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École des chartes » thèses » 2005

Un univers carcéral (XVIe-XVIIe siècles) la prison de la Conciergerie et sa société


Introduction

La prison de la Conciergerie est restée presque totalement à l’écart de la recherche historique jusqu’à une période très récente, à l’inverse d’autres prestigieux établissements comme la Bastille, Vincennes, Saint-Lazare et même le Châtelet. La Conciergerie du Palais était pourtant au xvii e siècle une prison très importante dans le paysage parisien, qui relevait du parlement de Paris et accueillait des prisonniers de droit commun issus de tout le ressort. Pour son malheur, cependant, elle a été le théâtre d’événements révolutionnaires majeurs qui ont focalisé l’attention des historiens en masquant tout le reste de son histoire. Le vaste fonds des archives criminelles du Parlement, dans lequel la Conciergerie est de loin la prison la mieux représentée, permet largement de combler cette lacune sur une période de soixante-dix ans, de 1570 à 1649. Étant donné le caractère généralement peu novateur de la bibliographie sur l’histoire pénitentiaire, on a choisi de se démarquer de la perspective traditionnelle qui étudie la prison de l’époque moderne sous l’angle de ses faiblesses et de ses abus, pour aborder celle-ci sous l’angle de la quotidienneté. La recherche a donc porté sur les relations entre les différents groupes, dans la lignée de la récente discipline qu’est la sociologie pénitentiaire, ainsi que sur les parcours individuels des occupants de la Conciergerie.


Sources

Le contraste est frappant entre la faible quantité du matériau historique disponible pour l’étude des prisons anciennes et la quantité des études qui leur sont consacrées. Dans le cas de la Conciergerie, seuls les registres d’écrous, conservés aux archives de la Préfecture de Police de Paris, ressortent véritablement de la catégorie des « archives pénitentiaires ». Dans ces registres étaient consignées suivant les ordonnances les principales informations relatives aux détenus pour la bonne gestion de la prison (identité, dates d’arrivée et de sortie, issue du procès, etc.). Bien qu’une telle source se prête naturellement à l’exploitation statistique – on a procédé à deux sondages pour dresser un tableau de la population carcérale –, elle a servi de façon privilégiée à compléter d’autres documents pour retracer le parcours de quelques prisonniers. À cette fin, il a fallu faire appel aux fonds judiciaires criminels du parlement de Paris, plus vastes, et qui n’apportent à première vue que des informations indirectes sur les prisons. La base de l’étude repose en effet sur le dépouillement exhaustif des instructions (cartons X2B 1174 à 1226) ouvertes à la suite des évasions, rixes ou autres incidents survenus dans la prison. Elles sont constituées des procès-verbaux de visite sur les lieux, des déclarations des plaignants, des dépositions des témoins, des interrogatoires des accusés et de leur confrontation aux témoins ou entre eux. Ces archives particulièrement narratives rassemblent les discours souvent contradictoires des prisonniers, de leurs gardiens, de leurs visiteurs et des voisins de la prison. Pour une même affaire, on a agencé ces différents éléments dans l’ordre de la procédure en y ajoutant si possible l’interrogatoire sur la sellette, parfois l’arrêt de condamnation, méthode qui a permis de recomposer de véritables récits judiciaires à étudier comme un corpus de textes.

L’étude s’est appuyée également sur des pièces comptables conservées dans le fonds du Parlement criminel, les ordonnances et les quittances de paiement pour le pain des prisonniers ou autres fournitures, les réparations, les membres du personnel de la prison, etc., à des fins de prosopographie. Quelques actes du Minutier central des notaires de Paris, inventaires après décès et constitutions de rentes, ont permis de compléter cette étude sur le personnel, notamment en éclairant  son origine géographique et sociale et les liens entre membres d’une même profession. Enfin, en plus de rares pièces imprimées du xvii e siècle, on a utilisé deux manuscrits de la collection Joly de Fleury conservés à la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit de recueils composites de pièces justificatives provenant du cabinet des procureurs généraux du parlement de Paris. Bien qu’élaborés au xviii e siècle, ils comportent des pièces utiles en tant que points de comparaison, ou pour fournir des indications sur des données dont nous ne disposons pas pour le siècle précédent, faute de documents administratifs de cette nature : sont ainsi envisagés la nourriture des prisonniers, l’estimation de la population de la prison, le chapelain de la Conciergerie, etc.


