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École des chartes » thèses » 2007

Le Trésor de Brunetto Latini

Éduquer les Laïcs


Introduction

Pour quiconque étudie l’histoire de Florence au xiiie siècle, voire, de manière plus large, l’histoire culturelle, littéraire et politique de l’Italie au Moyen Âge, Brunetto Latini est tout sauf un inconnu. L’auteur du Livre du Tresor est en effet une figure importante du xiiie siècle : notaire, personnalité du parti guelfe florentin, homme de lettres, Brunetto Latini est aussi connu pour avoir été le maître de Dante Alighieri. La postérité n’a d’ailleurs longtemps connu son nom qu’au travers de l’Inferno : Dante le place en effet en enfer, parmi les sodomites, au chant XV de l’œuvre, au cours duquel il a avec le notaio florentin une longue discussion. Né à Florence vers 1220, fils d’un notaire assez important, Brunetto embrassa cette même carrière notariale vers 1254, ce qui le conduisit rapidement à prendre une influence certaine au sein de la vie municipale et politique de Florence. En 1260, il se vit confier par Florence une mission d’ambassade en Espagne, fort mal documentée par ailleurs, pour demander le secours d’Alphonse X le Sage, roi de Castille et tout récent roi des Romains ; elle fut visiblement stérile. Une fois cette ambassade achevée, cependant, Brunetto Latini ne rentra pas à Florence, du fait de la défaite de ses compatriotes lors de la bataille de Montaperti qui le conduisit à plusieurs années d’exil en France. Latini les mit à profit pour écrire le Tresor, sa grande œuvre, la Rettorica, et, peut-être, le Tesoretto, poème didactique et allégorique. De retour à Florence après la bataille de Bénévent, Brunetto assume dès 1267 diverses charges, avant d’être en 1287 l’un des douze prieurs de la ville. De fait, il a vraisemblablement exercé une influence sur toutes les décisions administratives et politiques prises durant la décennie 1280. Brunetto Latini meurt en 1294.

Durant son exil en France, Latini compose donc son Tresor, qui constitue un projet original et innovant. Le Tresor n’innove pas seulement par la synthèse en langue vulgaire des connaissances de son temps ; son intérêt consiste aussi à mettre son encyclopédisme au service de la politique. Compilation avouée, le Tresor ne tient pas à proposer des contenus inédits, Latini paraissant attaché aux auctoritates derrière lesquelles il semble se retrancher. Cependant, son encyclopédisme se distingue dans plusieurs domaines, qui sont en fait tous liés : son orientation linguistique, tout d’abord, avec l’emploi de la langue d’oïl ; son public de destination, un lectorat de laïcs ; enfin, son horizon politique, plus spécifiquement italien, qui est un horizon d’attente communale. Il faut sans doute envisager le texte de manière plus ambitieuse. En effet, la structure de l’œuvre et le projet didactique insufflé par Brunetto Latini ont une vigueur extraordinaire dans la production littéraire de cette période, ce qui permet au Tresor de perdurer, de s’épanouir jusqu’au début du xvie siècle, d’être abondamment copié et de faire partie des œuvres en langue vernaculaire les plus répandues dans les bibliothèques à la fin de la période médiévale. De fait, Latini affirme dès le prologue de son ouvrage une hiérarchisation des sciences, des connaissances, destinée à mettre en valeur la science du gouvernement. Une telle conception, originale dans la littérature politique française du xiiie siècle, est sans doute issue de l’univers politique du Florentin et de son horizon communal. Au bout du compte, le Tresor, autant qu’une encyclopédie, apparaît comme un programme de formation du gouvernant. Plusieurs questions peuvent dès lors surgir. On peut se demander dans quelle catégorie la placer : est-elle une encyclopédie, un miroir des laïcs – à défaut d’un miroir des princes –, ou autre chose ? On peut également s’interroger sur les lectures qui en ont été faites par les hommes du Moyen Âge ; à cela, les manuscrits nous apportent, par leur forme, des éléments de réponse. Une question demeure aussi : à quel public s’adressait le Tresor? S’il est évident qu’il ne s’adressait pas aux clercs, à quel type de laïcs était-il destiné ?


