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École des chartes » thèses » 2006

Congo an I

Décolonisation et politique francaise au Congo-Brazzaville (1958-1963)


Introduction

L’enjeu de la décolonisation de l’Afrique noire française répond à des logiques coloniales, africaines, nationales et internationales. La question de la décolonisation de l’Afrique est une des raisons essentielles de la création de la ve République. Le caractère moins spectaculaire qu’elle a pris en Afrique noire, au regard de la guerre d’Algérie, ne doit pas masquer les enjeux et les impératifs de la politique française qui s’y révèlent tout aussi polémiques. Bien que les circonstances du processus soient dictées par le calendrier imposé par le nouveau pouvoir gaulliste, le travail français en amont pour accompagner, voire encadrer, la politisation contemporaine de la société africaine trouve ses racines bien au-delà de la ve République.

Le cas du Congo-Brazzaville se présente dans cette optique comme un exemple particulièrement révélateur des ambitions et des ressources, théoriques comme pratiques, de la politique française en Afrique équatoriale. Cette étude a pour vocation de resserrer le cadre chronologique autour des logiques combinées entre les rythmes politiques français et congolais pour offrir une approche pragmatique et démythifiée. La figure de l’abbé Fulbert Youlou se place naturellement au centre des recherches.


Sources

Eparpillées entre Paris, Brazzaville et Abidjan, les sources sont le reflet d’une mémoire partagée entre la France et l’Afrique. L’axe de recherche amène à se concentrer sur les sources des différents acteurs de cette politique, personnes morales ou physiques. Au premier rang des archives des institutions républicaines en charge de cette question, se trouvent les archives du Secrétariat général des affaires africaines et malgaches dirigé par Jacques Foccart, organe élyséen créé par le général de Gaulle pour s’occuper spécialement de la décolonisation de l’Afrique noire et de Madagascar, puis de la gestion des affaires touchant à ces aires jusqu’à la fin de la présidence gaullienne. Ce sont les fonds appelés plus couramment « fonds Foccart » (« privé » et « public »), déposés par ce dernier aux Archives nationales quelques années après la fermeture de son service, et conservés au Centre historique des Archives nationales, à la section du XX e siècle. Ces sources publiques sont complétées par les archives plus proprement coloniales du Congo-Brazzaville conservées au Centre des archives d’outre-mer (fonds ministériel : affaires politiques, et fonds du gouvernement général de Brazzaville), et par les archives du Ministère des affaires étrangères pour la période postérieure à 1960 (fonds Afrique-Levant, secrétariat général et l’important fonds sur les Nations unies). Viennent enfin les archives de la Direction centrale des renseignements généraux conservées au Centre des archives contemporaines. La majorité de la consultation de cette importante documentation n’a pu être obtenue que sur dérogation.

Aussi riches et complètes qu’elles soient, ces sources méritent d’être confrontées aux archives privées, archives de mémoire constituées et conservées, mais aussi archives de mémoire qui n’ont pas fait l’objet – par manque de temps ou de volonté – de stratégie mémorielle. Dans le premier cas peuvent être inscrites les archives du Rassemblement du Peuple Français (section outre-mer), conservées par l’Institut Charles de Gaulle, et celles du Rassemblement Démocratique Africain d’Houphouët-Boigny, conservées par le Centre de recherche et de documentation africaine. Dans la seconde catégorie se classent les archives de Maurice Bat, officier du SDECE et conseiller de Fulbert Youlou mandaté par la République française ; les archives de René Gauze, dernier Français directeur des services de police et de sûreté au Congo, et celles de Philippe Lettéron, assistant de Jean Mauricheau-Beaupré au Congo et conseiller de Youlou puis de Tshombé, nommé par Jacques Foccart.

Une campagne d’entretiens oraux a été également entreprise auprès d’acteurs ou de témoins privilégiés de la politique française au Congo : les principales personnalités rencontrées sont Alain Plantey, conseiller de Jacques Foccart ; le colonel Maurice Robert, directeur du secteur Afrique du SDECE ; Fernand Wibaux, chargé de mission au ministère de la France d’Outre-Mer ; Martial Sinda, neveu de l’abbé Youlou. Nombre d’autres témoins viennent se joindre à cette liste. Toutes ces archives ont été enfin complétées par des sources imprimées émanant de l’ORSTOM, de la Documentation française et de la présidence de la République du Congo.