Première partie
État des lieux de la Conciergerie au début du xvii e siècle


L’objectif de cette partie est de dresser un cadre général pour une meilleure compréhension de qui est au centre de l’étude, à savoir la sociabilité et les comportements des prisonniers à la Conciergerie. Les documents sont en effet particulièrement riches sur ces derniers aspects, mais ils nous renseignent aussi, de façon plus parcellaire, sur le cadre, sur les conditions de vie et l’identité des prisonniers, sur le personnel de la prison, enfin sur la manière d’écrire le récit judiciaire.

Chapitre premier
La plus importante prison de Paris ?

La Conciergerie du xviie siècle peut certes être qualifiée de « prison ordinaire », puisqu’elle accueille majoritairement des prisonniers de droit commun, elle occupe cependant une place particulière dans le paysage pénitentiaire parisien. Au sein d’un enchevêtrement de ressorts judiciaires, répartis entre juridictions royales et une multitude de juridictions seigneuriales laïques et ecclésiastiques (24 au début du xvi e siècle), la Conciergerie se distingue des autres prisons, même des « conciergeries » des parlements et des autres cours souveraines de province, ou du Grand Châtelet, prison royale ordinaire équivalente en dimensions et en effectif (personnel et prisonniers), par sa situation géographique et administrative. La prison est étroitement imbriquée dans les bâtiments du Palais, ancien palais royal médiéval et siège des plus hautes instances judiciaires et administratives. La Grosse Tour, embryon de la Conciergerie, a été affectée un temps au seul « concierge », ou bailli de la juridiction du Palais. Elle s’est ensuite étendue en surface pour accueillir les prisonniers du Parlement, puis ceux des cours souveraines et juridictions d’exception siégeant dans le Palais. Le roi lui-même lui confie quelques détenus pour crimes politiques, arrêtés sur lettre de cachet. La véritable particularité de la Conciergerie réside donc dans ce fait qu’elle dessert un grand nombre d’instances judiciaires, qui ont chacune une incidence sur les conditions de détention des prisonniers. La faculté de réglementer et de contrôler la prison est cependant réservée, dans la première moitié du xvii e siècle, au roi et au Parlement.

La prison se trouve en outre au cœur de l’histoire parisienne de l’époque, qu’il s’agisse d’événements du monde extérieur ayant une incidence sur le quotidien de ses occupants, ou d’événements internes au retentissement important dans l’opinion publique. Chacun, d’une façon ou d’une autre, marque la vie de la prison et l’esprit de ses occupants : les bouleversements parisiens de l’époque, les épidémies et les incendies, les développements architecturaux et les phénomènes de société. Des événements intervenus dans la Conciergerie parviennent également aux oreilles des contemporains et connaissent parfois une diffusion importante par le biais de l’imprimé, en particulier les récits d’évasion et autres faits divers.

Chapitre II
L’espace carcéral

Si l’architecture des bâtiments de la Conciergerie est depuis longtemps étudiée par les historiens de l’art, la répartition des espaces intérieurs est mal connue pour le xvii e siècle. En s’inspirant des sociologues de l’univers pénitentiaire du xx e siècle, notamment d’Erving Goffman, on s’est efforcé de décrire les fonctions spécifiques des espaces de la Conciergerie, considérée d’une part comme une institution à vocation carcérale, d’autre part comme le « terrain » d’une sociabilité particulière.

Un espace dominé par sa vocation carcérale ?– L’impact de cette vocation sur l’architecture des bâtiments et sur leur répartition fonctionnelle est évident : la prison fait figure de forteresse aux murs imposants et infranchissables, sous haute sécurité, fermée donc au monde extérieur. Les espaces sont dédiés tantôt au personnel, tantôt aux prisonniers pris individuellement, par petits groupes ou collectivement.

Un espace ouvert.– Cependant la géographie et l’histoire des lieux engendrent de multiples contacts avec la ville, avec l’extérieur de la prison : la prison est étroitement enclavée dans le Palais, ses bâtiments n’étaient pas destinés à l’origine à l’usage carcéral et sont dans un état propre à faire douter de la sécurité des prisonniers.

Les différentes utilisations sociales.– Le schéma théorisé par E. Goffman pour les institutions totalitaires s’applique dans une certaine mesure à la Conciergerie, divisée entre espace extérieur, aire de surveillance et zones franches, elles-mêmes comportant des espaces réservés et des refuges.