Chapitre premier
Les connaissances et leur organisation dans le Tresor de Brunetto Latini


Ouvrage didactique à placer parmi les encyclopédies politiques, le Livre du Tresor de Brunetto Latini réunit un grand nombre de connaissances diverses, considérées comme des trésors spirituels, dans un but bien précis : la formation intellectuelle d’un podestat que l’on pourrait qualifier d’idéal. L’organisation de l’œuvre dans son ensemble reflète cet objectif et constitue en un sens l’une des originalités majeures du Tresor, tout comme l’est le titre choisi par le notaire florentin. Le titre même de l’ouvrage de Brunetto Latini n’est pas vraiment habituel dans la littérature didactique. En effet, en dehors du Trésor de sapience, le terme de « trésor » n’est pas le plus répandu dans les titres d’encyclopédies et d’ouvrages didactiques : on trouve bien plus souvent « miroir », « image », voire tout simplement « livre », sans doute la désignation la plus banale dans ce genre de littérature. En fait, le titre de Brunetto Latini est a priori la seconde occurrence du terme pour désigner un « ouvrage d’érudition, linguistique, encyclopédique », la première étant le Thezaur de Peire de Corbian. Le prologue du Tresor s’ouvre donc par cette glose relativement longue sur le terme même de « trésor » ; toutefois, l’analogie avec le trésor de biens précieux sert également à ordonner les connaissances, à les hiérarchiser et à organiser l’ouvrage selon un plan tripartite. De plus, en prolongement, elle nous renseigne aussi sur les intentions de l’auteur et sur la manière dont il pense son texte. Ce prologue se clôt par un développement sur le choix de la langue opéré par Brunetto Latini pour le Tresor. Brunetto Latini présente ensuite à son lecteur ce qu’est la philosophie et quelles sont ses divisions, en préalable à l’étude de la philosophie théorique, objet du premier livre. D’emblée, un constat s’impose : l’auteur progresse étape par étape, donnant à son lecteur des clés successives pour appréhender correctement les chapitres qui suivent, formant en fait son esprit à la compréhension dans une optique tout à fait didactique.

Après ce prologue et ces chapitres de définition que l’on pourrait qualifier de longue introduction, Brunetto Latini entre dans le vif de son propos et dans l’enseignement de la philosophie théorique. Le premier livre est organisé comme suit : l’auteur expose dans un premier temps quelques principes de théologie ; il poursuit ensuite avec une histoire universelle assez développée ; il développe après cela science physique et science mathématique, cette dernière réduite à l’astronomie ; musique, arithmétique et géométrie n’apparaissent pas : est-ce à cause de l’ignorance de Brunetto dans ces domaines ? Ou bien parce qu’il n’avait pas d’ouvrages lui permettant d’écrire sur ces matières ? On ne peut ici émettre que des hypothèses. La physique, quant à elle, se trouve exposée à travers la médecine, la géographie, le bestiaire. On trouve également cinq chapitres sur l’agriculture et l’art de bâtir des habitations, que l’on serait presque tenté de rattacher à la sphère économique, et donc à la pratique, plutôt qu’à la physique, et donc à la théorie.

