disposait désormais d’un atout redoutable. Il en usa pleinement au moment où les Albigeois le menacèrent d’un coup fatal. A partir de 1297 et pendant plus de deux ans, l’évêque fut confronté, sans pouvoir y mettre un terme, à un procès mené par les bourgeois devant les tribunaux royaux pour neutraliser sa juridiction seigneuriale au profit du roi. La réaction fut brutale : de décembre 1299 à mars 1300, l’Inquisition frappait la tête de l’opposition urbaine : vingt-cinq Albigeois, issus des familles les plus influentes et comptant parmi les opposants les plus actifs, étaient condamnés au mur perpétuel pour crime d’hérésie. Le conflit prenait alors une intensité nouvelle. Les Albigeois les plus déterminés entraient en lutte ouverte contre l’Inquisition.

Bernard Délicieux et les Albigeois : le recours au roi  — Alliés aux représentants des autres villes languedociennes en lutte contre l’Inquisition, les opposants à Bernard de Castanet s’engagèrent de 1301 à 1305 dans une étonnante épopée politique, qui s’acheva par une déroute et une dérive. Au cours de leurs premières démarches auprès des réformateurs royaux envoyés en Languedoc au printemps 1301, les Albigeois s’étaient trouvé un meneur intrépide et charismatique en la personne de Bernard Délicieux. Ils obtinrent d’abord des succès enthousiasmants en tirant le meilleur parti de la politique religieuse de Philippe le Bel, dont l’objectif majeur était alors la soumission de l’Eglise gallicane. Confrontés aux inquisiteurs à Senlis (automne 1301), trois représentants des Albigeois purent parler au roi pour soutenir l’argumentaire du mouvement, développé avec passion par Bernard Délicieux : l’hérésie n’existait plus en Languedoc ; les accusés récemment condamnés n’étaient pas coupables, mais victimes des abus systématiques de l’Inquisition dominicaine, dont le seul but était de s’enrichir et dominer le pays au détriment de la juridiction royale au risque de provoquer des soulèvements populaires par leurs injustices. Le plaidoyer du frère mineur emporta la conviction du roi.

Le mouvement anti-inquisitorial connut alors deux années très favorables. Philippe le Bel exigea le renvoi de l’inquisiteur Foulques de Saint-Georges et imposa la surveillance de ses officiers sur les activités de l’Inquisition. Il contraignit Bernard de Castanet à se soumettre à une enquête des réformateurs, lui infligea une énorme amende et plaça son temporel sous séquestre. Malmené au cours d’une émeute après son audition, l’évêque déserta bientôt sa ville. Albi demeurait en état de semi-insurrection, les Prêcheurs étant soumis aux vexations populaires. A Carcassonne, en août 1303, de nombreux Albigeois prirent part à une émeute dirigée par Bernard Délicieux et obtinrent le transfert des emmurés de l’Inquisition vers les prisons royales.

Il n’y avait là qu’un demi-succès dont les limites marquaient bien l’étroitesse de l’espace politique laissé au mouvement. Satisfait du contrôle instauré sur l’Inquisition, peu soucieux de paraître défendre des hérétiques, irrité et méfiant devant la pression populaire auquel il fut soumis lors de son voyage à Toulouse à la Noël 1303, Philippe le Bel n’accorda rien de plus. L’état des pouvoirs ne laissait aux contestataires qu’une alternative entre résignation et radicalisation. Les édiles d’Albi ne furent que très brièvement tentés par l’effraction du cadre politique légitime dans laquelle s’engagèrent alors Bernard Délicieux et les consuls de Carcassonne. L’effroi retint finalement les Albigeois d’adhérer à un complot contre le roi pour offrir le pouvoir en Languedoc au fils du roi de Majorque.

Les recours au pape  — Alors qu’ils n’avaient plus rien à espérer du roi, l’avènement d’un pape dont le souci de conciliation tranchait avec la politique de ses prédécesseurs offrit aux adversaires de l’Inquisition la possibilité d’un recours auprès de l’autre grand pouvoir. Au printemps 1306, l’appui de certains cardinaux et la bienveillance du pape gascon envers les méridionaux permettaient à des représentants d’Albi, de Carcassonne et de Cordes de développer à la Curie leurs accusations contre les inquisiteurs, réitérant les protestations de bonne catholicité pour l’ensemble du Languedoc déjà formulées devant le roi. Les cardinaux Bérenger Frédol et Pierre Taillefer de La Chapelle, envoyés inspecter les geôles de Carcassonne et d’Albi, ordonnèrent un meilleur traitement pour les emmurés et suspendirent les compétences inquisitoriales de Bernard de Castanet. Ils convoquèrent inquisiteurs et plaignants à Bordeaux afin qu’ils plaident leur cause auprès du Saint-Siège, le 25 juin suivant. La confrontation, si elle eut lieu, n’a pas laissé de trace répertoriée et ne déboucha sur aucun verdict. Le procès était encore pendant en 1309 et, selon toute évidence, ne trouva jamais de conclusion. Clément V se refusait aussi bien à désavouer l’Inquisition qu’à trancher en sa faveur.

