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École des chartes » thèses » 2001

Paul-Émile Victor, biographie d’un explorateur polaire (1907-1995)


Introduction

Les raisons militant en faveur d’une biographie de Paul-Emile Victor sont multiples. Désenchantées, les régions et les expéditions polaires peuvent accéder au statut d’objet d’histoire. L’activité autobiographique incessante de Paul-Emile Victor n’est pas un obstacle: elle fournit une base à la recherche et ses lacunes sont significatives: par exemple, Paul-Emile Victor n’est que rarement précis sur ses activités pendant la Seconde Guerre Mondiale. Enfin le fait que Victor soit mort récemment signifie aussi que ses proches et ses collaborateurs peuvent être interrogées et fournir des informations biographiques intéressantes.

Mais pourquoi faire la biographie de Paul-Emile Victor, plutôt que l’histoire des expéditions polaires françaises pendant la seconde moitié du xxe siècle D’une part, ces deux sujets se recouvrent largement: sans tomber dans l’excès, on peut en effet dire qu’objectivement, au sens où c’est son action qui a permis l’organisation de recherches scientifiques françaises dans les régions polaires, et culturellement Paul-Emile Victor incarne les expéditions polaires françaises. D’autre part, la vie de Paul-Emile Victor ne se résume pas à ses expéditions polaires: en témoigne la multiplicité de ses activités, au nombre desquelles on peut citer l’ethnographie, le scoutisme, l’écologie, l’écriture ou le dessin. Enfin il existe aussi une raison pratique: les archives personnelles de Victor sont mieux conservées, plus riches et plus facilement consultables que celles de l’institution qu’il a créée, les Expéditions Polaires Françaises (Missions Paul-Emile Victor).

Trois grandes séries de questions d’ordre biographique ordonnent cette recherche. Tout d’abord, qu’a apporté l’œuvre de Paul-Emile Victor Quelles sont ses grandes réalisations Dans quelle mesure étaient-elles nouvelles à l’époque où elles ont eu lieu Ensuite, puisqu’il s’agit de faire une biographie, quelle a été l’évolution, professionnelle et personnelle, de Paul-Emile Victor Quels sont les points de ruptures et de choix importants dans sa vie Comment a-t-il su s’adapter aux circonstances et aux situations nouvelles Enfin les questions d’«image» sont essentielles pour la biographie d’un explorateur médiatisé, et non médiatique. En quoi cette image construite correspond-elle à la réalité d’un caractère ou d’une œuvre Pour répondre à toutes ces questions, l’approche biographique choisie n’est réellement féconde que si elle est replacée dans des problématiques plus larges concernant l’histoire des explorations, des sciences, des techniques et des médias.


Sources

Parmi les différents fonds d’archives utilisés, on peut distinguer deux sources principales: le fonds Paul-Emile Victor conservé au Musée de l’Hommeet le fonds Paul-Emile Victor conservé aux Expéditions Polaires Françaises, dont un classement scientifique a été établi à l’occasion de cette thèse. Cette documentation a été complétée par la consultation des archives des Expéditions Polaires Françaises et des archives du Groupe Paul-Emile Victor pour la défense de l’homme et de l’environnement, des papiers personnels d’Eliane Victor et de fonds du Service historique de la marine.

Essayer de reconstituer la vie de Paul-Emile Victor à partir des seules sources d’archives, même si celles-ci sont très riches quantitativement et qualitativement, serait une erreur. Paul-Emile Victor ayant beaucoup publié et ayant fait l’objet de beaucoup de commentaires dans la presse de son époque, il ne faut pas négliger les sources imprimées, qui permettent d’étudier l’influence et la popularité qu’il a pu avoir. C’est aussi le cas des sources radiophoniques, audiovisuelles ou cinématographique. Enfin l’état des sources ne serait pas complet sans ce luxe qui est accordé aux seuls historiens de la période contemporaine : les sources orales.