Le second livre du Tresor traite, de manière générale, de l’éthique. Pour ce faire, Brunetto Latini puise chez Aristote et d’autres penseurs et expose son propos en deux parties distinctes, un « livre d’etike » et des « ensegnemens des visces et des vertus ». Ce second livre a par ailleurs été, à travers un remaniement de texte, inclus dans la Chronique de Baudoin d’Avesnes, formant la majeure partie des enseignements d’Aristote à Alexandre. La première moitié est une traduction partielle, assortie de commentaires, de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Cette mise en langue vernaculaire du philosophe grec est basée sur le Compendium Alexandrinum (ou Translatio Alexandrina), traduction de l’arabe en latin attribuée à Hermann l’Allemand, que Latini suit d’assez près, voire traduit avec une grande fidélité. La deuxième partie du second livre, intitulée « ensegnemens des visces et des vertus » ou « livre des visces et des vertus », est une compilation morale réunie à partir de plusieurs ouvrages. On trouve en effet des influences et des reprises du Moralium Dogma Philosophorum de Guillaume de Conches, de la Doctrina de arte loquendi et tacendi d’Albertano da Brescia, du De quattuor virtutibus cardinalibus sive Formula onestae vitae de Martin de Braga, de la Summa de virtutibus de Guillaume Perault et du Sententiarum libri tres d’Isidore de Séville. Brunetto respecte ici de manière scrupuleuse l’ordre du Moralium Dogma Philosophorum.

Avec le troisième livre, Brunetto Latini aborde l’objectif véritable du Tresor, à savoir la politique. Il réunit pour ce faire rhétorique et politique, dans le sens d’art du gouvernement. Ce regroupement a un sens très net et se trouve d’ailleurs expliqué dès les premiers chapitres de l’art de gouverner, mais surtout se comprend tout à fait quand on envisage l’univers socio-politique dans lequel évolue Latini : dans l’Italie des communes, lier éloquence et gouvernement est naturel et logique, comme a pu le faire remarquer Enrico Fenzi. La base de départ de la rhétorique de Brunetto Latini est naturellement le De Inventione de Cicéron, que Latini complète et enrichit à l’aide du De Rhetoricae Cognitionis de Boèce, d’un ouvrage sur l’art épistolaire, peut-être le De Epistolari Dictamine d’Albertano da Brescia, et de mentions tirées des Faits des Romains. Cette partie constitue à la fois une traduction et une réélaboration de l’ouvrage de Cicéron complété par les autres textes cités. La seconde partie du troisième livre, qui occupe les chapitres 73 à 105 dans l’édition Carmody, expose la théorie du gouvernement des cités et constitue l’aboutissement de l’ensemble du Tresor pour Brunetto Latini, la raison pour laquelle il a présenté connaissances et sciences auparavant, qui toutes trouvent leur application dans le cadre de la politique. Les deux principaux textes alimentant ce qui est finalement un petit traité politique sont le De regimine civitatum de Jean de Viterbe et un ouvrage anonyme, l’Oculus pastoralis.

Au final, on peut s’interroger sur l’originalité du Tresor de Brunetto Latini. L’organisation générale du texte, l’agencement des matières examinées sont assez classiques et se retrouvent dans bon nombre d’autres textes. Les informations transmises par le compilateur sont également fort répandues, d’autant plus que le Tresor partage un certain nombre de sources avec les autres textes encyclopédiques à succès écrits en langue vernaculaire que sont l’Image du Monde de Gossuin de Metz et le Livre de Sidrac; dans un certain sens, on pourrait presque le trouver moins riche, dans certains domaines, du fait du choix de l’auteur d’exclure les mirabilia de la mappemonde et les interprétations moralisantes du bestiaire. Au bout du compte, que penser du succès du Tresor ? Comment expliquer son énorme diffusion ? On peut avancer plusieurs explications. La première est qu’il s’agit d’un texte à caractère encyclopédique, genre qui rencontre un fort succès à la fin du Moyen Âge en termes de diffusion. Un autre aspect que l’on pourrait mettre en valeur est le projet tout à fait innovant qui sous-tend l’ouvrage : ce que Brunetto Latini a en point de mire lorsqu’il rédige son texte, c’est la formation intellectuelle et morale des hommes destinés à gouverner les cités de l’Italie du Nord au milieu du xiiie siècle.