Il ressort de l’état des sources deux grands traits : cette mémoire de la décolonisation est plurielle et conflictuelle, objet de calculs stratégiques par ses différents dépositaires. Plurielle dans sa typologie et sa nature : la question de la politique de conservation ne coïncide pas nécessairement avec l’importance de l’activité des différents protagonistes. Ce qui induit son caractère conflictuel : la gestion de ces sources, peut-être plus encore que leur propos, fait l’objet de calculs qui concourent à brouiller la lisibilité de la politique de décolonisation. Les clivages transcendent largement la dialectique anticolonial/colonial, ou encore la dialectique noir/blanc, pour s’ancrer sur des réalités bien plus politiques.


Première partie
de l’âge colonial a la république du Congo


Chapitre premier
De Gaulle brazzavillois, Brazzaville gaulliste

Le discours de Brazzaville constitue a posteriori la légitimation la plus importante du discours gaulliste sur la décolonisation. Légitimation réelle ou recomposée, il permet d’aborder la symbolique de Brazzaville ainsi que le lien charnel qui l’unit au gaullisme, lien remis en valeur en 1958 tant par les gaullistes que par les Congolais. Ce lien est à envisager dans ses deux dimensions : la première idéologique, c’est-à-dire faire la part de la portée du discours et ses limites, mise en parallèle avec ce qui a été appelé « l’esprit de Brazzaville », et la seconde plus triviale, qui relève de la politique de la section RPF de Brazzaville, qui se solde au total par un échec. Cette phase a néanmoins permis d’identifier les zones d’influence géographique et sociale de chaque parti politique au Moyen-Congo, soulignant essentiellement l’importance du bloc lari-matsouaniste avec lequel les gaullistes ont tenté un premier rapprochement, tant pour des logiques géographiques (fief traditionnel brazzavillois) qu’opportunistes (seul groupe – et pour cause – qui n’ait pas été approché par un grand parti extra-territorial).

Chapitre II
Le balalisme

Force d’inertie, de paralysie et de contestation de la vie politique coloniale, le balalisme – terme forgé au début des années 1950 par des savants et des administrateurs français face à l’importance de ce mouvement – désigne l’identification politique et sociale du groupe Lari à la voie ouverte par André Grenard, dit Matsoua. « Evolué », selon le vocabulaire colonial de l’entre-deux-guerres, ce Congolais parvient, entre 1926 et 1941, à canaliser sur sa personne le mouvement contestataire du groupe Lari de la région du Pool. Après sa mort, il se transforme en « Jésus-Matsoua » et son mouvement, nourri dès sa création par les messianismes congolais, directement influencé par le kimbanguisme, se transforme en un courant mystico-politique que le pouvoir colonial ne parvient plus à contrôler et qui risque à tout moment d’enrayer le fonctionnement administratif du territoire. Les matsouanistes attendent le retour de Matsoua qui doit les délivrer. Toute la question est alors de savoir si une succession est possible ou si le « vote pour les os » constitue la seule expression politique des Laris, continuant ainsi à tourner le dos à l’évolution politique du territoire congolais.

À un moment où l’élargissement de l’espace politique à l’échelle territoriale devient un enjeu électoral majeur, celui qui parvient à récupérer l’électorat lari peut espérer se poser en arbitre de la vie politique du territoire. Aux élections de janvier 1956, l’abbé Fulbert Youlou crée la surprise en réussissant le coup de force de canaliser sur sa personne le bloc matsouaniste lari. Ses origines et son statut ecclésiastique ne sont pas étrangers à son triomphe, les matsouanistes le désignent sous le terme de « Kiyunga » : la soutane.

Chapitre III
L’évolution politique congolaise

Trois dimensions sont prises ici en compte. La première s’incarne dans la concurrence entre les leaders politiques congolais de 1945 à 1956 : Jean-Felix Tchicaya d’une part, co-fondateur du RDA au côté de Felix Houphouët-Boigny et grand pourfendeur du colonialisme de Brazzaville à l’Assemblée française, et Jacques Opangault d’autre part, chef de la section congolaise de la Section Française de l’Internationale Ouvrière puis fondateur du Mouvement Socialiste Africain. Chacun s’appuie sur son groupe de populations d’origine : Tchicaya sur les Vilis de la région de Pointe-Noire et du Kouilou, Opangault sur les M’Bochis du Nord. Cet équilibre est rompu en 1956 par Fulbert Youlou qui, après un faux départ en 1946, entre dans l’arène politique de manière sensationnelle en remobilisant politiquement les Laris.