Bernard de Castanet demeurait à Bordeaux auprès du pape pour défendre ses intérêts contre les influences adverses. Il restait néanmoins en contact étroit avec son vicaire général et dirigeait toujours un gouvernement qui n’allait pas sans heurts avec les Albigeois. Une trentaine de membres des familles dirigeantes restaient emmurés. Sous la forme développée devant le roi et le pape, les revendications des opposants n’avaient plus d’expression possible. Elles épousèrent alors de nouveaux contours, pour s’adapter à un autre cadre : celui de la juridiction pontificale sur les évêques. Dans les premiers mois de l’année 1307, le chanoine Bernard Astruc parvint à déclencher une enquête pontificale contre les abus de pouvoir du vicaire et de l’official d’Albi, qui aboutit à leur suspension par l’abbé de Gaillac. Vers la mi-avril, le même chanoine présenta à la Curie de terribles articles d’accusation contre la personne de l’évêque. Aucune mention n’y était faite des procès d’Inquisition ou des condamnés pour crime d’hérésie.

Chapitre II
Portrait de l’évêque en tyran : stratégies d’accusation

Dans un monde où le pouvoir souverain avait pour attribut premier l’exercice de la justice, les formes pacifiques de la dissension politique étaient presque exclusivement celles du contentieux judiciaire. Les cas sont très nombreux, tout au long du XIII e  siècle, où les procédures criminelles lancées par les papes contre des évêques correspondent en réalité à de graves différends politiques. L’étrangeté d’un univers où le désaccord politique est pensé sur le mode du crime tient au fait qu’il s’agit bien moins souvent de crimes directement politiques (trahison, lèse-majesté) que d’infractions à la législation ordinaire ­ en l’occurrence à la discipline des évêques. Dans la mesure où ils portaient profondément atteinte à l’ordre, ces crimes étaient facilement investis d’une charge politique.

Les chanoines albigeois rédigèrent des articles d’accusation soigneusement adaptés à la qualité du juge, prenant le droit canonique à rebours pour dépeindre les crimes de leur évêque. La liste des griefs est une interprétation de tous les aspects du gouvernement épiscopal dans le sens d’une criminalisation systématique. Mais la stratégie des dénonciateurs met surtout en jeu une sémiologie théologico-politique des accusations, dont le sens excède leur simple contenu criminel. Elles attaquent les fondements mêmes de l’autorité pastorale exercée par Bernard de Castanet.

Un rebelle au pape  — Seize griefs, dont la plupart évoquent des cas précis, dénoncent le rejet systématique des appels au Siège apostolique formulés par les clercs contre les décisions de la justice épiscopale. Bernard de Castanet s’efforçait de limiter les recours au pape, seul moyen pour le clergé de s’opposer à son gouvernement impérieux. Mais les articles d’accusation assimilent cette politique à une rébellion, dénonçant un mépris de la juridiction pontificale valant sécession proclamée.

L’administration rigoureuse du temporel ecclésiastique est renvoyée à une cupidité personnelle. Simoniaque, l’évêque s’enrichit « par le vol et la rapine » au détriment du culte et des biens de l’Eglise. Les excès et l’iniquité de sa justice temporelle en font aussi un « dilapidateur des biens et des droits de l’Eglise », puisque le rejet des appels légitimes à l’archevêque de Bourges, auquel l’évêque d’Albi doit hommage, aboutissent aux progrès de la juridiction royale, vers laquelle se tournent les justiciables au préjudice de la seigneurie ecclésiastique.

Intimidation, meurtre et cruauté  — Servi par un entourage dévoué à des pratiques mafieuses, Bernard de Castanet gouverne par la terreur et l’assassinat. Il manifeste un goût prononcé pour les châtiments sanglants, s’immisçant illégalement dans les décisions de la cour temporelle pour aggraver les sentences. Plus encore que la cruauté exercée à l’envi sur les corps de ses sujets, le fréquent recours à l’empoisonnement pour éliminer les chanoines qui s’opposent à lui caractérise l’exercice du pouvoir le plus absolu.