Chapitre II
Le Tresor face au monde


Le Tresor présente une certaine modernité et des aspects plus « actuels » que d’autres encyclopédies de la même époque. En effet, certains éléments du texte sortent de la tradition livresque qui est habituellement celle des encyclopédies médiévales pour apporter des nouveautés, pour renouveler le savoir communiqué au lecteur : c’est le cas, par exemple, avec les chapitres consacrés aux oiseaux de proie, inhabituels dans un bestiaire. De fait, on peut envisager deux axes d’étude pour envisager le Tresor face au monde, à la réalité : d’une part, quelle est la réalité que nous décrit le texte, est-ce une réalité livresque ou une réalité matérielle ? Et d’autre part, quelles ont pu être les lectures du Tresor selon les siècles ? Le texte a-t-il jamais été lu comme l’avait écrit Brunetto Latini, c’est-à-dire comme un manuel de formation de l’homme de gouvernement ? A-t-il même été simplement lu comme une œuvre de « formation » ou n’a-t-il finalement constitué qu’une encyclopédie en langue vernaculaire de plus dans les librairies nobles ou privées ? L’examen des manuscrits et des inventaires de bibliothèques apporte quelques éléments de réponse à ces questions.

Comme pour bien des textes médiévaux, on peut se demander dans quelle mesure le Tresor est ou peut être un témoin des réalités de l’époque à laquelle il a été écrit. La question se pose de manière d’autant plus nette que certains passages sortent du cadre habituel des encyclopédies en langue vernaculaire pour se teinter d’une actualité certaine. En plusieurs aspects, le Tresor oscille entre modernité et archaïsme, de manière assez originale. Certains traits du Tresor le rendent incontestablement original par rapport à d’autres textes didactiques ou encyclopédies contemporains. C’est tout particulièrement le cas de sa « contemporanéité », justement : il est des domaines dans lesquels le Tresor est à la pointe, se révélant adapté à son époque. Peut-être est-ce parce que son auteur est un praticien de formation ? En un sens, on peut dire que certaines mentions relèvent du même état d’esprit que celui qui anime la formation des marchands italiens de l’époque, et que Brunetto Latini insuffle de-ci de-là du pragmatisme dans son texte, adaptant certaines matières à son propos, développant en fait les sujets qu’il maîtrise mieux autant que compilant. Cette modernité et ce pragmatisme s’expriment par exemple dans la sensibilité de Latini pour certaines réalités géographiques, particulièrement les divisions ecclésiastiques. Dans deux domaines en tout cas, l’auteur paraît extrêmement bien renseigné et présente au lecteur un reflet assez fidèle de son temps : l’Italie, son pays, et le système politique podestal, qu’il présente dans la seconde partie du troisième livre du Tresor.

Parmi les avantages que revêt le Tresor, se trouvent sa grande diffusion et sa relativement grande renommée, qui nous permettent de le suivre aisément dans les bibliothèques, dans la mesure où il est facilement identifiable dans les inventaires. En tant qu’encyclopédie, le Tresor a souvent été décoré, fréquemment assez richement, et a de ce fait attiré les bibliophiles, particulièrement au xve siècle. Par ailleurs, son simple statut d’encyclopédie en faisait un ouvrage pour ainsi dire destiné aux bibliothèques des princes et des grands nobles, surtout si l’on considère le fait que l’ouvrage de Latini est en français et a des visées politiques. De fait, on le retrouve rapidement dans la bibliothèque du roi, puisque Philippe V le Long en possédait un exemplaire en 1319. Au début du xve siècle, le bilan est assez conséquent en ce qui concerne les possesseurs du Tresor dans l’entourage royal : outre le roi de France, on trouve dans la liste le duc de Bourgogne, le duc d’Orléans, Jean de Berry… En dehors de la famille royale, on le trouve par exemple chez Pierre de Hauteville, prince d’Amour de la cour amoureuse de Charles VI. Il est également un ouvrage que l’on retrouve souvent chez les bibliophiles de la fin du Moyen Âge : Charles de Croy, comte de Chimay et grand collectionneur, en possédait ainsi deux exemplaires. Toutefois, le Tresor n’occupe en fait qu’une place honorable, sans plus, dans les bibliothèques princières. En effet, l’œuvre de Brunetto Latini est souvent moins présente que les autres ouvrages célèbres de la littérature didactique, ou tout au plus est-elle présente dans des effectifs aussi importants.

