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École des chartes » thèses » 2006

Le renseignement français auprès du Roi Catholique (1630-1635)


Introduction

En janvier 1629, le cardinal de Richelieu, du Conseil d’En haut depuis mai 1624, formulait dans un avis fameux au roi Louis XIII son dessein en politique européenne : « il faut avoir en dessein perpétuel d’arrêter le cours des progrès de l’Espagne ». Pour réussir semblable objectif encore fallait-il connaître son adversaire, en estimer justement la puissance, les potentiels militaires, pénétrer les intentions de ses ministres, en un mot s’informer. C’était faire de la prudence un principe gouvernemental, un principe qui s’accordait avec l’héritage géopolitique du xvie siècle. Encerclant une France bi-confessionnelle, fragilisée par les terribles expériences des guerres de religion et de la Ligue, l’empire espagnol, gouverné depuis Madrid, alimenté par les immenses ressources de son empire, fort de l’alliance impériale et de sa vocation de défenseur de la catholicité, semblait gouverner l’échiquier diplomatique.

Quels furent donc les avis qui présidèrent à la prise de décision de mai 1635 ? Quels arguments justifièrent la lourde responsabilité d’une rupture avec l’Espagne, tournant capital au regard des années de paix procurées par le traité de Vervins du 13 mai 1598 ? Quels discours légitimaient de renouer avec une politique étrangère comparable à celle de François Ier ou d’Henri IV qui s’était abîmée dans les traités du Cateau-Cambrésis et de Vervins ? Qui mieux que les ambassadeurs, « ceux qui de près voient bien mieux les choses que les plus éloignés », envoyés auprès du Roi Catholique, Philippe IV à Madrid, « cœur décisionnel de cette monarchie agrégative hispanique », pouvait être apte à informer le gouvernement français de l’état des rapports de force bilatéraux ? Or sur Antoine de Jaubert, comte de Barrault, ambassadeur ordinaire de Louis XIII auprès de Philippe IV à Madrid, nommé en 1629 et rappelé dès décembre 1634, nulle étude historiographique, des archives très rares au ministère des Affaires étrangères, pour un personnage que Tallemant lui-même ignore dans ses Historiettes.

Un silence étonnant pour une nomination dont Richelieu n’ignorait pas l’enjeu. N’affirmait-il pas qu’« un ambassadeur mal choisy pour faire un traité peut, par son ignorance, porter un notable préjudice » ? Et attribuer cette charge d’ambassadeur ordinaire, résident permanent auprès du Roi Catholique, était d’autant plus stratégique en cette année 1629 que la France avait entrepris par les affaires valtelinaise de 1625 et mantouane de 1628 un retour manifeste sur la scène diplomatique européenne, un retour peu apprécié d’une monarchie espagnole dont l’empire montrait des faiblesses : fragilité stratégique du camino espagnol via les axes Milan-Graz et Milan-Suisse-Alsace, fragilité stratégique de la carrea atlantique victime d’une efficace politique de course hollandaise, fragilité économique avec une chute de la valeur des flottes du Trésor et une déflation du véllon, enfin fragilité militaire et confessionnelle avec la reprise de la guerre contre les Provinces-Unies en 1621. La crispation des relations franco-espagnoles se greffa sur le terrible conflit de la guerre de Trente Ans et les puissances européennes eurent à tenir compte de ces deux foyers de tensions pour se positionner si bien que le jeu des alliances se redistribua à partir de 1628-1629, faisant de la période 1630-1635 une période charnière dans la recomposition d’un équilibre diplomatique européen.

Les correspondances du comte de Barrault, ambassadeur ordinaire de 1630 à 1634, et de son secrétaire Pény, augmentées de celles des envoyés extraordinaires tels le comte d’Orval et de M. de Bautru, constituèrent pour le gouvernement français une source d’informations capitale pour estimer l’évolution des intérêts et des intentions espagnoles et définir en regard une stratégie diplomatique. Dans quelle mesure leurs avis et correspondances ont-ils influencé les prises de décisions du Conseil d’En haut durant ces cinq années ? Quels renseignements transmettaient-ils ? À qui ? Sous quelle forme ? Se firent-ils seulement le relais du discours officiel espagnol ou parvinrent-ils à percer le secret des entreprises espagnoles ? De quels réseaux et filières ont-ils bénéficié ? Quelle vision de l’Espagne ont-ils brossée ? Fut-elle partiale ? Confirme-t-elle le discours historiographique d’un déclin de l’empire espagnol ? Relaya-t-elle « l’antipathie franco-espagnole », croissante depuis les années 1620 ?