Première partie
Itinéraires d’un ethnographe


Chapitre premier
Enfance et formation (1907-1933)

Né le 28 juin 1907 à Genève, Paul-Emile Victor aurait pu s’appeler Paul, Eugène Steinschneider: ce n’est en effet que le 10 juin 1907 que son père Erich Heinrich Victor Steinschneider obtient de la Lieutenance générale impériale et royale du Royaume de Bohême, dont il est originaire, l’autorisation de changer son nom en Eric Victor. Loin d’être de typiques bourgeois jurassiens, comme leur fils se plaît souvent à les décrire, les parents de Paul-Emile Victor sont des immigrés d’origine juive d’Europe centrale. Ils font partie de ces familles bourgeoises d’industriels qui ont essaimé l’Europe pour des raisons professionnelles. C’est à Saint-Claude que Paul-Emile Victor grandit, dans un milieu social favorisé. La Première Guerre Mondiale est pour lui une expérience traumatisante: en 1915, son père, du fait de sa nationalité autrichienne, est accusé d’espionnage par des rivaux industriels profitant de l’antigermanisme ambiant, et arrêté. Il est blanchi en 1916, mais une violente campagne de presse, qui transforme «l’affaire Victor» en une sorte «d’affaire Dreyfus sanclaudienne», et de réelles menaces pesant sur lui et sa famille l’obligent à déménager à Lons-le-Saunier, où il rouvre une usine en 1919.

Cet épisode traumatisant, refoulé toute sa vie durant, est peut-être l’un des explications du désir de voyage hors d’Europe qui saisit Paul-Emile Victor à l’adolescence. Ce désir s’accompagne chez lui, du fait d’une éducation très protectrice et très puritaine, d’une tendance à la solitude rêveuse, que vient toutefois contrebalancer le scoutisme. Les années de formation de Paul-Emile Victor (1919-1933) peuvent être lues à la lumière d’une dialectique entre ce désir de partir, de devenir explorateur, et son avenir tout tracé de bourgeois provincial appelé à reprendre l’usine paternelle. Après un baccalauréat «sciences et langues vivantes», il intègre l’Ecole Centrale de Lyon en 1925, connue à l’époque pour former des fils d’industriels. Mais il la quitte sans passer les examens terminaux pour intégrer la marine marchande en 1928, puis la Royale en 1929-1930 à l’occasion de son service militaire. Une certaine désillusion sur le statut de marin, née du décalage entre le personnage rêvé par Paul-Emile Victor, le marin de Conrad…, et la pratique routinière du métier de marin, le ramène en 1931 à Lons-le-Saunier: il entre à l’usine de son père. Il y passe deux ans, mais finalement, le désir de voyage l’emportant sur le confort de la sédentarité, il quitte Lons-le-Saunier et l’usine en 1933, refusant de devenir «le-fils-Victor-successeur-de-son-père».

Chapitre II
Les années Eskimo (1933-1939)

Ces années sont essentielles dans la vie de Paul-Emile Victor, car elles marquent le commencement de sa longue carrière polaire. Cette dernière débute sous un double parrainage: Mauss ­ Paul-Emile Victor sera ethnographe ­, et surtout Charcot­ il sera spécialiste des régions polaires. Paul-Emile Victor suit les cours du premier à partir de fin 1933 et rencontre le second au début de 1934. La rencontre avec Charcot est déterminante: c’est grâce à l’appui du «gentleman polaire» que Paul-Emile Victor met le pied à l’étrier. Lors de son premier hivernage (1934-1935) à Ammassalik, sur la côte Est du Groenland, qu’il effectue avec trois compagnons, l’anthropologue Robert Gessain, le géologue Michel Pérez et le cinéaste Fred Matter, Paul-Emile Victor entame l’étude ethnographique des Eskimo d’Ammassalik. Servi par ses talents en langue et en dessin, il suit le programme et la méthode de Mauss: être curieux de tout, tout noter, tout dessiner et tout photographier, afin de comprendre tous les aspects de la société analysée, de la vie matérielle (techniques du corps, habitat, alimentation) à la vie spirituelle (légendes, contes, chamanisme), en passant par les techniques de transport et de chasse.