Ces duels entre élites ne sont rien sans la politisation de la société congolaise. Cet aspect recouvre la seconde dimension de l’évolution politique congolaise, de 1945 à la crise de 1958 : la concurrence des cadres d’expression politique discriminants et restrictifs imposés par l’administration coloniale qui ne se réforme que trop tardivement – la loi-cadre Defferre n’est appliquée qu’à partir du printemps 1957 –, et la naissance d’une opinion politique populaire, facilitée par des moyens d’information modernes. Cette politisation de la société congolaise constitue l’espace de légitimité mais aussi de lutte des leaders du territoire.

Enfin, une troisième dimension vient complexifier cette évolution politique : l’intervention de la République française soucieuse, voire inquiète selon les analyses, face aux aspirations émancipatrices dans les colonies. Si le pouvoir colonial représente sans conteste le grand intervenant local, la France d’Outre-mer ne peut pas constituer un interlocuteur d’avenir pour les hommes politiques congolais. La ive République, consciente de ce problème et désireuse de maîtriser les mouvements d’émancipation, confie à certains de ses agents la mission d’approcher des responsables politiques. C’est ainsi que le SDECE s’attache pour le Congo à assurer la victoire de Youlou à partir de 1956 : à l’échelle du territoire congolais, pour le mettre sur un pied d’égalité avec ses deux principaux opposants ; à l’échelle africaine, en obtenant son adhésion et celle de son parti au RDA début 1958 – concurrençant ainsi directement Tchicaya qui se retire alors du RDA –, et à l’échelle française, en lui ouvrant les portes d’un univers normalement réservé aux seuls députés africains, en l’occurrence à Tchicaya. Cette politique se concrétise dès novembre 1956 par la victoire de Youlou à la mairie de Brazzaville, suivie par celle de son allié vili Stéphane Tchitchelle à Pointe-Noire, au cœur du fief de Tchicaya. Entre 1957 et 1958, Tchicaya est peu à peu écarté du jeu politique congolais qui, à partir de l’automne 1957, se polarise entre Youlou et Opangault selon le paradoxe suivant : Opangault dirige le gouvernement congolais, mais Youlou jouit de la majorité à l’Assemblée à une voix près, à la suite de « l’affaire Yambot ».

Chapitre IV
La réforme constitutionnelle et le référendum de 1958

Conséquence de la crise algérienne, le général de Gaulle est rappelé au pouvoir et enterre la ive République. Si en France le changement de régime peut provoquer un grand bouleversement politique, en Afrique noire le référendum se présente en termes différents : le « oui » signifie la création de républiques territoriales africaines associées à la France au sein de la Communauté – Youlou est partisan des thèses d’Houphouët-Boigny lors de la querelle du fédéralisme – ; le « non » signifie la rupture de toute relation avec la France, comme c’est le cas avec la Guinée.

Au Congo, le ralliement des élites aux réformes constitutionnelles ne voit aucune opposition. Au contraire, tous applaudissent le retour au pouvoir de « l’homme de Brazzaville ». La mise en place du nouveau régime, loin de déstabiliser la politique congolaise menée par la IV e République, s’inscrit dans son prolongement, tout en l’intégrant à ses prétentions.

Chapitre V
Du référendum a l’autonomie

Un des objectifs de Charles de Gaulle est de réussir la décolonisation de l’Afrique le plus rapidement possible. Jacques Foccart est chargé des colonies d’Afrique noire. La première étape est la proclamation des républiques africaines : la République du Congo naît dans des circonstances difficiles le 28 novembre 1958. Cette cérémonie voit à l’intérieur et à l’extérieur de l’Assemblée congolaise la conclusion des longues opérations de déstabilisation du gouvernement Opangault menées par l’abbé Fulbert depuis l’été. Youlou, à force d’intrigues et avec l’appui de Christian Jayle, président de l’Assemblée et partisan de Youlou, pousse les socialistes à la faute : leur tentative de coup de force pour récupérer le « transfuge » Yambot échoue et les discrédite. Youlou se fait élire premier ministre, s’installe au pouvoir avec son équipe et préside à la naissance de la République. Le divorce politique entre MSA et UDDIA-RDA ne trouve en ce 28 novembre qu’une solution bancale et imparfaite, mais une solution qui satisfait les orientations RDA incarnées par Youlou.