Chapitre III
Les conditions matérielles de détention

Les conditions matérielles de la détention dans les prisons de l’époque moderne sont souvent décriées par les historiens du xix e siècle au nom de conceptions hygiénistes, et de l’aversion généralisée pour tout ce qui vient de l’Ancien Régime. Les jugements portés sur la prison de la Conciergerie au xvii e siècle, cristallisés par l’épisode de la détention du poète libertin Théophile de Viau, et au xviii e siècle sont en réalité beaucoup plus contrastés. Les critiques les plus pertinentes portent plutôt sur l’inégalité des régimes de détention, qui discrimine les moins fortunés, tant sur le plan du coût de la vie que des droits et devoirs des prisonniers, de la qualité et de la quantité des fournitures dont ils disposent (nourriture, chauffage et éclairage, vêtements et linge, mobilier et vaisselle). Quant aux critiques hygiénistes contre l’insalubrité des locaux, s’il faut en nuancer la portée, elles ne sont pas sans fondement ; il suffit d’étudier les conséquences sanitaires et démographiques des conditions de détention (maladie physique et mentale, décès) pour s’en convaincre.

Chapitre IV
Les occupants de la prison

Afin d’étudier les interactions entre les différents groupes qui occupent la prison, voire entre les personnes au sein de ces groupes, il est nécessaire de connaître leurs caractéristiques propres.

Les prisonniers.– L’étude du groupe des prisonniers s’est faite sur le mode statistique. On a mis en regard les données recueillies sur les 321 prisonniers mentionnés dans les pièces d’instruction et celles provenant de deux sondages effectués dans les registres d’écrous en 1618 et 1630-1631. Cette méthode a permis de dessiner le ou plutôt les profils de prisonniers qui se côtoient dans la Conciergerie au début du xvii e siècle : leur nombre, leur répartition en fonction du sexe, de l’âge, de l’origine géographique, de la religion, de la catégorie socio-professionnelle et du niveau d’éducation ; enfin leur parcours judiciaire et criminel (pour quel délit ou crime sont-ils détenus ? À l’instigation de quelle juridiction ? Depuis combien de temps ? Comment sortent-ils de prison ?)

Le personnel.– Les « geôliers » sont souvent assimilés dans l’imaginaire collectif à une bande de brutes épaisses, incultes, cupides et cruelles, qui s’engraissent sur le dos des prisonniers. Les archives criminelles de la Conciergerie du xvii e siècle vont parfois dans ce sens, mais en leur donnant la parole, elles livrent une autre réalité. Travailler dans une prison comme concierge, morgeur ou guichetier, greffier ou chapelain, est avant tout un métier que l’on exerce avec plus ou moins de zèle et de sens du devoir. C’est presque un métier au sens que l’on donne à ce mot avant la Révolution dans le milieu des artisans et des petits commerçants, avec ce que cela implique, notamment l’appartenance à un groupe solidaire et homogène, et une gestion quasi autonome sur le mode de l’entreprise privée, malgré le contrôle réel exercé par le Parlement. Nul doute que ces solidarités sont nécessaires, de même que certaines méthodes jugées aujourd’hui répréhensibles, puisque l’effectif du personnel qui garde la prison est dérisoire. Les archives criminelles permettent également de dépasser le niveau collectif, en faisant connaître une parcelle de la vie de chaque membre du personnel individuellement ; elles sont d’ailleurs parfois heureusement complétées par les minutes des notaires parisiens. Les deux dynasties successives de concierges, les familles Regnoust et Dumont, ont ainsi pu faire l’objet d’un traitement particulier.

Chapitre V
Le récit judiciaire

Les « informations » ou enquêtes sont la source principale pour l’étude de la Conciergerie du xvii e siècle. Les circonstances de leur déroulement sont en même temps celles de l’élaboration du récit judiciaire. Ce type de récit présente des spécificités qui rendent son exploitation complexe. En premier lieu il est artificiel, car recomposé à partir des différentes pièces de l’instruction jointes aux écrous. Sa complétude dépend en large part de l’état de conservation des archives. D’autre part les faits réels sont sujets à une déformation plus ou moins importante, étant donné le nombre de personnes dont l’information retranscrit le discours. Afin de mieux lire les documents, on a donc étudié les circonstances de l’élaboration du récit (temps et lieux de l’enquête) et la diversité de ses auteurs, professionnels de la justice (le procureur du roi et ses substituts, les conseillers commissaires chargés des enquêtes, les greffiers, les experts) ou non (les plaignants, les témoins et les accusés). Puis on a exposé la structure du récit judiciaire en envisageant les pièces de la procédure l’une après l’autre. L’énumération des données fournies par chaque document de l’affaire Claude Boursier (1570) a servi à expliquer le travail de recomposition du récit à la base de cette étude.