Rentré en France en 1935, Paul-Emile Victor acquiert une certaine célébrité,en écrivant des articles et donnant des conférences. Il décide de repartir au Groenland en 1936: il effectue, en compagnie de Gessain, Pérez et du danois Eigil Knuth, une traversée d’ouest en est de la calotte glaciaire du Groenland en traîneaux à chiens, traversée tenant à la fois de l’exploit sportif, de l’expédition scientifique et de la mise à l’épreuve de soi. Arrivé sur la côte Est, il hiverne une seconde fois (1936-1937), vivant comme «un Eskimo parmi les Eskimo» et complétant ainsi l’étude ethnographique des Eskimo d’Ammassalik, qu’il décrit comme une «civilisation du phoque», c’est-à-dire une société organisée de part en part autour du phoque et de sa chasse.

De retour en France, il entame l’exploitation de ses expéditions ethnographiques: se succèdent conférences à succès,articles scientifiques et «grand public», la publication de son journal d’expédition ( Boréal, 1938; Banquise, 1939) et l’introduction des techniques eskimo en France, avec l’organisation d’un raid transalpin en traîneaux à chiens en 1938. Devenu un personnage médiatique, il est conseiller technique du film de Jacques Feyder La loi du Nord en 1939. Tant sur le plan scientifique que sur le plan médiatique, c’est donc une prometteuse carrière d’ethnographe-explorateur qu’interrompt le déclenchement de la guerre en 1939.

Chapitre III
Paul-Emile Victor pendant la guerre (1939-1946)

Cette période était jusqu’à présent la moins connue de la vie de Paul-Emile Victor. Une étude précise des sources disponibles, en particulier ses archives personnelles, permet cependant de retracer et surtout de comprendre le cheminement de Paul-Emile Victor pendant la seconde guerre mondiale. Durant la Drôle de guerre, Paul-Emile Victor est adjoint à l’attaché naval pour les pays scandinaves. Basé à Stockholm, il est à la fois agent de renseignement et officier de liaison avec la Finlande, en guerre contre l’Union Soviétique. Pris de court à Copenhague par l’invasion allemande du Danemark en avril 1940, il parvient à rentrer en France. L’Amirauté le renvoie à son poste à Stockholm, où il assiste en spectateur éloigné et impuissant à la débâcle de l’armée française. Il quitte Stockholm en juillet 1940 et, après un long périple dans l’Europe en guerre (Finlande, Russie, Turquie, Grèce, Portugal, Espagne), regagne la France en octobre 1940.

Son caractère individualiste, son pacifisme humaniste, son dégoût de l’Europe, ses origines juives, l’expérience traumatisante qu’a été pour lui la Grande Guerre, le désir de poursuivre sa carrière, l’équilibre personnel qu’il a pu trouver lors de ses expéditions au Groenland: tout cela pousse Paul-Emile Victor à faire en octobre 1940 le choix d’une émigration de retrait ou d’éloignement. Grâce à ses relations dans le scoutisme, il obtient le 12 octobre 1940 du ministère de l’Instruction publique une mission le chargeant de poursuivre ses recherches ethnographiques et d’étudier les mouvements de jeunesse aux Etats-Unis. Après un séjour de deux mois au Maroc consacré à la réorganisation du scoutisme marocain (novembre-décembre 1940) et une expérience de six mois à la Martinique occupée à des travaux ethnographiques et à la mise en place de camps-écoles pour «l’Education Générale» (janvier-juin 1941), il arrive aux Etats-Unis en juillet 1941. Là, il partage son temps entre travaux polaires et scoutisme.