Deuxième partie
De l’autonomie a l’indépendance


Chapitre premier
La stabilisation du pouvoir youliste

Le premier objectif de l’abbé, une fois au pouvoir, est de stabiliser son gouvernement. La contestation s’ancre dans les logiques sociales et politiques des influences de chaque parti. La tension difficilement contenue depuis novembre éclate en février 1959 : les M’Bochis et les Laris se livrent au cours de trois journées sanglantes à une véritable guerre civile dans les Brazzavilles noires. Très attendues, des élections législatives sont prévues pour juin 1959 pour faire émerger une véritable majorité. La réorganisation électorale opérée par le gouvernement Youlou assure à l’UDDIA une victoire sans partage. Une fois le péril endigué sur sa gauche, l’abbé s’attache à prévenir le danger sur sa droite en ostracisant les matsouanistes les plus intransigeants, devenus d’encombrants alliés ; le divorce entre matsouanisme et masses laris est réalisé définitivement au profit de Youlou.

Chapitre II
La république française et sa petite sœur congolaise

La fin de l’âge de la France d’Outre-Mer a comme indispensable corollaire la définition de nouveaux rapports entre la France et ses jeunes partenaires républicains africains au sein de la Communauté. Les protocoles de premier transfert de compétences, signés le 13 mars 1959 par le haut-commissaire Georgy et le premier ministre congolais, ne confèrent qu’une autonomie interne au territoire et ne doivent pas tromper : la France conserve l’initiative dans l’orientation de la politique de ses anciennes colonies dans le cadre extra-territorial. Les Conseils exécutifs de la Communauté sont censés être le cadre privilégié de la définition de ces nouveaux rapports et le lieu d’élaboration des premiers jalons d’assistance. Le Congo fait à cette époque l’expérience des premières limites de l’assistance française.

Chapitre III
« Unité, travail, progrès » : 1959-1960 matrice du congo independant

L’âge de l’autonomie républicaine ne compte pas tant pour les émancipations, très limitées en réalité, qu’elle permet, que pour l’empreinte matricielle dont elle marque les jeunes républiques africaines : le Congo est très révélateur de ce processus. Il s’inscrit pleinement dans une politique RDA à cette date. Pour preuve, la neutralisation des seules véritables organisations d’opposition, les syndicats et les mouvements de jeunesse, – il est d’ailleurs significatif de remarquer que la réelle opposition appartient désormais à la sphère para politique –, à quelques mois de l’indépendance afin de s’assurer une maîtrise politique complète de l’échiquier politique.

Mais c’est surtout l’époque où l’assistance française se révèle indispensable au pouvoir congolais, tant pour des raisons de techniques et de compétences, qui s’avèrent majeures face aux enjeux pratiques de la décolonisation, que pour des raisons stratégiques. Le caractère indispensable de cette assistance ne doit pas tromper : il est inhérent à la logique de décolonisation accélérée voulue par la V e République. La gestion de la question de l’indépendance conserve comme impératif le maintien en Afrique de l’influence politique française. Cette politique se traduit à Brazzaville par l’envoi de conseillers mandatés par la République française (Maurice Bat, qui était en contact avec l’abbé depuis 1956) ou simplement tolérés (l’ex-inspecteur Charles Delarue, ou encore « Monsieur Vincent »), qui s’avèrent les véritables pivots de cette stratégie française en Afrique centrale. Car Brazzaville n’est pas seulement la capitale du Congo, c’est aussi la porte française sur toute l’Afrique centrale, en ébullition avec la décolonisation du Congo belge.