Sources

L’étude de la nature et des modalités du renseignement français auprès du Roi Catholique fut menée à partir des correspondances des agents du Roi Très Chrétien à Madrid de 1630 à 1635, conservées au centre des archives du ministère des Affaires étrangères à Paris et reliées en trois volumes : les volumes 16, 17 et 18 de la série Correspondance politique, sous-série Espagne. Il convient de porter un regard critique sur des volumes qui furent confectionnés tardivement, au second xviie siècle, et résultèrent d’une politique de collecte, tri et classement effectuée sous le ministère de Charles Colbert de Croissy, secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1680 à 1696. Les papiers de diplomates conservés par ses prédécesseurs Lionne et Pomponne furent reliés suivant un cadre de classement flexible, si bien que les minutes de dépêches se mêlèrent aux expéditions annexes des agents. Des imprimés, des comptes, des procès verbaux ou encore des consulta du Conseil d’État madrilène, furent ainsi déclassés et parfois même reliés à des volumes appartenant à d’autres fonds tels : « Supplément Espagne » ou « Mémoire et Documents ». Leur comparaison avec les fonds espagnols constitués dès 1628 par le secrétaire d’État Andrès de Rozas, qui avait entrepris de faire verser le plus systématiquement possible les papiers des ambassadeurs en fin de charge en un même dépôt, permit de faire parler le silence des sources françaises. Les fonds espagnols consultés dans cette perspective comparative sont conservés à l’Archivo General à Simancas, au Centro Histórico et à la Biblioteca Nacional à Madrid.

La richesse des documents conservés dans ces volumes permit de définir différents axes de recherches : si une étude des structures du renseignement français s’imposait, des investigations sur la charge d’ambassadeur en cette période de tensions ne pouvaient pas plus être éludées : des entorses au protocole et au cérémonial, des violations des immunités diplomatiques du comte de Barrault préludèrent à l’échec du dialogue. Des seuils de tolérance furent franchis avant que la parole ne cède place aux armes et ces correspondances offrent une autre lecture diplomatique, depuis le pôle madrilène, de ces cinq années. Elles reflètent également les facettes multiples des courants de pensée qui animèrent le premier xviie siècle français et espagnol. Le dialogue des diplomates échoua sur des quiproquos et l’on eut recours à des traductions augmentées afin de rendre plus lisible la pensée de l’autre, et ce, non sans dérivations sémantiques. Certains concepts et notions aux acceptions divergentes, telle celle de « foy publique » qui justifia l’arrestation du secrétaire Pény, présidèrent à la prise de décision en politique étrangère. Leur étude ouvre un vaste champ d’investigation.


Première partie
Le secret français


L’information constitua un enjeu stratégique pour mieux « estimer les desseins secrets » des Espagnols ; il convenait de la détenir, de se porter au-devant d’elle, de se l’approprier ou de la déformer. Pour répondre à cette soif, les deux monarchies avaient développé des structures du renseignement leur permettant d’aller chercher l’information fiable et de la faire remonter avec le plus de rapidité et de secret de sa source aux dirigeants. Aux dépêches officielles de l’ambassadeur ordinaire, à celles des ambassadeurs extraordinaires et des chargés de mission investis de charges publiques, s’ajoutait la somme des avis qui parvenaient aux gouvernements par voies secrètes. Des voies secrètes par nature difficiles à cerner et dont il convient de mesurer l’efficacité. L’ambassadeur Barrault fut-il un « honorable espion » ? Fut-il doublé par son secrétaire Pény, le gouvernement français privilégiant une diplomatie parallèle ?