Viol du for interne et sexualité débridée  — Par des « sentences indiscrètes et insensées », Bernard de Castanet a très étroitement réglementé le modum carnalis copule dans son diocèse et frappe d’excommunication ipso facto tous ceux qui l’excéderaient. Cette sévérité s’accompagne du désir de connaître personnellement tous les péchés de chair commis par ses sujets.

Cette attention excessive à la sexualité des sujets ne viole pas seulement le secret de la confession. L’excommunication de tous ceux qui transgressent le modum debitum va à l’encontre du droit canonique, qui laisse au seul jugement de Dieu les péchés restés occultes. La volonté de connaître intégralement de la sexualité des individus vise au contrôle sur la part la plus intime de leur vie, c’est-à-dire à l’imposition d’une obéissance totale.

Dans l’économie générale des accusations, ces griefs ne paraissent pas sans liens avec la dénonciation de l’incontinence personnelle de Bernard de Castanet. Six articles l’accusent d’avoir régulièrement forniqué avec plusieurs jeunes femmes. Cet évêque si soucieux de connaître, de réglementer et de réprimer les comportements intimes de ses sujets s’adonne lui-même a une sexualité effrénée. Les accusations de ce type contre les prélats devinrent presque banales à la fin du Moyen Age. Elles ont ici une dimension radicalement subversive, car elles sapent la légitimité pastorale du pouvoir de l’évêque : lui-même ne se considère pas astreint aux lois de la société chrétienne. S’il les fait observer avec tant d’intransigeance, ce n’est donc pas pour guider son peuple vers le salut, mais pour imposer dans le monde d’ici-bas sa toute-puissance personnelle. Celle-ci s’exprime pleinement dans une sexualité débridée, dont les déchaînements vont jusqu’au meurtre. L’évêque aurait fait assassiner certaines de ses concubines.

Un réquisitoire sous-tendu par l’hérésie  — L’incurie pastorale de Bernard de Castanet, qui est également dénoncée dans les articles d’accusation, prend dès lors un sens particulier. Au-delà d’une négligence coupable signalée au pape, elle suggère une indifférence à la célébration du culte qui met peut-être en question l’authenticité de sa foi. Un autre grief laisse entendre que l’évêque est irréligieux, en l’accusant d’avoir refusé toute liturgie pour ses frères défunts et d’avoir prohibé les suffrages des fidèles à leur intention. Les excès du pouvoir sacerdotal semblent donc aller de pair avec l’oubli de Dieu.

A l’état diffus, les thèmes structurels de la dissidence des bonshommes, des spirituels et des béguins paraissent bien sous-tendre les accusations. Les articles dénoncent une sécession à l’égard du pape, qui s’accompagne d’une sécession, suggérée, à l’égard de Dieu. Mais ce réquisitoire, prétendument voué à la défense de l’Eglise, semble aussi obéir à une logique latente bien différente. Derrière la dénonciation de gravissimes infractions à la législation canonique se devine paradoxalement, en filigrane, une profonde remise en cause de la légitimité du magistère de l’Eglise terrestre, incarné à Albi sous sa forme la plus rigoureuse par Bernard de Castanet.

Chapitre III
« Causa inquisitionis contra episcopum » : les enjeux juridiques de l’enquête d’Albi

La « fama », moteur de la procédure inquisitoire  — Instituée par Innocent III au concile de Latran IV (canon Qualiter et quando) et réglementée au premier titre du Livre V des Décrétales, la procédure inquisitoire donnait au pouvoir souverain une puissance d’intervention dans la vie sociale inconnue jusqu’alors. Permettant au juge de s’auto-saisir sans qu’un accusateur doive s’engager dans la cause et risquer la peine du talion en cas d’échec, elle conférait à l’officium souverain les facultés d’un ministère public. L’existence de la fama du crime, rumeur publique constatée par le juge, spontanément ou sur dénonciation, autorisait l’ouverture du procès. Cette nouveauté créa les moyens d’une répression efficace de l’hérésie et accrut considérablement l’autorité des évêques dans leurs diocèses, mais elle renforça aussi la juridiction pontificale sur les prélats.