Chapitre IV
Le Congo et l’Afrique équatoriale

La question de l’unité géographique des entités à naître de la décolonisation trouve sa théorisation en Afrique de l’Ouest autour de la querelle fédéraliste. Ce débat reçoit en Afrique équatoriale une réponse originale, structurée autour de principes généraux (alignements sur les thèses d’Houphouët-Boigny pour les antennes du RDA) et de problèmes régionaux : si l’unité économique semble à maintenir, doit-elle être prolongée par une union politique ? L’abbé Boganda, personnage charismatique de l’Oubangui-Chari, donne à ce débat un terme proprement aéfien en proposant la création d’une République centrafricaine qui engloberait les quatre territoires. Le projet fait long feu avec sa mort prématurée. Si le gouvernement de Bangui reste le plus ardent partisan de ce rêve, le vide laissé par la disparition de Barthélemy Boganda permet à l’abbé Fulbert de mieux imposer ses vues. Celles-ci relèvent essentiellement de calculs personnels. Youlou devient ainsi le promoteur d’une union aux contours largement imprécis : la base économique de l’union est assurée par diverses structures à vocation pérennes. La construction politique est plus empirique : sans idéal, le Premier ministre congolais en est le partisan tant que cela lui permet de conserver l’initiative politique face à ses homologues africains, mais dès que le projet est en passe de devenir réalité avec l’Union des Républiques d’Afrique centrale (URAC) – à laquelle Léon M’Ba refuse de participer –, il en devient le principal fossoyeur. Youlou n’a jamais cru à une réelle union politique et a toujours préféré tourner son regard vers l’autre rive du fleuve Congo. Les accords d’indépendance de l’été 1960, pourtant portés par ce projet d’URAC, l’enterrent définitivement.

Chapitre V
L’indépendance de la république du Congo

La course aux indépendances aboutit officiellement en 1960 en Afrique francophone : Brazzaville, pressé à l’ouest par un Gabon ultra francophile, au nord par ses partenaires de l’URAC et au sud et à l’est par le Congo belge, obtient son indépendance le 15 août 1960 à la suite des négociations finales de juillet menées communément avec le Tchad et la Centrafrique. Si les représentants coloniaux sur place se sont plus à dépeindre une ambiance de fin d’Empire, comme si cette date était en elle-même porteuse d’un sens complet, c’est au contraire des lendemains loin d’être radieux qui s’ouvrent à un Congo, et ce malgré tout le lyrisme de Malraux, représentant exceptionnel du président de Gaulle à Brazzaville. En réalité, le 15 août n’est que l’aboutissement théâtral d’une course à l’indépendance dont les règles ont été établies bien plus tôt, plus discrètement.


Troisième partie
Le Congo indépendant


Chapitre premier
La république du Congo,
De l’indépendance à la conférence de Brazzaville :
entre espoirs et réalités

La période qui s’ouvre le 15 août et se referme fin décembre 1960 est le moment où le président congolais nourrit des ambitions qui dépassent ses moyens et où la dure réalité de la situation du petit Congo tout juste indépendant se marie assez mal avec ses rêves : la conférence qu’il organise à Brazzaville en est la preuve la plus flagrante. Houphouët-Boigny reste le maître africain de l’échiquier francophone et Youlou a bien du mal à s’imposer comme son pendant régional en Afrique centrale.

Chapitre II
La république française et la république du Congo : indépendance, communauté et influences

Preuve de son absence de projet politique de fond, l’abbé président a du mal à définir la nature des nouvelles relations avec l’ancienne métropole, partagé entre son désir de plaire à de Gaulle et les impératifs de l’indépendance : il essaye d’élaborer; au nom de ses homologues tchadien, gabonais et centrafricain, un projet de « Communauté rénovée » qui s’avère une pâle copie de l’original. Son voyage en France en novembre 1961 est à la fois l’occasion de sacraliser son statut de chef d’État africain francophile et de mesurer les déceptions. En réalité, la vraie réussite de la « méthode Youlou » tient plus dans sa stratégie pour arriver au pouvoir que dans le projet politique, dans son cas à peu près inexistant. En ce sens 1961 est une année de consécration de la « méthode Youlou » ; il est parvenu à contrôler tous les leviers politiques du Congo, encadré par ses conseillers français : alliance avec Opangault, prise en main de tous les postes à responsabilité politique par l’UDDIA, rédaction de la première constitution congolaise fortement inspirée de la V e République et élection présidentielle avec sa candidature unique.

La véritable politique française au Congo s’incarne beaucoup plus du côté du Secrétariat général des affaires africaines et malgaches dirigé par Jacques Foccart que du côté de la Coopération. Localement ce sont les agents de la République française qui sont les véritables chevilles ouvrières de cette politique. Le cas de Brazzaville est d’autant plus intéressant que l’abbé s’entoure de conseillers français, comme Jean Mauricheau-Beaupré, « missus dominicus » de Foccart au Congo.