Chapitre premier
Administration française et administration espagnole du secret en 1630

L’administration française du renseignement officiel, orchestrée autour du duo ambassadeur ordinaire-secrétaire d’État aux affaires étrangères telle qu’elle avait été définie par le règlement du 1er janvier 1589, réformé par le règlement du 11 mars 1626, faisait figure de création récente et fragile au regard de la redoutable administration du renseignement espagnol, instituée sous le règne de Philippe III, centralisée à Madrid sous les ordres de l’espía mayor. On ne saurait pour autant en conclure un retard français à la veille de l’affrontement. À partir de l’année charnière de 1633, s’observent les effets d’une politique de réforme du secret français mise en œuvre dans les années 1626-1628. Sur le modèle espagnol, se structurèrent des filières et des réseaux coiffés depuis Paris par les instigateurs de ces réformes : le cardinal de Richelieu, secondé par les Bouthillier, Claude puis Léon, comte de Chavigny, ses « créatures », et le père Joseph. Une administration centralisée et efficace du renseignement s’investit dans la maîtrise des techniques du secret et principalement celle du chiffre.

Chapitre II
L’espionnage français vers la péninsule

L’espionnage français vers la péninsule ibérique fut orchestré par le comte de Barrault qui attirait à lui réseaux et filières. À la différence de ses homologues espagnols qui ne participèrent plus aux activités secrètes à Paris à partir de 1632, il parvint à impulser des actions et à transmettre les informations aux Bouthillier, et non des moindres : sur le modèle de la tentative napolitaine de 1630, il réussit à obtenir des copies puis les originaux des consulta du Conseil d’État madrilène en s’achetant les services d’un « conseiller d’État » par l’entremise d’Antonio Brunacchi, auditeur auprès du nonce Monti. Et la portée des avis secrets du comte de Barrault se mesure à l’aune de diverses affaires menaçant l’intégrité du territoire français : ainsi en juillet 1633, prévint-il d’une surprise sur Marseille, puis d’une entreprise sur Brest, en 1634, d’un projet sur Bayonne. Il protégea également de la répression du marquis d’Aytona les réseaux secrets français au Pays-Bas en subtilisant les confessions du duc d’Aerschot. Quant à savoir s’il bénéficia d’un soutien de la reine Elizabeth de Bourbon, à l’instar du marquis de Mirabel auprès d’Anne d’Autriche, quelques indices archivistiques suggèrent une collusion secrète voilée par le jeu politique complexe de la reine. Les filières reposaient sur des chaînes d’hommes le plus souvent français, participant à une unique mission ; le maillon stable des filières de Barrault était le gouverneur de Bayonne, M. de la Salle. Cette filière fut menacée par le contre-espionnage espagnol à partir de 1634 et y pallièrent des messagers extraordinaires, des filières génoises, se détournant du secret espagnol au bénéfice du secret français et des filières vénitiennes peu fiables. L’argent français constituait le nerf de ces réseaux et Barrault peina à rémunérer tous ces informateurs. Sous les ordres de l’ambassadeur ordinaire, son secrétaire Pény, fort d’une rare habileté : il observa, informa, rallia les mécontents, tria et enquêta sur la fiabilité des offres de service au point que les Espagnols suspectèrent une diplomatie double et l’accusèrent d’être l’instrument du cardinal si honni. Barrault et Pény bénéficièrent en effet de soutiens dans la péninsule : des milieux français résidents permanents, principalement à Barcelone, mais aussi des riches Marranes et Morisques, tandis que les services dangereux mais instructifs des agents doubles n’étaient pas repoussés. Une des caractéristiques de ce renseignement secret français fut l’infiltration des couvents de la péninsule ibérique, espagnols comme portugais, au bénéfice des sympathies francophiles du pape Urbain VIII dont la diplomatie favorisa la progression du secret en cour de Rome auprès des cardinaux Barberini.