C’est en utilisant à leur avantage les conditions de l’introduction d’instance propres à la procédure inquisitoire que les dénonciateurs albigeois parvinrent à engager l’officium pontifical dans un procès contre Bernard de Castanet, sur des accusations qui pouvaient pourtant apparaître bien outrancières. Mais la procédure n’aurait pu être poussée aussi loin si les chanoines de Sainte-Cécile n’avait pas rencontré à la Curie, lors de l’introduction d’instance, une bienveillance certaine.

Reconstitution de la procédure  — La validité de la famaétait laissée à la libre appréciation du juge. Lorsqu’elle était signalée par des dénonciateurs, elle pouvait, en cas de doute, être vérifiée par une procédure préliminaire de probatio infamie, qui ne portait pas sur les faits invoqués, mais permettait, le cas échéant, de lancer dans un deuxième temps une enquête sur le fond. Recevant les plaintes des chanoines d’Albi, Clément V choisit de confier une enquête préalable au cardinal Bérenger Frédol, l’un des principaux protecteurs de Bernard Délicieux. Le succès des Albigeois est lié aux luttes d’influences, encore mal connues, au sein de la Curie.

La fama devait être attestée par des témoins boni et graves, non suspects d’être des ennemis de l’accusé. L’instruction fut menée selon une procédure sommaire, ordo abbreviatus qui se déroulait oralement et autorisait à rejeter comme dilatoires les exceptions opposées par la partie en cause, restreignant ainsi le caractère contradictoire des débats.

Bérenger Frédol ayant déclaré frivoles les appels de l’évêque, qui contestaient sans aucun doute la neutralité des témoins, et reconnu l’authenticité de la diffamatio, un procès inquisitoire proprement dit, inquisitionis negocium, pouvait alors commencer. Bernard de Castanet était désormais en état de reatus et devait, conformément au droit canonique, être suspendu de son office. Le 31 juillet 1307, Clément V nomma un vicaire pontifical pour le remplacer dans l’administration de son diocèse. La veille, le pape avait donné mandement à trois commissaires, Arnaud Nouvel, Bernard de la Tour et Bérenger d’Olargues, respectivement abbés de Fontfroide, de Saint-Papoul et chapelain du pape, d’aller enquêter à Albi sur la vérité des crimes.

« Inquirendo veritatem » : l’enquête principale  — II y avait déjà là une importante victoire pour les Albigeois, la plus grande jamais remportée contre leur évêque. Ils avaient non seulement obtenu la suspense de Bernard de Castanet, mais également réussi, en mobilisant l’officium contre lui, à faire prendre en charge les poursuites par la puissance pontificale dans un procès inquisitoire en bonne et due forme. Dans la procédure inquisitoire, c’est en effet le juge qui travaille à faire la preuve des accusations. Aux termes du droit canonique, il ne prend pas pour autant la fonction d’accusateur, car il ne cherche qu’à établir la vérité des faits avec impartialité, et non à venir à bout d’un adversaire. Mais les dénonciateurs se retranchent derrière lui et n’ont pas la responsabilité juridique d’une accusation ; tout au plus risquent-ils les peines infligées aux calomniateurs, si l’enquête préalable révèle de mauvaises intentions de leur part.

Dans ses lettres de commission, Clément V fixait une durée d’audition de trois mois pour les témoins produits par les chanoines. Bernard de Castanet disposait ensuite de deux mois pour faire entendre des témoignages réprobatoires. Mais l’avantage était donné aux dénonciateurs, qui bénéficiaient encore d’un trimestre pour présenter de nouveaux témoins, s’ils souhaitaient récuser ceux de l’évêque. Les chanoines d’Albi n’eurent pas à se donner cette peine. Bernard de Castanet semble avoir choisi de ne répondre que par le mépris à leurs accusations. Aucune trace ne paraît subsister d’une audition de témoins en sa faveur.

Chapitre IV
« Fama denunciante » : la parole aux accusateurs

L’enquête n’avait pas encore commencé le 20 novembre 1307, lorsque Clément V renouvela son mandement du 30 juillet à deux des trois juges initialement désignés ­ Arnaud Nouvel étant entre temps devenu vice-chancelier de l’église Romaine. L’audition de cent quatorze témoins, dont les dépositions ne sont pas datées, était en cours pendant le Carême de 1308.