Chapitre III
La république du Congo sur la scène internationale

Le Congo est un petit pays dont le président nourrit de grandes ambitions, entre réalités stratégiques du pré carré français et rêves mégalomaniaques. Pour comprendre les positions choisies, le contexte de décolonisation ne suffit pas à lui seul ; il convient de prendre en compte la question de la guerre froide, de la place de la France dans cette géopolitique, mais aussi des ambitions des deux blocs face à l’Afrique tout juste décolonisée (politique  américaine du « billet » et stratégie du cheval de Troie communiste). Sa ligne diplomatique se construit autour de trois thèmes : une ultra francophilie affichée, un anticommunisme sans concession et un discours local contre la colonisation. Ce dernier point est avant tout un moyen pour servir les prétentions régionales de l’abbé.

À l’ONU, le Congo intègre le groupe africain francophile qui modifie le rapport de force au sein de l’Assemblée générale : soutien à la France et opposition au groupe afro-asiatique qui jouissait jusqu’alors du monopole de la voix du Tiers-monde. Quelques recadrages sont demandés par la France, mais si le Congo ne brille pas par la qualité de sa politique, il n’en reste pas moins un des éléments les plus francophiles, pour ne pas dire gaullistes.

Le Congo se crée, grâce aux conseillers français, une personnalité internationale en se constituant un réseau diplomatique anticommuniste : sympathie soulignée pour les pays à la pointe de la lutte contre le bloc de l’Est (notamment tous les pays divisés en deux par la guerre froide), avec trois préférences occidentales : la RFA, Israël et les États-Unis. Il parvient à mener avec Washington une politique originale, inévitable au vu des appétits américains sur l’Afrique centrale en crise autour du Congo.

Chapitre IV
Brazzaville et la crise congolaise

C’est sans conteste une des questions majeures du Congo indépendant et de la politique française au Congo. Les ambitions de Youlou se tournent volontiers vers la rive gauche du Congo ; les vues des Français en Afrique centrale prennent de plus en plus en compte le géant congolais issu de l’Empire belge – d’autant plus que Bruxelles ne parvient pas à gérer le problème –, et surtout la pénétration de la guerre froide en Afrique noire se cristallise sur cette crise congolaise : le Congo-Léopoldville est un pôle d’équilibre, appétit de toutes les puissances de la guerre froide qui y interviennent de manière plus ou moins directe. Sur cet échiquier, Brazzaville est d’une part le verrou français, aussi bien face aux communistes et à leurs alliés (Soviétiques, Egyptiens, non-alignés…) que face aux ingérences américaines, et d’autre part la pièce avancée des prétentions françaises en Afrique centrale. Ces logiques influencent profondément les vies politiques des deux Congo.

Dans un premier temps, l’abbé Fulbert joue son frère Kongo Kasavubu contre Lumumba, puis devient le principal soutien de Moïse Tshombé et de la sécession katangaise : soutien idéologique, logistique, diplomatique et clandestin. Sans pouvoir s’engager officiellement dans cette crise, la politique française doit se garder sur sa droite des prétentions américaines et de leurs méthodes expéditives (par exemple l’affaire Lumumba, l’action du chef de poste de la CIA Devlin) et sur sa gauche des menées communistes, directes ou indirectes (voir le rôle de l’ambassade égyptienne à Léopoldville). D’où le recours aux mercenaires et à l’aide clandestine à Tshombé, le tout coordonné à Brazzaville par Jean Mauricheau-Beaupré et surveillé par le SDECE. Brazzaville gagne à cette époque la réputation d’être un « nid à barbouzes ».

Mais les excès de Youlou à partir de 1962 obligent la France à rappeler à l’ordre leur pion avancé. Jusqu’au bout, l’abbé tâchera de soutenir Tshombé et la sécession katangaise. À la chute du président congolais en août 1963, si un premier rapprochement avec Léopoldville a été réalisé, la position franco-congolaise est loin d’être claire quant à la question du Congo ex-belge… Cette politique se poursuit au-delà du régime de Youlou, avec d’autres ressources mais avec le même objectif et les mêmes impératifs.