Chapitre III
Le contre-espionnage français

Les infiltrations supposaient l’envoi d’agents en territoire étranger et un grand risque pour leur personne, mais il existait un autre mode d’investigation, plus sûr : l’observation des activités illicites espagnoles, ce que nous entendons aujourd’hui par contre-espionnage. Il se définissait alors principalement en termes policiers. Il est très remarquable de constater que la période 1630-1635 marqua un tournant décisif dans une marche vers une institutionnalisation du contre-espionnage. C’est peut-être par les réformes des postes par les édits de janvier 1630 et mai 1632 et par l’introduction dans les provinces frontalières de l’intendant aux pouvoirs de police étendus que le gouvernement français eut une action efficace dans sa lutte contre le renseignement espagnol. Une face visible de ce contre-espionnage résidait dans de spectaculaires arrestations de courriers ou d’agents espagnols, activités le plus souvent confiées au capitaine et chevalier du guet de la ville de Paris, Laurent Testu, qui surveillait et sondait les correspondances étrangères. Ses enquêtes bénéficièrent des réformes des postes introduites qui substituèrent au contrôle général des postes aux mains de Pierre d’Alméras une surintendance générale permettant un renouvellement partiel des officiers et un contrôle renforcé de l’administration. La charge de surintendant comprit trois offices, tous aux mains de Nicolas de Moy, qui confia la ferme du Bureau de Paris, aux sieurs Saugnac, Rillin Burin et Richard Laisné. À leurs côtés, M. Ferrand, ancien associé de Pierre d’Alméras, et un M. Trubert, commis au bureau de la poste de Paris. Laisné, Ferrand et Trubert étaient tous trois les principaux agents à Paris de la filière Barrault et Pény, considérés comme fiables. Mais les effets de ces édits furent atrophiés par la persistance d’une corruption espagnole active des courriers des postes étrangères. Aux détours des affaires apparaissent des lieux propices au secret et donc aux investigations et aux arrestations policières. Il s’agissait de tous ces lieux de passage, où l’on pouvait loin des regards connus nouer des contacts, et, entre autres, les auberges, tandis que les livres de la porte gardaient une instructive mention de toutes entrées et sorties des villes. Contrer la propagande et la désinformation espagnoles pour mieux contrôler l’opinion publique constituait également l’une des tâches principales du contre-espionnage français qui réussit à corrompre et à organiser en filières des libraires des Pays-Bas espagnols tandis qu’à Paris une habile politique de diffamation mettait à mal les asientos de la monarchie hispanique. Si la délation fut de peu d’efficacité, l’introduction des intendants dans les places frontalières, généralisés par l’édit de réforme des tailles de 1634, constitua une réforme capitale. Sous les ordres de Pierre Séguier, ils devinrent les agents efficaces du pouvoir central, un instrument actif de surveillance des passages des hommes, des courriers, des rumeurs. Les activités de l’intendant Laffemas entre la Flandres, la Bourgogne et le comté de Lorraine illustrent bien les effets de cette intensification de la surveillance des mouvements frontaliers. Il rendit compte au chancelier Séguier, à Bouthillier et à Richelieu de nombreuses arrestations d’agents espagnols et suspecta une filière orchestrée par des Minimes depuis Bruxelles et soutenue par des Récollets depuis le Milanais espagnol.

Chapitre IV
Quels agents au service du secret français ?

Une typologie comparée avec les agents de la monarchie espagnole fait ressortir la spécificité des agents du secret français. Il convient de souligner la sélectivité des sources qui ne gardèrent trace que des procès d’importance, à savoir ceux qui engageaient des hommes de position sociale élevée. Les hommes de condition furent en effet particulièrement prisés. Leurs atouts étaient multiples et les principaux d’entre eux étant d’être lettrés et connaisseurs en « choses de l’ingénieurie ». Des missions spécifiques leur furent confiées : transmettre des messages de bouche ou par écrit et surtout décrire les fortifications. On retrouve aussi cet atout de la maîtrise des langues et de l’écrit chez les hommes d’affaires, négociants et marchands. Liées à leur milieu socioprofessionnel, cette aptitude et la fréquence de leurs déplacements en faisaient des observateurs de premier ordre et sous le couvert de leurs lettres de change circulaient nombre de plis secrets. Ces agents cachaient leur identité sous de faux noms, possédant divers passeports et usaient des ruses des déguisements, avec une nette préférence pour l’habit religieux, de Théatin ou Capucin, porté par-dessus leurs armes et leurs fins habits de gentilhomme. Les deux monarchies utilisèrent aussi fréquemment les services des soldats des garnisons frontalières, observateurs et messagers privilégiés mais avec de fortes réticences, et même un mépris très nettement affiché, qui ne se retrouve pas envers ceux de la marine très sollicités pour leurs connaissances des sociabilités portuaires, des langues et des espaces côtiers. Le gouvernement français qui s’employait à une restauration des flottes bénéficia de la reprise intensive de la course hollandaise, qui découvrait les côtes de Galice et des Asturies de toute protection, le Conseil d’État madrilène décidant en juillet 1630 de ne pas subventionner la surveillance des côtes et la course de l’escadre cantabrique. Les peintres, dont les services furent appréciés des dirigeants espagnols, sont les grands absents du secret français. Ils furent des plus utiles au secret espagnol : les missions de Paul Rubens, de Velázquez, d’Antoon Van Dyck, de Giulio Cesare Amidano, de Baltasar Gerbier, de Nicolas Lannier ou Daniel Nys permirent la connexion des réseaux et des filières espagnoles, anglaises et italiennes. Le retrait français sensible sur le marché de l’art européen, les grandes collections étant démembrées au profit de l’Espagne ou de l’Angleterre, se répercutait sur sa diplomatie secrète. Tous ces agents s’engageaient dans un monde de violence où les risques encourus étaient sanctionnés par des exécutions sommaires, précédées de séances de torture ou de confessions extrajudiciaires, destinées à obtenir aveux et dénonciations. C’est que l’on avait de l’espion un grand mépris pour ce qu’il était sacrilège ; il était celui qui manquait à la foi et mettait en péril « la convivencia », l’ordre de la société humaine.