Le Tresor se trouve copié dans des manuscrits d’une grande variété, puisqu’il est copié seul – cas le plus fréquent – ou en compagnie d’autres textes, en intégralité ou en partie, dans des manuscrits richement décorés ou au contraire extrêmement sobres, et qu’il est la source d’interpolations pour différents textes. Le plus souvent, le Tresor est copié seul et apparaît ainsi comme une œuvre indépendante et importante. La longueur du texte, lorsqu’il est copié dans son intégralité, n’est sans doute pas étrangère à cela. Lorsqu’il n’est pas copié intégralement, c’est soit le premier livre, soit le second qui a été extrait du texte, le plus souvent le premier, le plus « encyclopédique » d’aspect. Il est intéressant de noter que ce n’est jamais la troisième partie, enseignant rhétorique et politique, qui a l’heur d’être mise en valeur, échec, en un sens, du projet de Brunetto pour le Tresor, qui devait amener le lecteur à cette section sur l’art de parler et l’art de gouverner. Ces choix reflètent en un sens le goût du public, l’« esprit du temps  », l’inadéquation du troisième livre avec la réalité politique.

L’appréhension du texte la plus répandue, semble-t-il, était de considérer le Tresor comme une encyclopédie, avec une forte mise en valeur du premier livre. Ce constat est renforcé par la décoration des manuscrits, qui met le plus souvent en valeur le premier livre, et tout particulièrement le bestiaire. À l’inverse, à l’exception des frontispices de début de partie et de quelques rares enluminures, les second et troisième livres ne sont pas enluminés, leur matière passionnant peut-être moins le public et sortant par ailleurs des cadres habituels de décoration. Pour autant, il y a eu une lecture de ces parties, notamment dans une visée morale. Il est également possible d’envisager une lecture politique du Tresor par les lecteurs médiévaux, comme l’avait voulu Latini lui-même. Un manuscrit, assez intrigant, paraît justifier une telle prise en compte du Tresor. Il s’agit du manuscrit français 19088 de la Bibliothèque nationale de France, copié en 1510 pour Louise de Savoie : peut-être faut-il y voir une lecture « humaniste » du texte, une « lecture Renaissance », qui serait finalement celle pensée par Latini ?


Chapitre III
La nature de Tresor et son public


La question de la nature du Tresor en tant que texte a le plus souvent été réglée de manière rapide, en le classant trop simplement parmi les encyclopédies médiévales. Tout d’ailleurs y concourait : la présence de nombreux éléments appartenant traditionnellement aux encyclopédies (chapitres historiques, mappemonde, cosmographie, bestiaire…) ; la rédaction du texte au XIII e siècle, grand siècle de l’encyclopédisme ; la réflexion sur la connaissance et le savoir, ainsi que la référence à l’une des auctoritates à l’« origine » des encyclopédies médiévales, dans le prologue de l’ouvrage. Cependant, une lecture attentive du texte révèle sa complexité, et par là-même le caractère hâtif de ce classement parmi les encyclopédies, ou du moins la nécessité d’affiner cette catégorisation. Certains aspects du Tresor peuvent le faire envisager comme une encyclopédie, qu’il s’agisse d’aspects textuels ou codicologiques. C’est d’ailleurs probablement comme une encyclopédie ou, à tout le moins, comme un ouvrage didactique que l’ouvrage de Brunetto Latini a largement été lu et considéré au Moyen Âge. Dès le prologue, Brunetto Latini inscrit son Tresor dans la littérature didactique, la littérature du savoir accumulé par la communauté humaine, compilé par l’auteur – à partir des auctoritates, pour l’essentiel –, et transmis au lecteur. Il mène en outre une réflexion sur la connaissance, procédé relativement commun dans les ouvrages encyclopédiques, et s’inscrit, comme bien des auteurs avant lui, dans une continuité du savoir et une dépendance des auteurs vivants envers ceux qui les ont précédés. Manuscrits du Tresor, textes et bibliothèques médiévales apportent également leur concours à cette question de typologie. Dans les bibliothèques princières de la fin du Moyen Âge, le Tresor de Brunetto Latini est le plus souvent à proximité d’autres ouvrages didactiques, et fréquemment d’encyclopédies, surtout dans les traductions françaises qui se multiplient à la même époque. De manière plus générale, le caractère de compilateur et d’auteur didactique que revêt Latini se trouve exprimé dans la littérature par des auteurs renommés, tel Alain Chartier dans le Livre de l’espérance. L’iconographie du Tresor est également assez significative de la perception encyclopédique de l’œuvre par les professionnels du livre.