Mécontent de son inaction et ayant l’impression de ne pas accomplir son devoir en continuant ses recherches aux Etats-Unis d’une part, refusant de rejoindre les milieux gaullistes à cause de l’affaire de Syrie d’autre part, Paul-Emile Victor choisit au milieu de 1942 une voie d’engagement médiane: en juillet 1942, avec l’espoir de participer à une expédition de secours au Groenland, il s’engage dans l’US Air Force comme simple soldat. N’ayant obtenu la nationalité américaine qu’en septembre 1942, il ne peut participer à l’expédition de secours au Groenland. Après diverses affectations ne le satisfaisant guère (météorologie dans le Maine, formation de détective d’armée dans le Michigan), Paul-Emile Victor est enfin chargé d’une mission intéressante lui permettant d’utiliser ses compétences polaires: la mise au point du matériel destiné aux troupes de montagne, dans les Rocheuses, au Colorado, d’avril à juin 1943.

En juillet 1943, Paul-Emile Victor, après une tentative ratée de rejoindre les Forces Françaises Libres, est nommé lieutenant. Il est affecté à la section arctique de l’Arctic Desert and Tropical Information Center(ADTIC), au sein duquel ses compétences polaires peuvent pleinement s’exprimer. Son rôle est triple: rédacteur de manuels polaires (survie, déplacement, habitat… en milieu arctique), instructeur polaire (organisation de camps d’entraînement arctiques dans le Colorado) et conseiller arctique pour la création, la formation et l’entraînement de trois escadrilles de recherches et de sauvetage ( Search and Rescue). C’est d’ailleurs à ce dernier titre qu’il reçoit en novembre 1943 et février 1944 deux formations de parachutiste. En avril 1944, il obtient enfin une mission de «terrain», puisqu’il est affecté à l’escadrille Alaska de Search and Rescue, chargée de porter secours aux avions en difficulté. Cette période de secourisme aérien est cependant très brève puisque, dès mai 1944, le lieutenant Victor se voit confier une autre mission: organiser une unité de Search and Rescue maritime dans le détroit de Béring. Grâce à son talent d’organisateur, il va mener cette mission à bien en cinq mois: choix d’un bateau; formation d’un équipage en Louisiane, adaptation du bateau retenu à la navigation en région polaire; conduite du bateau de Seattle jusqu’à Nome en Alaska. En novembre 1944, l’US Air Force accède enfin à ses demandes répétées d’affectation en France, qu’il rejoint en décembre 1944. En 1945-1946, la vie de Paul-Emile Victor se partage entre la France et les Etats-Unis et se conclut par sa démobilisation et son mariage avec Eliane Decrais en 1946.


Deuxième partie
Les premières années des Expéditions Polaires Françaises (1946-1952)


Chapitre IV
La création des Expéditions Polaires Françaises (Missions Paul-Emile Victor) (1946-1947)

Pendant la guerre, Paul-Emile Victor prend conscience du fait qu’une expédition scientifique de grande envergure visant à l’étude complète de la calotte glaciaire du Groenland est désormais techniquement possible, du fait du progrès des techniques polaires que représentent la mécanisation des moyens de transport et le développement de l’aviation polaire. C’est à l’organisation d’une telle expédition qu’il s’attelle dès sa démobilisation en 1946. Grâce à de nombreuses démarches auprès des autorités et à une habile campagne de presse, il parvient, malgré les difficultés financières de l’époque, à convaincre le gouvernement de l’utilité scientifique et stratégique qu’il y a à financer son projet d’expédition scientifique mécanisée au Groenland, auquel il a adjoint, sur une idée de Yves Vallette, Robert Pommier et J. A. Martin, le projet d’une expédition antarctique visant à réaffirmer la souveraineté de la France sur la Terre Adélie. C’est ainsi que les Expéditions Polaires Françaises (EPF) (Missions Paul-Emile Victor) naissent le 28 février 1947.