Deuxième partie
La sociabilité carcérale


Sans chercher absolument à calquer l’étude de la sociabilité de la Conciergerie sur les concepts de la sociologie goffmanienne, on s’est efforcé d’en garder à l’esprit les principaux, qui sont venus enrichir l’analyse des différents récits, mis en série ou individuellement. On a retenu notamment, tout en la nuançant fortement, la double opposition entre prisonniers et personnel, dehors et dedans comme principale dynamique des relations sociales dans l’espace carcéral.

Chapitre premier
Les prisonniers entre eux :
une caricature de la société dans son ensemble ?

La prison serait, selon E. Goffman, « à la fois un modèle réduit, une épure et une caricature de la société globale ». La société carcérale peut donc être examinée à l’instar de la société de son ensemble, sous l’angle des facteurs de regroupement (de la simple connaissance de vue à l’appartenance à une chambrée ou à une bande) ; de la temporalité et des occupations solitaire ou collectives, des rapports sociaux enfin, que ceux-ci soient positifs (service, échange économique, solidarité, amitié, complicité) ou négatifs (conflits en tous genres, qui dégénèrent en bagarres et agressions). Les conflits violents, ou « rixes », ont fait l’objet d’une étude détaillée puisqu’ils sont à l’origine d’une quantité non négligeable d’instructions. On s’est penché sur leurs origines, le profil et les motivations des prisonniers querelleurs, les circonstances précises des bagarres et les modalités de la violence, enfin la résolution de ces conflits et leurs conséquences disciplinaires et judiciaires.

Chapitre II
Les prisonniers et le personnel

Les deux groupes qui cohabitent à la Conciergerie divergent en de nombreux points, ce qui rend fort complexes les relations sociales entre eux. En premier lieu, ils sont disproportionnés en taille : la prison héberge de 200 à 300 prisonniers contre une douzaine de membres du personnel (le concierge, cinq ou six guichetiers, deux morgeurs, le chapelain, l’apothicaire, le médecin, le chirurgien), une quinzaine en comptant la famille du concierge. Il est évident que le second groupe compense son infériorité numérique en usant d’un pouvoir coercitif et répressif. C’est à cette condition que le rapport des forces peut tourner à son avantage. En second lieu, tandis que les uns sont retenus nuit et jour à la Conciergerie par la contrainte, les autres y trouvent un lieu de travail. Le plan reprend donc la dualité goffmanienne entre la « participation » et le « refus », les deux dominantes de l’attitude des détenus par rapport à l’institution d’enfermement. Les situations d’accord (la camaraderie ou l’amitié, la confiance et le service) le cèdent souvent aux situations de conflit, causées principalement par les « abus » commis par le personnel (cupidité, brutalité, abus de pouvoir), dont le guichetier Pierre Pelletier, dit La Pierre, est la caricature. La riposte des prisonniers est parfois violente.

Chapitre III
Les prisonniers et l’extérieur

Les rapports qu’entretiennent les prisonniers avec le monde extérieur sont peut-être ce qui distingue le plus radicalement la Conciergerie du xvii e siècle des institutions totalitaires décrites par E. Goffman pour le xx e siècle. Alors que depuis deux cent ans environ, on dresse toujours plus de barrières entre le « reclus » et le monde extérieur, notamment en réduisant au minimum le droit de recevoir des visites, la Conciergerie est au contraire aussi largement ouverte sur la ville que peut l’être une prison, du fait de sa situation géographique, imbriquée qu’elle est dans les bâtiments du Parlement au cœur de la Cité et de Paris, et parce que le contact avec l’extérieur est indispensable à la plupart des prisonniers pour satisfaire leurs besoins en nourriture et autres fournitures. Les horaires d’ouverture de la prison aux visiteurs sont en effet très étendus, si bien qu’un flot de personnes déferle à l’entrée de la prison du matin au soir. Les prisonniers communiquent également avec l’extérieur par le biais de la correspondance ou grâce à des intermédiaires (proches parents, amis ou connaissances, domestiques, commissionnaires, solliciteurs ou procureurs, gens du Parlement et personnes charitables). La notion de « mort civile » est enfin à bannir pour la majorité des prisonniers, qui peuvent signer des contrats devant notaires, et même sortir de la prison temporairement sous certaines conditions.