Chapitre V
La chute de l’abbé Fulbert Youlou

Le 15 août 1963, trois ans jour pour jour après la proclamation de l’indépendance du Congo, le président Youlou est renversé par une révolution de trois jours. L’impopularité de l’abbé est à ce moment à son zénith et ses promesses ne font plus rêver personne. Toutes les composantes de la crise se retrouvent : crise financière et économique (avec le rendez-vous manqué du Kouilou), sociale (la jeunesse se trouve de plus en plus exclue et le chômage ne cesse de croître) et politique (projet de parti unique, dictature de l’UDDIA et des Laris, et corruption notoire du régime de l’abbé). L’opposition politique traditionnelle ne trouvant plus de crédibilité aux yeux des mécontents, les groupes de jeunesse et les syndicats deviennent les fers de lance de la contestation. La crise au sein des conseillers français laisse le champ libre au groupe de Mauricheau-Beaupré, balayant d’un revers de main les analyses plus réalistes de certains responsables français face à la crise congolaise.

La révolution des 13, 14 et 15 août ne répond pas à un véritable programme pour renverser le régime. L’impopularité de l’abbé cristallise toutes les tensions, de sorte qu’un front allant de syndicalistes d’extrême gauche à de jeunes officiers voit le jour, sans que pour autant naisse une véritable union entre ces opposants.

Dépassés par le facteur populaire, les meneurs des manifestations sont amenés à aller jusqu’à renverser le président et créent un gouvernement provisoire. Ils bénéficient de l’absence de réaction des forces françaises du général Kergaravat qui refuse d’intervenir. Foccart à Paris, et Mauricheau à Brazzaville, ne parviennent pas en plein week-end du 15 août à joindre les responsables compétents pour imposer l’intervention française. C’est sous les yeux impassibles des Français que Fulbert Youlou est amené prisonnier au camp… « Fulbert Youlou ».


Conclusion

La logique de l’indépendance africaine répond au principe suivant : mettre en place la matrice d’un État moderne qui puisse s’intégrer dans le monde contemporain, avec au cœur de cette matrice l’influence française. Ce projet est éminemment politique, essentiellement politique. Il ne faut pas vouloir faire dire au terme « indépendance » dans le cas de l’Afrique noire française plus qu’il ne signifie dans le projet de décolonisation. Dans cette analyse du projet français – plus exactement du projet gaulliste –, les termes de « décolonisation », d’ « indépendance » et d’ « influence française » sont complémentaires selon le projet français. Au Congo, ce projet a trouvé un partenaire très zélé en la personne de Fulbert Youlou. Nous n’avons étudié ici que le cœur matriciel de cette politique française autour de l’accélération du phénomène de décolonisation, cristallisé avec l’indépendance.

Mais la réussite de la politique française ne s’identifie pas uniquement à celle du premier Président du Congo. En assurant ses positions au moment-clé de la transmission de l’État colonial, la France a su créer sur le long terme un dialogue avec Brazzaville, un dialogue qui se révèle plus fort que les orientations des gouvernements congolais : la République du Congo appartient à l’ensemble des représentations du système international francophone. Mais surtout la vie politique congolaise reste étroitement liée à la politique africaine de la France, pour des raisons humaines (contacts et réseaux établis), politiques (prolongement des ressources humaines et création d’une vie publique fortement inspirée du modèle républicain français) et économiques (politique de coopération, instabilité de l’économie congolaise). La question de la formation de l’État congolais n’est plus à considérer comme un simple phénomène de greffe ou de rejet de l’État européocentré, mais comme un processus d’hybridation et de réinvention où jouent, s’affrontent et se combinent des logiques et des pratiques d’État de facture « indigène », coloniale et post-coloniale.


Pièces justificatives

Correspondance coloniale. – Correspondance privée de Youlou. – Transcriptions des entretiens avec René Gauze et Philippe Lettéron. – Notes de synthèse BUDES de Charles Delarue. –Presse. – Discours officiels. – Photographies noir et blanc des événements de la vie politique congolaise.


Annexes

Cartographies. – Biographies. – Groupes politiques et para-politiques congolais. – Organigrammes de services de la République française. – Composition des ministères congolais. –Listes des protocoles de transferts de compétences. – Synthèses sur la crise katangaise.