Une fois l’accord de principe du gouvernement obtenu, Paul-Emile Victor va, tout au long de l’année 1947, préciser le projet arctique, son ami André-Frank Liotard étant chargé du projet antarctique. Un budget est établi; un programme scientifique précis de l’étude de la calotte glaciaire du Groenland est mis en place par la Commission Scientifique des EPF, alors qu’est prévue une logistique mécanisée originale, s’appuyant sur des véhicules chenillés ( weasels) et le parachutage de matériel par avion. S’il parvient à mobiliser autour de son initiative une bonne partie des milieux scientifiques et gouvernementaux, l’échec du Centre Polaire Charcot lui aliène une partie des anciens polaires français.

Chapitre V
La période héroïque des Expéditions Polaires Françaises (1947-1952)

Le déroulement et les résultats des expéditions elles-mêmes étant déjà bien connus, il convient plutôt de s’attarder sur le rôle de Paul-Emile Victor au cours de celles-ci. Pendant cette période, d’explorateur polaire il devient entrepreneur d’expéditions polaires scientifiques et mécanisées de grande envergure, ou autrement dit un explorateur moderne. Tout d’abord Victor est un innovateur. Sa principale innovation, c’est bien sûr l’idée logistique nouvelle qui est à la base des EPF, à savoir l’emploi massif de moyens techniques mécaniques pour la réalisation d’expéditions polaires à buts scientifiques. Ensuite Victor est un mobilisateur d’énergies: il réussit, parfois avec plus ou moins de bonheur, à regrouper autour du projet des EPF, les autorités françaises, un certain nombre de grands scientifiques, des polaires, des techniciens, l’Armée et la Marine, la presse et l’opinion publique. Victor est bien sûr un organisateur. Son rôle dans les Expéditions Polaires Françaises, tant lors de la préparation des expéditions en France que lors de leur réalisation sur le terrain, est avant tout un rôle d’organisation. En France, il fait les démarches pour obtenir de l’argent, nerf des expéditions, recrute le personnel, supervise l’achat du matériel, etc. Sur le terrain, il coordonne les groupes, effectue les calculs logistiques et financiers, prend les décisions importantes après consultation, essaie de débloquer les situations, bref, organise et oriente l’expédition, ce qui ne veut pas dire qu’il ne se trompe jamais. Enfin, Victor est un communicateur. Ses talents d’orateur ou de vulgarisateur, son goût pour la représentation, la prise de conscience que la promotion médiatique est nécessaire pour obtenir le soutien des autorités, la logique de médias qui par essence cherchent ou fabriquent des héros-hérauts dans tous les sujets qu’ils abordent: tout pousse Paul-Emile Victor à utiliser la communication lors de la préparation ou de l’exploitation des expéditions.

Entrepreneur d’expéditions polaires modernes, Paul-Emile Victor est nécessairement, vu l’importance des moyens mis en œuvre et des objectifs poursuivis, le chef d’une équipe. Son principal mérite, même si cela n’a pas toujours été sans mal, est d’avoir su s’entourer de collaborateurs compétents dans leur spécialité. Les plus importants de ces collaborateurs sont, sans compter les scientifiques et en simplifiant, Liotard, dont les relations sont importantes, Pérez, l’ami de toujours, Guillard, le plus efficace sur le terrain, Rouillon, l’organisateur, et Vaugelade, l’administrateur. Personnage médiatique et populaire dans l’opinion publique française, Paul-Emile Victor perpétue à raison le personnage de l’explorateur polaire français, dans la lignée de Dumont d’Urville et surtout de Charcot. A l’étranger, il est bien introduit dans les milieux polaires scandinaves et américains, et avec la publication progressive des résultats obtenus par les Expéditions Polaires Françaises la reconnaissance va venir. S’il est globalement soutenu par les autorités et la presse, Paul-Emile Victor a cependant des adversaires, en particulier dans les milieux scientifiques et dans la Marine.