Deuxième partie
Une acception différente des fondements de la diplomatie


Les correspondances des agents français comme espagnols ainsi que les minutes des gouvernements usent souvent des mêmes notions, marqueurs du langage politique d’une génération au pouvoir à partir de 1625, dont les acceptions différaient en espagnol et en français, alors même qu’elles justifièrent la prise de décision en politique extérieure. Des recherches sur les causes de ces emplois différenciés et leurs effets éclairent un aspect de la crispation des relations bilatérales à la veille de la rupture.

Chapitre premier
« Sur-traductions »

De nombreuses traductions augmentées en espagnol de discours ou dépêches d’ambassadeurs ou édits français furent nécessaires pour expliciter le sens de certaines notions. Ainsi dans la déclaration du roi Louis XIII « portant defenses à tous ses subjets faisans voyages par mer, d’attaquer ny courir sus aux navires des Espagnols et Portugais », du 27 juillet 1634, « la legitime defense [qui] ne peut estre prohibee à nos subjets » devient « la defensa legitima y natural ». De nombreux exemples chevillent ainsi en doublets insécables l’association de notions : ici celle de lex/natura qui fait dériver le sens du texte français. La fréquence de certaines de ces associations amène à formuler diverses hypothèses : faut-il y lire la marque d’un canevas formel ? Furent-elles des expressions procédurières héritées des débats du xvie siècle, qui se seraient inscrites et modélisées dans les discours politiques et diplomatiques du premier xviie siècle espagnol ? Portent-elles la marque de la réception enthousiaste des écrits de Justus Lipsius par les cercles sévillans réunis autour du comte-duc d’Olivares dans les années 1615-1620 dans le cadre de l’académie Pacheco ? Des historiens comme J.H. Elliott ou G.A. Davies ont souligné les influences de la théorie diplomatique et stylistique du De Constancia de Lipsius dans le langage politique espagnol des années 1628-1635, qu’ils n’observent pas dans le discours politique français. L’étude reste ouverte à de nouvelles hypothèses.