Troisième partie
L’aventure de l’évasion, un révélateur


La prison se doit d’être un lieu de sûreté. La préoccupation du personnel de la prison, et à un plus haut niveau, de l’administration judiciaire est donc d’empêcher les évasions, qui sont à la fois un danger pour l’ordre public et un frein à la bonne marche de la justice. Si l’on se place à présent du côté des prisonniers, la prison équivaut à la privation de la liberté. Toutes leurs pensées vont naturellement à chercher les moyens d’en sortir, par la voie légale du procès ou celle de l’évasion. Il convient de ne pas perdre de vue les deux versants du phénomène, sa préparation et sa mise en œuvre par les prisonniers et leurs complices éventuels d’un côté, et de l’autre une attention de tous les instants du personnel – dans l’idéal, du moins.

Chapitre premier
Contexte et enjeux de l’évasion

L’évasion dans la théorie.– L’étude de la terminologie autant que celle des juristes sont un excellent moyen de pénétrer la vision théorique qu’on avait à l’époque moderne du problème de l’évasion, de ses causes et des moyens d’y remédier (mesures de prévention, poursuites contre les geôliers, punition des fugitifs et de leurs complices).

L’évasion dans les faits.– Le phénomène connaît une très grande ampleur à l’époque moderne, surtout à la fin du xviii e siècle, période où les prisons sont particulièrement surchargées et par ailleurs mieux documentées. La situation est certes très diverse : on s’évade plus des petites prisons seigneuriales que des grandes prisons royales ou des prisons d’État parisiennes, comme la Bastille et Vincennes, mieux gardées. Dans tous les cas, les chiffres sont impressionnants.

Les facteurs favorables aux évasions.– Les bâtiments de la Conciergerie, par leur état de délabrement et leur vocation non carcérale à l’origine, l’effectif très réduit du personnel, autant que le régime de détention, concourent à donner un surprenant caractère d’ouverture et de liberté à un univers qui devrait se définir par la clôture et la contrainte.

Le récit d’évasion, un enjeu de vérité historique.– Sans atteindre la représentativité absolue, le corpus des affaires d’évasion permet cependant de dépasser la vision traditionnellement anecdotique des évasions considérées comme de simples faits divers, pour en dégager les principales caractéristiques au xvii e siècle. La spécificité de chaque aventure individuelle interdit cependant de réduire l’étude des évasions à une simple synthèse comparatiste. Hors du cadre de ce travail, chaque récit mériterait d’être étudié pour lui-même d’une façon approfondie.

Chapitre II
S’évader de la Conciergerie

Les dossiers reconstitués livrent une formidable série d’histoires individuelles, de tentatives d’évasions couronnées ou non de succès, dont on ne connaît malheureusement pas toujours l’issue. Plus intéressante encore est l’étude de ces textes mis en série, qui fait surgir des personnages singuliers, les prisonniers candidats à l’évasion, un véritable art de « se faire la belle », et dévoile la réponse des institutions policières, pénitentiaires et judiciaires.

Qui ?– Le désir de quitter les murs de la prison est universellement répandu chez les prisonniers, pense-t-on souvent. Pourtant tous ne le font pas, soit que leur tentative échoue, qu’ils n’en aient pas l’occasion, soit même – cela arrive –, qu’ils s’y refusent. En étudiant le groupe de ceux qui ont tenté l’aventure à la Conciergerie au xvii e siècle, on a esquissé un profil de prisonnier, fondé sur l’identité (sexe, âge, milieu socio-professionnel), les peines qui le menacent et la durée de son emprisonnement au moment où il s’évade, les modalités de l’évasion (taux de réussite, de récidive, évasion solitaire ou collective), enfin les motivations pour s’évader (échapper à sa peine, fuir les conditions d’incarcération, retrouver la liberté, vaquer à ses affaires, se venger du personnel) ou refuser de le faire (danger en cas d’échec, issue du procès présumée favorable, libération prochaine).

La mise en œuvre.– L’évasion implique de nombreux préparatifs et la mise en place d’une véritable stratégie. Il importe de choisir le bon moment, en fonction du temps de préparation, des circonstances, voire d’une occasion favorable survenue inopinément. Il faut aussi trouver des complices parmi les autres prisonniers, les domestiques, la famille, les amis ou les connaissances, ou bien payer des complices « mercenaires », parfois corrompre les guichetiers ou morgeurs. Puis on élabore un plan d’action, en choisissant de procéder par effraction, escalade, ruse ou violence ; on réunit le matériel nécessaire (outils, cordes, matériaux de récupération, armes), qu’il faut ensuite dissimuler. Après un repérage des lieux, il faut enfin mettre au point le trajet et prévoir une retraite.