Troisième partie
Le temps des expéditions internationales (1952-1960)


Chapitre VI
Paul-Emile Victor et les expéditions américaines au Groenland (1952-1957)

N’ayant pu obtenir de financement pour poursuivre les campagnes EPF, Paul-Emile Victor se tourne, fin 1951, vers son deuxième pays: les Etats-Unis. Les relations qu’il a conservées et entretenues depuis la guerre avec les milieux polaires américains, ainsi que la réussite logistique des EPF, qui ont développé les transports terrestres au Groenland ­ alors que les Etats-Unis ont tout misé sur l’aviation, lui permettent de devenir conseiller technique spécial pour le Groenland de l’armée américaine. C’est à ce titre qu’il participe aux campagnes 1952 et 1953 de l’Opération Nord au Groenland. En sus de son rôle général de conseiller, notamment pour l’établissement du plan d’opérations, il dirige les reconnaissances aériennes et les opérations de soutien aérien. Il effectue donc de nombreux vols au-dessus du Groenland, ce qui lui permet d’acquérir une connaissance sans égal de la géographie de ce dernier. Après cette phase de terrain (1952-1953), sa coopération arctique avec les Américains entre dans une phase de cabinet (1954-1957), avec en particulier la publication de l’importante Geography of Northeast Greenland en 1955.

Chapitre VII
Paul-Emile Victor et l’Année Géophysique Internationale (1954-1959)

Lors de la préparation de l’Année Géophysique Internationale (AGI), préparation qui commence réellement en 1954, Paul-Emile Victor est marginalisé par l’action conjuguée de deux adversaires: le père Lejay, et derrière lui une bonne partie du milieu scientifique français, et Bertrand Imbert, et derrière lui la Marine. Lejay nomme Imbert Chef des expéditions antarctiques françaises de l’AGI, mais ce dernier ne peut se passer de la logistique des EPF et c’est ainsi que Paul-Emile Victor obtient la présidence du sous-comité antarctique français, fonction à vrai dire quelque peu honorifique.

Marginalisé, Paul-Emile Victor ne va cependant pas rester inactif pendant l’AGI. Il décide de jouer sa carte personnelle. C’est d’abord en 1956, après un premier voyage en Terre Adélie, l’organisation d’un tour du monde aérien transpolaire, dont la guerre de Suez empêche la réalisation. Puis c’est, en 1957, à l’occasion d’une mission d’observation des opérations antarctiques américaines de l’AGI, la réalisation d’une sorte de «pèlerinage polaire» au pôle Sud. Enfin c’est surtout, en 1958 et 1959, la reprise en main des expéditions en Terre Adélie après l’AGI et l’obtention d’une décision gouvernementale rendant permanentes les expéditions françaises en Terre Adélie et garantissant de ce fait la pérennité des EPF, Paul-Emile Victor ayant le mérite de comprendre que la coopération internationale et les recherches scientifiques initiées lors de l’AGI en Antarctique étaient appelées à se poursuivre.

Chapitre VIII
Paul-Emile Victor et l’Expédition Glaciologique Internationale au Groenland (1955-1960)

L’Expédition Glaciologique Internationale au Groenland (EGIG) est en quelque sorte la suite des premières expéditions EPF au Groenland, tant au niveau des buts poursuivis (étude de la calotte glaciaire du Groenland) que des moyens logistiques utilisés (petits groupes mécanisés soutenus par avion). Elle s’inscrit dans la logique d’internationalisation des expéditions polaires et la participation, sous la direction des EPF, de l’Allemagne, la Suisse, le Danemark et la Belgique, peut presque la faire considérer comme le volet polaire de la construction européenne. Après une longue et minutieuse préparation (1955-1958), pendant laquelle son réseau polaire américain s’avère bien utile, Paul-Emile Victor dirige en 1959 la campagne principale de l’EGIG. Cette campagne constitue l’apogée de sa carrière polaire: logistique parfaitement au point, étude systématique (glaciologie, météorologie, sondages séismiques…) de l’inlandsis groenlandais, reconnaissance internationale de l’excellence des méthodes scientifiques et techniques des EPF et de leur homme-orchestre,Paul-Emile Victor.