Les témoins : sociologie politique  — Les dénonciateurs ont produit quatre-vingt-deux témoins laïcs et trente-deux clercs. Parmi ces derniers figurent six moines, trois frères mineurs, trois clercs rattachés à la collégiale Saint-SaIvi, dont un seul chanoine, et douze représentants du clergé de la cathédrale, dont sept membres du chapitre. Les laïcs sont très majoritairement des marchands (trente-six) ou des artisans (vingt-neuf), qui représentent à eux seuls plus de la moitié (57 %) de l’ensemble des témoins. Le reste des déposants comprend six notaires, trois « laboureurs », quatre sergents royaux et trois nobles.

Une grande partie des clercs et la quasi-totalité des laïcs peuvent être rattachés, de près ou de loin, à l’oligarchie des cives et boni homines d’Albi (ou de Cordes pour trois d’entre eux) et certains ont pris part plus ou moins activement, au cours de la décennie précédente, aux démarches menées contre Bernard de Castanet et les inquisiteurs. La documentation inquisitoriale révèle d’autre part des liens étroits avec l’hérésie, souvent par l’intermédiaire de proches parents, pour vingt témoins. Mais beaucoup d’autres citent dans leurs déclarations des personnages répertoriés dans les registres de l’Inquisition.

Sans surprise, on constate donc la continuité entre les combats de l’oligarchie municipale, le mouvement anti-inquisitorial et le procès intenté contre Bernard de Castanet. Les acteurs, qui sont souvent les mêmes, appartiennent au groupe social en lutte pour la reconnaissance politique et tenté par l’hérésie.

Les règles du jeu et la voix des témoins  — La forme rigide des interrogatoires correspond aux règles juridiques de l’attestation. Le témoin prête d’abord serment. Après lecture de chaque article d’accusation, les enquêteurs lui demandent ce qu’il sait, pourquoi il le sait, la date des faits évoqués dans ses déclarations et les noms de ceux qui y ont assisté. Ils l’interrogent ensuite sur ce qu’il croit et lui demandent pour quelles raisons, l’invitant notamment à citer les sources du ouï-dire. Ils s’enquièrent finalement de la fama du crime : existe t-elle ou a t-elle existé, à quelle époque, en quels lieux et auprès de qui Ceux qui la relayent sont-ils des amis ou des ennemis de l’évêque Presque à chaque article, le témoin doit finalement donner sa définition de la fama comme mode de connaissance. On demande à certains si eux-mêmes sont, ou non, des ennemis de Bernard de Castanet.

Le texte des dépositions ne laisse presque rien discerner de l’attitude des enquêteurs. Les questions opérant des recoupements avec les déclarations des témoins précédents sont rares. Systématiques, les interventions pour demander au témoin ce qu’il sait et ne qu’il croit de la responsabilité personnelle de l’évêque dans les faits dénoncés laissent souvent entrevoir une volonté pédagogique de suggérer que les torts des serviteurs ne doivent pas être attribué à leur maître.

Dans les actes de l’enquête, la parole des témoins nous est parvenue doublement distordue. Les scribes ont rédigé les dépositions en latin à partir de leurs notes, prises pendant des interrogatoires en occitan. Par ailleurs, visant à livrer à la Curie un matériau directement utilisable pour la délibération pontificale, ces textes imposent très strictement aux discours des témoins les formes contraignantes de l’attestation judiciaire. Le contenu des dépositions est soigneusement ordonné entre ce qui relève du scire (connaissance directe), de l’audire dici ou du credere. Au cours des auditions, le rôle des enquêteurs consistait à soumettre à ces distinctions rigoureuses la parole des déposants. Il ne fait aucun doute que leurs déclarations ne s’y conformaient pas toujours spontanément et que beaucoup nous en échappe.

Reste que de nombreuses dépositions s’individualisent fortement, dans des tonalités variées et nuancées. Beaucoup de témoins bénéficient d’une expérience certaine des règles de l’attestation, fruit de leur engagement politique, et leurs déclarations révèlent une grande maîtrise de la hiérarchie des modes de connaissance imposée par les juges. Non seulement elles s’y adaptent (ce qui pourrait encore être attribué à la rédaction par les scribes), mais elles parviennent à en jouer efficacement. Le scire, trop rarement invocable pour les témoins, en raison du caractère excessif des accusations, et trop dangereux à endosser de façon mensongère, étant donnée la répression des faux témoignages, n’est pas le seul mode d’affirmation reconnu par le droit canonique. Bien au contraire, le système juridique de reconstruction de la vérité se fonde, parce que celle-ci ne peut apparaître directement, sur l’examen de l’audire dici, dont la valeur probante varie selon ses circonstances, son degré de récurrence et la dignité des sources. C’est en maniant avec habileté ces catégories, en alléguant la scientia d’éléments partiels, peu compromettants pour celui qui les affirme mais très suggestifs, en jouant surtout sur la gamme étendue des modalités de l’audire dici, qui va de l’information prétendument recueillie auprès d’un acteur des faits à la fama anonyme, que les témoins parviennent à faire recevoir les dépositions mettant le plus gravement en cause Bernard de Castanet.