Chapitre II
Une acception différente de la foi publique

Un autre constat d’un échec du dialogue paraît dans le procès-verbal du secrétaire Pény où Philippe IV s’emporta contre l’emploi abusif et dévié par Pény du concept de « foi publique » dans sa défense, concept qui justifiait au contraire pour le monarque espagnol son arrestation. Le Conseil d’État madrilène émit un avis différent d’où résulta un rapport de force entre la volonté royale manifestée par décrets et la volonté du Conseil présentée dans ses avis au roi. Le procès-verbal très conséquent, composé de la somme de ces pièces, présente une double tension autour de la « foy publique » : celle de Pény contre Philippe IV et le Conseil et celle du Conseil contre Philippe IV. Chaque partie dut se justifier de son choix politique en définissant les principes, notions ou concepts qui y présidaient, ce qui donna lieu à une dispute ou controverse écrite des plus intéressantes. C’était témoigner de la disparité des courants de pensées diplomatiques qui marquaient ces années 1630. Si pragmatisme et providentialisme se mêlaient pour recouvrir l’acception de la foi publique de Pény, Philippe IV la justifiait en conscience : la prégnance religieuse de sa pensée lui dictait d’arrêter « l’instigateur du mal, le corrupteur de l’innocence du Roi Très Chrétien ». Les conseillers d’État quant à eux tentaient de relayer un réalisme chrétien, assez proche, quoique moins politique, des positions de Pény, distinguant la diplomatie des « discours de Théologiens » tout en harmonisant morale et intérêts étatiques. Au cœur de cette controverse, un concept des plus discutés : la raison d’État dont les diverses entreprises de redéfinition dans les années 1616-1625 aboutissaient au renouveau d’une conceptualisation et d’une théorisation de l’art diplomatique dans les années 1630. Nombre de traités parurent sous la plume des diplomates de Philippe IV envoyés contrer la diplomatie du Roi Très Chrétien. Á la base de la légitimation de leur pratique et de leur théorie diplomatiques, se retrouve une redéfinition de la « matière d’État » entendue comme  verdadera razón de Estado ou raison d’État chrétienne. Des historiens tels Antonio Maravall ou Javier Peña Echeverria ont souligné la spécificité de cette tierce voie espagnole, celle du réalisme chrétien, alternative au machiavélisme comme au providentialisme en politique, d’où résulta un discours tiraillé entre le moralisme de principes chrétiens et le réalisme des recommandations exigées par les finalités politiques. Les correspondances étudiées et le procès Pény témoignent de la portée politique de cette théorie qui obtint voix au Conseil d’État mais peina à modifier les orientations et les choix de politique étrangère. Pour parvenir à s’exprimer, elle devait se justifier et traités et opuscules, traduits en France à partir de 1635, s’employèrent dès 1625 à redéfinir les principes licites gouvernant la pratique diplomatique d’un ambassadeur chrétien. Les écrits de Juan Marquéz, ceux de Ramirez del Prado ou Saavedra Fajardo, par une analyse des arguments d’intention, de finalité, et de rhétorique, fondèrent en droit et en conscience une nouvelle pratique diplomatique, à l’œuvre dans les audiences et les passes d’armes entre le comte de Barrault, Guillaume de Bautru, le comte d’Orval, Pény et le gouvernement madrilène.


Troisième partie
Les atteintes aux immunités diplomatiques


Les correspondances de Barrault et de Pény soulignent la croissance des agressions portées contre l’appareil diplomatique français à Madrid : contre les immunités personnelles de l’ambassadeur et de ses gens, contre les immunités matérielles de l’ambassade. Des agressions qui rompaient avec le respect rigoureux dont avaient fait montre depuis la paix de Vervins de 1598 les dirigeants espagnols à l’égard des agents français sur lesquels se cristallisa dès l’été 1630, avec un seuil très sensible en 1633, la politique de représailles madrilène. Ces « novedades » - terme connoté très négativement, entendu au sens de violation du droit coutumier – tentaient de porter atteinte à la souveraineté française en la personne des représentants de l’État et seules des excuses « comme s’il s’agissait du renouvellement d’un traité de paix » résolvaient les crises. L’analyse par Barrault, Bautru et Pény de leurs enjeux permet de recomposer une lecture diplomatique de la trame évènementielle de ces années 1630-1635 depuis le pôle madrilène. L’alternance de violents coups de force et de rétractations gouvernementales détermine autant de seuils qui montrent que, bien loin d’avoir été une inexorable marche à la guerre, la trame diplomatique de ces cinq années fut scandée d’atermoiements, de compositions de paix, de brutales agressions et de marches en arrière.