Quatrième partie
Un polaire engagé (1960-1995)


Chapitre IX
Un homme très actif aux intérêts diversifiés (1960-1976)

Le début des années 1960 marque un tournant dans la vie de Paul-Emile Victor. Sa vie personnelle, suite à son divorce et à son remariage, suite aussi à sa découverte de la Polynésie, se réorganise. De 1960 à 1976, il reste encore très actif dans le domaine polaire : il organise des expéditions au Groenland et en Terre Adélie, participe à des commissions internationales, publie de nombreux ouvrages de vulgarisation, etc. Mais après l’apogée polaire qu’a été pour lui la campagne 1959 de l’EGIG, il ne dirigera plus d’expédition de grande ampleur sur le terrain. Par contre, il se sert de la reconnaissance qu’il a acquise dans le domaine polaire pour s’engager publiquement dans d’autres domaines, et ainsi diversifier ses activités et son influence: l’étude et le développement de la Polynésie et surtout l’écologie. Avec le projet de Centre d’Etudes Polynésiennes (CEP), au début des années 1960, Paul-Emile Victor cherche à rééditer avec les sciences humaines en Polynésie ce qu’il a si bien réussi avec les sciences dures dans les régions polaires: créer un outil permettant la recherche scientifique. Mais le projet de CEP n’est finalement pas mis en œuvre et Paul-Emile Victor se tourne alors vers l’écologie. Pour lui cette dernière doit être avant tout une science au service de l’homme. Son engagement en faveur de l’écologie est avant tout pratique: il participe aux travaux de la Commission des loisirs et des sports de plein air et mène des campagnes d’information sur l’eau ou les forêts par le biais du «Groupe Paul-Emile Victor pour la défense de l’homme et de son environnement», créé en 1974.

Chapitre X
Retraite à Bora Bora (1976-1995)

En 1976, Paul-Emile Victor a 69 ans. Il prend sa retraite administrative: même si Victor reste directeur honoraire des Expéditions Polaires Françaises, c’est Jean Vaugelade qui les dirige désormais. Cette même année, il décide de s’installer définitivement avec sa femme Colette et son fils Teva sur le Motu Tane dans le lagon de Bora-Bora. La retraite professionnel s’accompagne donc d’un certain retrait du monde et d’un certain repli sur soi: il rédige ses mémoires et s’adonne à la création artistique. Mais ce retrait n’est que relatif et il n’est pas synonyme d’inactivité: Paul-Emile Victor reste un homme influent et engagé. Cet engagement continu se déploie dans trois directions: les expéditions polaires françaises, l’écologie et l’action en faveur des jeunes. Il s’accompagne d’une reconnaissance publique grandissante. Paul-Emile Victor meurt en mars 1995.


Conclusion

Ame de l’exploration polaire française pendant au moins quarante ans, ethnographe et logisticien polaire reconnu sur le plan national et international, pionnier de l’écologie, polygraphe de talent, artiste, homme d’influence et populaire, il est certain que Paul-Emile Victor a marqué son époque. Parmi tant de facettes, il est difficile de dire ce qui restera de son œuvre. Deux points semblent particulièrement importants: l’œuvre ethnographique des années 1934-1937 et le rayonnement scientifique et polaire de la France qu’ont permis les Expéditions Polaires Françaises et qui se poursuit encore de nos jours. C’est donc certainement comme «explorateur français des régions polaires» ( Petit-Larousse), que Paul-Emile Victor restera dans l’histoire. Dans l’histoire des explorations polaires, il est un «pivot» sur le plan des objectifs visés (même si les expéditions de Charcot avaient déjà pour seul but la recherche scientifique, et non le profit ou l’exploit sportif), sur le plan logistique et technique (Paul-Emile Victor inaugure l’ère de la totale mécanisation des expéditions polaires) et enfin sur le plan médiatique.


Pièces justificatives

Sélection de pièces originales provenant des archives personnelles de Paul-Emile Victor et de la photothèque des Expéditions Polaires Françaises.


Annexes

Chronologie de la vie de Paul-Emile Victor. ­ Liste de ses conférences.