L’autre grande catégorie textuelle dans laquelle est volontiers placé le Tresor est celle du miroir. En effet, le texte de Brunetto Latini se donne à voir comme un ouvrage traitant du « bon gouvernement » et des préceptes à suivre pour parvenir à ce « bon gouvernement ». En outre, il est le seul texte français qui parle du régime du podestat et il a de fait été perçu très tôt comme un traité du podestat en langue française. La définition du genre du « Miroir des princes » a généralement des contours assez flous : cette désignation s’applique en effet à des « textes qui présentent soit le portrait du prince idéal, soit une série de conseils pour bien gouverner adressés au prince, entendons par ce dernier terme les gouvernants ». Le Tresor a été qualifié comme « la plus importante encyclopédie politique du Moyen Âge en Europe occidentale ». Cette compilation est, comme nous le dit Latini dans son prologue, destinée à enseigner comment diriger une cité – et une cité italienne, comme le précise l’auteur au début de la partie plus particulièrement consacrée à cet enseignement. S’il s’agit ici d’une politique d’ordre non pas royal mais bien plutôt urbain, c’est cependant bel et bien l’art de governer qui est en jeu. Toutefois, la façon dont cette matière est traitée permet dans une certaine mesure de tracer une ligne de partage entre les genres du Miroir et de l’encyclopédie.

Une autre possibilité est d’envisager le Tresor comme un manuel de formation. Le texte du Tresor est très clair sur un point : le projet latinien est un projet didactique et l’ouvrage constitue en somme un « manuel de formation ». Dès le prologue, Brunetto Latini affirme cette volonté didactique en établissant de facto, par le biais de la hiérarchisation des matières, un programme de formation intellectuelle. La structure générale du Tresor suit cette logique didactique présentée dans le prologue du texte. Brunetto Latini se tient en effet au plan qu’il a annoncé et entretient la métaphore initiale du trésor, et par là même continue et souligne la gradation pour ainsi dire « scolaire » des sciences et des matières dans ce qui constitue un programme d’enseignement. Dans une large mesure, voir le Tresor comme un manuel de formation permet de sortir des catégorisations habituelles et de mieux rendre compte, finalement, de sa nature et du caractère particulier du propos latinien. En effet, s’il est évident que le Tresor est un texte didactique, il paraît plus hasardeux de vouloir à tout prix le « ranger » dans une catégorie de texte dont il revêtira seulement une partie des aspects. La laïcisation des savoirs, la recherche d’un public laïc y sont assurément pour beaucoup, dans la mesure où elles font sortir le texte des canons du genre encyclopédique et du miroir. On est loin, avec le Tresor, de l’encyclopédie comme « livre de clergie » ou du miroir nourri de glose biblique : le choix des termes, des matières abordées, de la langue même tire l’œuvre hors des catégories habituelles et fait, dans une large mesure, son originalité.