Chapitre premier
Atteintes aux immunités personnelles de l’ambassadeur

Une politique de respect des immunités diplomatiques des ambassadeurs ordinaires et extraordinaires fut rigoureusement suivie de 1598 à 1633 ; les procès-verbaux des sept incidents attentant à leurs immunités personnelles démontrent que l’initiative de ces agressions fut le fait des gens de l’ambassadeur français et non du gouvernement madrilène. L’année 1633 constitua une rupture de cette tradition et, sous le voile de la légalité, un complot fut ourdi contre l’ambassadeur extraordinaire Bautru, comte de Serrand, envoyé à Madrid en de difficiles négociations d’août à décembre 1632. Les retards délibérés de l’administration madrilène dans la délivrance de son passeport justifièrent son arrestation, sa fouille et le vol de sa fortune à la douane de Vitoria. Nulle réparation ne put en être obtenue, malgré les instances de Louis XIII. Les avis du Conseil d’État analysent cette agression comme une mesure de représailles contre la mesure unilatéralement imposé du port obligatoire d’un passeport par le gouvernement français en mars 1630, mais également comme une répression d’un trafic d’argent : sous le couvert des plis diplomatiques français, les fortunes d’Espagne étaient sorties du royaume d’Espagne pour la France, et les liens de Bautru avec les Lopez n’étaient pas pour le démentir.

Une nouvelle affaire survint en mars 1634, d’une toute autre ampleur : le gouvernement espagnol couvrit et même orchestra de graves violences contre les gens de l’ambassadeur Barrault. Le comte de Barrault réagit en « disparaissant de la cour et en refusant de paraître à la chapelle royale ». Sa retraite traduisait une rupture des rapports entre le gouvernement espagnol et le corps diplomatique français et s’apparentait à un ultimatum. Des seuils de vexations avaient été franchis depuis 1630 mais l’agression des gens de Barrault constitua le pallier de tolérance juridique au-delà duquel le gouvernement français, atteint dans sa souveraineté par ces blessures infligées au corps diplomatique, ne pouvait souffrir impunément la reprise du dialogue avec les dirigeants madrilènes. Le rapport de force entre le comte de Barrault et le gouvernement espagnol dura d’avril à juin 1634. Le Conseil d’État madrilène, analysant la portée d’une rupture de l’entente bilatérale, se rétracta et l’audience officielle fut perçue comme le renouvellement d’un traité, « una recomposicion de paz ». Ce « raccordement » trouva sa traduction dans le protocole par le retour très marqué et festif de Barrault à la cour. Les entorses au protocole et au cérémonial se multiplièrent à la suite de cette affaire, annonçant la rupture et dès décembre 1634, le comte de Barrault reçut son audience de sortie.

Chapitre II
Atteintes aux immunités matérielles et à l’extraterritorialité

Les mesures vexatoires du gouvernement madrilène tentèrent d’attenter à la survie matérielle de l’ambassade en empêchant son ravitaillement en vivres durant plusieurs mois en 1633. La « langue de bois » du comte-duc d’Olivares se refusa à toute composition, mais en regard des plaintes répétées du comte de Barrault, il convient d’évoquer le fructueux marché noir auquel se livrait l’ambassade de France par la revente à des prix excessifs des vivres de la Dépense, magasin de ravitaillement des ambassades en produits non taxés. Le comte de Barrault évoqua une dégradation du respect des immunités matérielles sensibles en 1634 lorsque ses lettres furent systématiquement ouvertes ou retenues par le correo mayor d’Irun, stipendié par le gouvernement Olivares. Pourtant, la violation de « l’extraterritorialité » qui s’était coutumièrement imposée sur le modèle des ambassades à Rome montre que certains seuils ne furent franchis qu’avec réticence. Les Espagnols la respectèrent jusqu’en novembre 1635 alors même que les Français, par « l’accident de mars 1634 », où le secrétaire de l’ambassadeur espagnol fut arrêté chez lui et ses papiers fouillés, avaient créé un précédent. Il ne servit d’argument, non sans force controverses, qu’en novembre 1635 pour l’arrestation de Pény. Revenir sur la tradition de respect des immunités diplomatiques et modifier la politique de prudence gouvernementale fut ainsi tour à tour le fait des Français et des Espagnols, conscients des enjeux et prompts à justifier des marches en arrière. Plus qu’une inexorable marche à la guerre, jusqu’au tournant de l’année 1633, c’est une politique de prudence qui semble l’avoir emporté chez les dirigeants.