Et après ?– Il incombe au concierge et à ses guichetiers d’empêcher que de semblables événements ne se produisent en inspectant les chambres, en renforçant la surveillance, en vérifiant les rumeurs et en jetant au cachot les candidats à l’évasion ; de poursuivre les prisonniers évadés en dépit de leurs efforts, pour les réintégrer dans la prison. C’est ensuite la justice qui prend le relais, en déterminant les coupables et les responsables parmi les prisonniers, leurs complices et le personnel de la prison.

Les évasions sur le chemin.– L’étude des évasions pendant les transferts depuis ou vers la Conciergerie est complexe, car les fugitifs sont rarement repris. Les conditions dans lesquelles se déroulent les transferts expliquent la fréquence des évasions, qui peuvent être étudiées de façon symétrique aux évasions depuis la prison.


Conclusion

En observant le paysage carcéral parisien et français, on trouve des établissements qui présentent un certain nombre de similitudes avec la Conciergerie, au-delà de la vocation à accueillir les prisonniers de la justice royale. L’un des plus proches, qui pourrait faire l’objet d’un travail comparable à cette thèse à partir de sources identiques, est le Grand Châtelet. La Conciergerie reste cependant la prison la plus importante à l’époque, celle qui accueille les détenus politiques les plus illustres et qui est la première concernée par la législation du Parlement et du roi et donc la plus surveillée, la première touchée enfin par les œuvres charitables qui prennent leur essor en ce siècle. Prison exemplaire à un certain degré, la Conciergerie fait également figure de prison modèle, un modèle à blâmer ou à critiquer sur lesquels ne manqueront pas de s’appuyer les futurs réformateurs.

Cette valeur d’exemple et de modèle est justement le postulat nécessaire pour donner une dimension plus large, sinon universelle, à l’étude sociologique de la population carcérale de la Conciergerie. La prison des années 1600, comme celle d’aujourd’hui, apparaît comme un monde de petits trafics et de corruption, d’arrangements peu licites entre certains prisonniers et les gardiens pour obtenir des passe-droits et des privilèges, d’affrontements violents entre bandes rivales ou querelleurs isolés. La Conciergerie de l’époque moderne a cependant cette caractéristique d’importance : sa société est plus ouverte et moins séparée du monde extérieur que celle des prisons actuelles, en sorte qu’elle en reproduit les traits à son échelle. Ainsi, plutôt qu’une distinction rigoureuse entre hommes et femmes et entre catégories criminelles, le cloisonnement de la société carcérale se fait par la position sociale, la richesse et l’honneur. La société des prisonniers régule elle-même ses conflits, sans faire appel la plupart du temps aux membres du personnel, d’ailleurs en nombre bien insuffisant pour cette tâche. Quant au milieu professionnel des guichetiers, il ressemble beaucoup au monde des métiers que l’on trouve à Paris, par la longévité de chacun dans son poste, par les relations à la fois solidaires et très hiérarchisées entre le concierge et ses guichetiers et morgeurs.

Les récits d’évasion enfin sont révélateurs sur deux plans. Sur le plan collectif, étudiés en série, ils montrent toute l’importance du contexte social (à l’intérieur et à l’extérieur de la prison) et culturel dans la décision, la préparation et l’exécution de l’évasion. Sur le plan individuel, chaque récit livre non pas un fait divers mais une histoire, le destin héroïque, heureux ou malheureux d’un prisonnier ou d’un groupe de prisonniers, à la biographie desquels cette recherche concourt en quelque sorte, notamment Claude Boursier, le baron de Contenant et Pierre du Jardin.


Pièces justificatives

Édition des documents concernant les affaires Claude Boursier (1570), de Leans (1609), Contenant (1641), Bienvenue (1641) et Coulombier (1644).


Annexes

Tableau synthétique des sources. – L’écriture des greffiers de la Tournelle. – L’écriture des greffiers de la geôle. – La Conciergerie et le quartier de l’île de la Cité. – Plan de la Conciergerie du Palais au xviii e siècle. – L’emploi du temps de la Conciergerie. – Récapitulatif des affaires.