À quel public Brunetto Latini voulait-il confier les richesses de son Tresor? Au vu des difficultés induites par la caractérisation du texte, cette interrogation ne semble pas elle-même sans complexité. Un constat s’impose : le Tresor ne s’adresse pas à un public spécialement savant. Les connaissances transmises dans le texte sont majoritairement issues des sources autorisées ; elles sont relativement sommaires et ne comportent pas de points vraiment difficiles d’accès pour une personne sans formation scolaire. Alors que les grandes encyclopédies monumentales du xiiie siècle sont généralement rédigées en latin et destinées à un public de clercs, le Tresor, lui, s’adresse en langue vernaculaire aux laïcs : c’est que les connaissances qu’il s’agit de transmettre sont surtout précieuses dans le contexte de la vie politique et de la cité, tout particulièrement de la cité italienne où certaines aptitudes commerciales, rhétoriques et politiques sont indispensables. Un point intéressant à envisager est la nationalité du public destinataire du Tresor. En effet, à qui s’adresse finalement un Florentin écrivant un ouvrage à caractère politique dans une langue autre que la sienne, en l’occurrence le français ? Il y a de fait une contradiction entre la rédaction en français et l’orientation purement italienne de la partie sur le gouvernement. Une manière de résoudre cette opposition binaire est de voir le Tresor comme une œuvre plus large, de plus grande ampleur, de plus grande ambition. Il faut sans doute envisager, au-delà de la dichotomie franco-italienne et la transcendant, une ambition européenne pour l’ouvrage de Brunetto Latini, comme le suggère le texte lui-même.


Chapitre IV
Le Livre des Animaux
Un passage central, complet et complexe


Au contraire de celle des bestiaires français, la nomenclature animale du Tresor est empreinte d’une volonté classificatrice. Elle s’inscrit dès lors dans le désir d’organisation qui caractérise non seulement la compilation latinienne mais aussi l’ensemble des encyclopédies médiévales.

La critique n’est pas vraiment unanime quant aux sources utilisées par Brunetto Latini dans son Livre des animaux. Il faut dire que dans un type de texte où la tradition pèse lourd et où la connaissance livresque provient souvent d’autorités identiques, il n’est pas aisé d’établir des généalogies textuelles parfaitement claires. La critique s’accorde sur le fait que les sources du Livre des animaux sont multiples et variées ; le Florentin en rassemble même parfois plusieurs pour une même notice. Par certaines d’entre elles, il se rattache clairement à la tradition des bestiaires. S’il est vrai qu’assez souvent, Brunetto Latini ne fait que traduire, parfois très littéralement, ses sources, il est aussi capable de les réaménager et cela en vue de plusieurs fins : émettre une opinion, présenter sa matière de façon plus claire ou plus simple, la remodeler en fonction des objectifs qu’il voudrait atteindre. Le Livre des animaux est en fait le lieu d’affrontement de deux tendances visibles dans l’ensemble du Tresor : l’une qui se rattache à la tradition livresque et l’autre, vecteur des objectifs propres, pratiques, pour ainsi dire scientifiques de l’auteur.

Surtout, de manière assez intéressante, la description du monde animal est pour Brunetto Latini l’occasion de mettre en place un réseau d’échos avec le second livre du Tresor, consacré à la morale et à l’éthique, et avec le troisième livre, consacré à la politique sous la double forme de l’éloquence et du gouvernement. En effet, toutes les formes de relations sociales et de qualités humaines (hostilité et tromperie, relations familiales, sagesse et prudence, amour et transmission du savoir, amitié…) se trouvent dans ce monde animal, qui reflète ainsi le monde humain décrit dans les parties consacrées à l’éthique et la politique. Cela permet à Latini de renforcer son argumentation en tissant tout un réseau de références, en annonçant dès le premier livre ses développements ultérieurs et ainsi en préparant l’esprit du lecteur aux idées énoncées par la suite.