Stratégies testimoniales  — Très rares sont les témoignages directs apportant des confirmations significatives aux accusations. La fama et les formes plus élaborées de l’audire dici ont une place largement dominante dans l’attestation. Quatre grands types de technique discursive sont mis en œuvre.

Le témoin peut déclarer avoir connaissance d’un fait qui s’est déroulé publiquement. Il confirme les appels au pape et les mauvais traitements, et concède ne rien « savoir » directement sur les éléments constitutifs du crime dénoncé dans l’article d’accusation. Mais il argumente ensuite longuement pour les prouver sous le régime de la croyance légitime, en invoquant un large éventail de motifs, qui inclut les diverses modalités du ouï-dire.

Une solution couramment retenue, notamment pour accréditer les meurtres et les tortures, consiste à citer des témoignages invérifiables, mais tenus de très bonnes sources et particulièrement circonstanciés.

Les témoins peuvent parfois sans danger s’engager personnellement, en affirmant par exemple avoir dû réitérer auprès de l’évêque la confession d’un péché occulte pour obtenir l’absolution. Les faits éloignés dans le temps, dont les protagonistes sont morts, se prêtent particulièrement bien à des attestations hardies.

La technique privilégiée par les plus féroces détracteurs de l’évêque, qui vaut les récits les plus hauts en couleurs, est celle du fragment suggestif. Elle consiste à citer un petit fait constaté directement, invérifiable, souvent fugace, qui ne constitue qu’un indice partiel, mais présenté d’une manière hautement compromettante pour l’évêque. L’engagement du témoin est ainsi réduit au minimum, pour un effet optimal. Les témoins les plus habiles se refusent ensuite à se prononcer sur le sens de ce qu’ils ont vu.

Ces différents procédés, qui sont le plus souvent combinés, se fondent à la fois sur les effets de vraisemblance ménagés par la narration, pour laquelle plusieurs témoins ont un vrai talent, et sur une exploitation des ambiguïtés du ouï-dire érigée en système. Outre ceux de personnages morts ou introuvables, les dépositions invoquent volontiers les témoignages de membres de l’oligarchie albigeoise, peu susceptibles de démentir et qui pourront d’ailleurs, interrogés, faire référence à d’autres sources orales. Une fois raconté par un seul, un fait peut à bon droit être allégué sur le mode de l’audire dici par plusieurs autres. De nombreuses historiettes réapparaissent, déformées, remaniées, de déposition en déposition. Pour les réponses aux articles d’accusation les plus audacieux, l’entente entre certains témoins est très probable.

Typologie sommaire des dépositions  — Les témoins livrent presque tous des déclarations hostiles à Bernard de Castanet, ce qui n’est guère surprenant, puisqu’ils ont été produits par les dénonciateurs. Mais devant les enquêteurs, après avoir prêté serment, beaucoup de témoins furent certainement moins téméraires que ne pouvaient l’espérer les dénonciateurs. Une minorité, clercs ou notaires pour la plupart, gardent une assez grande prudence, se contentant d’attester précisément les manquements pastoraux et les accusations de cupidité dans l’administration du temporel, ou d’évoquer les événements auxquels ils ont pu prendre une part marginale, sans tenter d’apporter des éléments déterminants pour établir la culpabilité de l’évêque. Ils préfèrent pour le reste se retrancher derrière la seule fama, citant rarement des sources, et ne déclarent presque jamais croire personnellement aux accusations d’homicide ou d’adultère.

Presque tous les marchands et la plupart des artisans, ainsi qu’une minorité de prêtres, adoptent en revanche une attitude très hostile à l’accusé. Beaucoup se contentent le plus souvent d’exprimer leur mauvaise opinion sans apporter de justifications susceptibles d’entretenir efficacement la suspicion. Mais une dizaine d’entre eux livrent des dépositions beaucoup plus élaborées et s’efforcent longuement, avec beaucoup d’habileté et souvent une rouerie évidente, d’accréditer les accusations les plus graves, notamment celles qui concernent la sexualité de l’évêque. Les personnalités de Raimond Baudier, Pierre de Castanet et Bernard Boc émergent particulièrement. Les deux premiers ont compté parmi les meneurs les plus influents dans le mouvement anti-inquisitorial. Le frère de Raimond était emmuré à Carcassonne depuis 1300 ; le père de Pierre était mort sous la torture dans la prison du palais épiscopal après son arrestation pour crime d’hérésie.