Chapitre III
La « hayne des François »

Un autre moyen d’attenter à la souveraineté française, sans s’attaquer directement aux immunités diplomatiques, consista en l’agression des Français résidents ou de passage dans l’empire espagnol et le comte de Barrault échoua dès l’été 1630 à les protéger. Il ne parvint pas davantage à empêcher l’évocation de leur procès, du ressort de la justice française, devant des tribunaux espagnols fort peu impartiaux. Ces Français apparaissent comme les premières victimes d’une francophobie croissante qui trouva à partir de 1633 une caution gouvernementale, puis un soutien ouvert. C’est qu’à la facilité des violences, le comte de Barrault ne pouvait opposer que la persuasion de sa rhétorique alors que le gouvernement madrilène trouvait une légitimité à sa politique dans la profondeur de « la hayne envers les François du peuple de Madrid et des campagnes de Castille ». Le sentiment national espagnol paraît s’être alors construit dans un virulent rejet du Français et ce depuis le début du xviie siècle où « l’antipathie » franco-espagnole en vint à se constituer en une véritable théorie. Des arguments de mœurs, d’humeurs, de climat, d’hérédité fondèrent une démonstration justifiant toutes les violences. Boucs émissaires des menaces pesteuses, recensés systématiquement par l’édit d’enregistrement de septembre 1630 sur des listes décrivant âge, physique et lieu de domicile, interdits de tout déplacement, dépouillés de leurs biens, ces Français de la péninsule ne trouvèrent pas en Barrault un défenseur virulent. Le silence de ses correspondances quant à leur situation inscrit en creux son découragement, sinon sa démission à partir de l’année 1631. Il concentra alors ses efforts à la défense des immunités diplomatiques.


Conclusion

L’année 1633 marqua un tournant dans le rapport de force bilatéral qui se jouait à Madrid entre le comte de Barrault et le gouvernement madrilène : les atteintes manifestes aux immunités diplomatiques personnelles et matérielles, les agressions systématiques des Français mirent en échec la politique de prudence observée jusqu’alors par les deux parties, mais qui se fissurait sur des discours et des actes de plus en plus radicaux. La mise en scène de la rupture du dialogue diplomatique lors de l’affaire de la Chapelle de mars 1634 traduisait le franchissement d’un seuil de tolérance et l’inefficacité des négociations et compromissions, amputant la charge du comte de Barrault de sa fonction de médiateur. Lui restaient celles de la représentation et du renseignement dans lesquelles il déploya force finesse et efficacité. La qualité de sa rhétorique lors des audiences, sa « disparition » qui surprit tant le gouvernement espagnol, montrent qu’il sut donner une portée effective aux actes de représentation, et la permanence des réseaux et des filières mis en place lors de son ambassade, même après la déclaration de guerre, souligne la solidité de la structure du secret français qu’il créa.

Est-ce dire que l’enjeu de son ambassade résidait déjà moins dans d’habiles négociations de « compositions de paix » que dans l’affirmation du retour des armes et de la grandeur de l’État français sur la scène européenne ? Ses avis, confortés par ceux de Pény, ne plaidaient pas en faveur de l’entente : un tableau des plus sombres des difficultés financières de l’Espagne y était brossé – retard des flottes, menaces d’une rupture de la voie atlantique par les Hollandais, défection des banquiers génois, animosité des marchands de la flotte des Indes… ; s’y ajoutait avec grandes précisions le détail des cabales et des mécontentements des Grands, des divergences au sein du Conseil d’État et Pény de louer la fermeté et la constance de la politique française au regard des « émotions, désordres et despenses de ce gouvernement ».

La lecture des documents édités en annexe pourra s’éclairer de l’étude de ces quelques axes. Leur confrontation avec des sources espagnoles, politiques et judicaires, fut d’une grande richesse pour comprendre les allusions des dépêches et exploiter la richesse de ce fonds qui s’ouvre tant à une lecture diplomatique qu’à des mises en perspective avec les multiples courants de pensée qui marquèrent le premier xviie siècle espagnol et français.


Pièces justificatives

Édition des correspondances du comte de Barrault, ambassadeur ordinaire de Louis XIII auprès de Philippe IV, et de son secrétaire Pény, augmentée de pièces espagnoles.


Annexes

Cartes : La péninsule ibérique sous le règne de Philippe IV ; La Valteline, carrefour de pouvoirs antagonistes ; L’Europe politique vers 1630 ; Pays-Bas et Provinces-Unies (1621-1635). — Iconographie : trois œuvres de Antoon Van Dyck ( Autoportait avec Endymion Porter ; L’abbé Scaglia adorant la Vierge à l’enfant ; Portrait en pied de l’abbé Scaglia).