Epilogue
Un propos clémentin

Echec judiciaire, succès politique des dénonciateurs  — Dans leur ensemble, les témoignages pouvaient finalement, tout au plus, attester quelques excès et négligences pastorales, et mettre en lumière une administration du temporel parfois aux limites de la régularité. A la Curie, ce résultat dut paraître bien insuffisant pour condamner Bernard de Castanet. Son refus de présenter des témoins réprobatoires, qui revenait à contester la légitimité de la procédure, c’est-à-dire à remettre en cause la validité de l’infamia préalable, put paraître justifié après la lecture des dépositions, si manifestement partisanes, recueillies au cours de l’enquête principale.

Le 27 juillet 1308, Clément V annulait toute la procédure et rendait Bernard de Castanet à sa bonne  fama. Il n’y avait pas là un verdict disculpant l’évêque au terme de l’enquête. Cette décision était un acte de restitutio in integrum invalidant, à la demande de l’accusé, la première sentence qui l’avait déclaré en état de diffamatio. En droit, l’évêque se retrouvait dans la situation qui prévalait avant la sentence de Bérenger Frédol. Le procès n’avait pas trouvé d’issue. Les Albigeois n’en avaient pas pour autant échoué. Ils parvinrent malgré tout à leur objectif essentiel. Le 30 juillet. Clément V adressait à Bernard de Castanet des lettres dans lesquelles, après un préambule consacré à l’éloge de sa personne, il lui notifiait son déplacement au siège du Puy. Le règlement du conflit s’était donc fait en dehors du cadre judiciaire. A tous égards, la décision de Clément V apparaît très politique. Sans paraître donner raison aux Albigeois, elle sanctionnait implicitement un évêque bonifacien dont le gouvernement n’était plus en phase avec les orientations générales de la papauté, tournée vers le compromis avec les oppositions rencontrées par l’Eglise dans le royaume de France et soucieuse d’apaisement.

Dix ans après, la revanche de l’évêque : Jean XXII et la réaction inquisitoriale  — La politique de Clément V et la pastorale conciliante des ordres mendiants, en particulier des frères mineurs, portèrent leurs fruits à Albi dans les années suivantes. Dans un contexte de pacification religieuse, les élites urbaines rentraient dans l’orthodoxie. L’avènement de Jean XXII, en août 1316, marqua un renversement complet de la politique pontificale et sonna l’heure de la revanche pour les milieux contrariés par les choix de son prédécesseur, en particulier pour les inquisiteurs. Jacques Duèse, qui avait été chanoine de Sainte-Cécile et official de Carcassonne dans les années 1290, au temps de l’agitation menée par les défenseurs des hérétiques, entretenait depuis longtemps des liens d’amitié avec l’ancien évêque d’Albi. Dès le mois de décembre 1316, la promotion de Bernard de Castanet au titre de cardinal-évêque de Porto, ancienne dignité du nouveau pape, marquait le retour de fortune du vieux prélat, relégué au Puy, et annonçait une réaction inquisitoriale. Au cours des années 1320, l’Inquisition connut un retour d’activité et condamna une vingtaine d’Albigeois, dont sept avaient témoigné en 1308 contre leur évêque, pour des faits d’hérésie remontant à la fin du xiie et au début du xive  siècle.

En mai 1317, Bernard Délicieux était arrêté à Avignon. Les premiers articles d’accusation destinés à préparer son procès peuvent être attribués à Bernard de Castanet, qui mourut, sans doute presque octogénaire, le 13 août 1317 à Avignon. Le frère mineur fut condamné en décembre 1319 pour avoir, entre autres, fait obstacle à l’Inquisition en incitant les villes du Languedoc à la sédition. Nulle allusion ne fut faite, au cours du procès, à la dénonciation des crimes de l’évêque d’Albi auprès de Clément V. Une quinzaine d’anciens meneurs Albigeois furent présentés par l’inquisiteur Jean de Beaune aux juges du frère mineur et déposèrent longuement contre lui. Parmi eux figuraient cinq des témoins les plus virulents dans l’enquête de 1308, dont Raimond Baudier, Pierre de Castanet et Bernard Boc. Ces Albigeois avaient probablement été contraints de témoigner contre leur ancien mentor après le passage de Jean de Beaune à Albi, en mars 1319.

La conservation, dans les archives de la papauté avignonnaise, des dépositions recueillies par les commissaires de Clément V, qui diffamaient pourtant gravement un prélat revenu en grâce, pourrait s’expliquer par leur utilisation, selon une méthode inquisitoriale éprouvée, pour la mise en œuvre des mesures de rétorsion au début du pontificat de Jean XXII.


Conclusion

« Cum veritate vel falsitate... » : « Fama », politique et dissidence au début du XIVe siècle

L’un des articles d’accusation probablement rédigés par Bernard de Castanet contre Bernard Délicieux lui reproche d’avoir rejeté les objections de certains de ses compagnons devant les accusations mensongères qu’il proposait de lancer contre l’évêque d’Albi et les inquisiteurs. « Avec le vrai ou avec le faux », aurait expliqué le frère mineur pour venir à bout de leurs hésitations, l’important était pour eux d’obtenir la soustraction de l’Inquisition aux dominicains. On ne saurait mieux décrire la seule stratégie possible pour les dissidents dans une société où les pouvoirs souverains ne laissent, entre Dieu et Diable, vérité et erreur, orthodoxie et hérésie, aucun espace de vérité plurielle voué à la délibération élargie et au compromis, c’est-à-dire proprement politique. Dans le cadre judiciaire, à la faveur des difficultés rencontrées par les grands pouvoirs au début du xive  siècle, trouve à s’exprimer, comme en contrebande, dans les formes retorses d’un discours contraint à la diffamation, une parole politique contrariée.

La mauvaise fama de l’évêque était le mode d’expression des aspirations politiques de ses sujets. Constatant, comme le dit l’un des témoins, que « l’évêque était en général détesté dans tout le pays », Clément V préféra le transférer ailleurs. Dès lors que l’on laissait la voix publique s’exprimer, il devenait sans doute très difficile de n’en pas tenir compte. Mais le lancement de l’enquête releva d’une décision pleinement politique, et d’ailleurs juridiquement difficile à justifier, après la procédure préliminaire. Il ne fait guère de doute que la cause était presque entendue avant même l’enquête d’Albi. La personnalité et le gouvernement de Bernard de Castanet s’accordaient mal avec la politique française de Clément V. Si le pouvoir pontifical a laissé s’exprimer la parole des Albigeois, c’est probablement parce qu’elle venait puissamment appuyer, légitimer ses choix.

Comme tous les procès, celui de Bernard de Castanet fut bien un « théâtre de la légitimité » (J. Chiffoleau). Il s’y joua une pièce complexe, dont le pouvoir souverain ne fut pas seulement le metteur en scène, mais aussi, en définitive, l’auteur. La juridiction pontificale imposa le cadre et les règles, celles de la procédure inquisitoire. Mais le pape maîtrisa aussi pleinement l’intrigue et son issue.

A la même époque, les grands procès théologico-politiques menés au nom de Philippe le Bel permettent bien de constater que l’opinion publique relayée par la fama n’existait pas sans le pouvoir qui choisissait de la recueillir et qui, ce faisant, lui donnait des formes prescrites, mais pouvait aussi, au besoin, lui imposer des contenus. L’année même où Bernard de Castanet fut accusé des pires turpitudes par certains de ses sujets, les légistes royaux n’eurent aucun mal à faire attester une fama révélant que l’évêque de Troyes Guichard avait, entre autres crimes inouïs, prêté hommage au démon et empoisonné la reine Jeanne…


Édition

Le registre est long de 183 folios. L’édition n’a nécessité qu’un apparat critique réduit. Les graphies divergentes, parfois fluctuantes et à l’occasion fantaisistes, des deux scribes qui se sont partagé la copie, ont été respectées.

Les notes historiques présentent le plus souvent des informations biographiques, glanées dans l’ensemble de la documentation albigeoise, sur une partie des personnages évoqués au fil des témoignages. Les articles d’accusation font l’objet d’une annotation plus développée, rassemblant les données fournies par les témoignages et les documents extérieurs sur les personnages, faits et événements précis évoqués par les dénonciateurs.


Annexes

Aspects codicologiques, diplomatiques et archivistiques du document. ­ Notices biographiques des enquêteurs et des témoins. ­ Index des noms de personne, des noms de lieu et des notabilia. ­ Glossaire. ­ Edition de huit documents.