Conclusion

Le Livre du Tresor de Brunetto Latini présente, comme son nom le laisse attendre, des richesses qui paraissent presque inépuisables. Tout d’abord, la variété des sources employées par l’auteur et la diversité des sujets qu’il aborde dans son œuvre sont extrêmement nombreuses. Le caractère encyclopédique de l’œuvre est naturellement à l’origine de cela. De manière générale, si le Tresor ne paraît pas vraiment original par rapport aux autres encyclopédies dans le choix des sources ou dans les connaissances présentées, il l’est au moins sur un point : l’intention de l’auteur. En effet, le Tresor n’est pas un simple « livre de clergie » dans l’esprit de Brunetto Latini, mais un véritable manuel de formation de l’homme politique : le Florentin le signale dès le prologue et le rappelle ensuite au cours du texte. Mieux que cela, le Tresor peut être vu comme un programme de formation, non de l’homme politique au sens du gouvernant, mais d’un homo politicus, un homme appelé à vivre dans un cadre civique, à participer à la vie publique et à œuvrer pour le profit de la communauté tout entière. La tradition manuscrite est également extrêmement riche et variée. En effet, les manuscrits contenant le Tresor sont de tous types et de toutes qualités : on trouve à la fois des volumes magnifiquement enluminés et des manuscrits extrêmement simples, voire peu soignés. De même, les régions de production sont relativement variées, même si on peut isoler quelques régions principales. Il en va de même avec le texte en lui-même et l’aventureux établissement d’un stemma : le premier livre notamment, en raison de la multiplicité des sources et des possibilités de contamination, paraît relativement inextricable pour la majeure partie des chercheurs travaillant sur Brunetto Latini. L’iconographie semble par contre plus abordable et plus claire, même si elle semble peu créative et reprend surtout des codes préexistants. Enfin, s’intéresser au Tresor et à sa diffusion implique une étude des bibliothèques couplée à une analyse des manuscrits, de manière à voir quelles sont les lectures du texte, comment le texte a été perçu, dans quel esprit il a été copié. La relative incompréhension du Tresor, qui n’est pour ainsi dire jamais envisagé comme un manuel de formation de l’homme politique, apparaît alors, en même temps que sa perception comme une encyclopédie en langue vernaculaire parmi d’autres, destinée aux laïcs ; ce statut d’encyclopédie explique d’ailleurs la diffusion exceptionnelle du texte plus que ne l’aurait fait la perception comme « miroir aux laïcs » envisageable intellectuellement mais peu probable, finalement, en pratique. Le grand œuvre de Latini n’a sans doute jamais été copié comme il l’aurait souhaité ; toutefois, la diffusion exceptionnelle du texte et son emploi comme source d’interpolations font de cet échec un demi-échec seulement et laissent à penser que le programme didactique latinien a cependant rencontré un certain succès.


Annexe

Catalogue des manuscrits de Tresor de Brunetto Latini

La tradition manuscrite du Tresor est une des plus foisonnantes de la littérature médiévale en langue vernaculaire. En effet, il est conservé dans 91 manuscrits et fragments recensés à ce jour, ce qui est considérable pour un texte en langue vulgaire et le place non loin de l’Image du monde, encyclopédie conservée dans 98 manuscrits. Foisonnante, la tradition manuscrite du Tresor est donc également extrêmement complexe et le nombre des témoins y contribue autant que la matière elle-même : ce texte encyclopédique est aisément sujet à contamination et à interpolation. On peut désormais tenir pour acquis que le stemma donné par Carmody n’est pas bon. Ce dernier partait du principe qu’il y avait eu deux « rédactions », hypothèse sujette à caution, et basait en grande partie son stemma sur ce postulat. La recherche actuelle s’efforce avant tout d’identifier des familles dans cette jungle textuelle, avant d’envisager de mettre ces familles en relation.

La présente liste de manuscrits a pris pour base celle que Françoise Vielliard avait établie en 1990. Elle a été complétée par quelques manuscrits, dont le repérage est dû au dépouillement de catalogues et au signalement de certains manuscrits par Brigitte Roux et Fabio Zinelli. Le manuscrit 76 de la Bibliothèque municipale de Dunkerque, détruit lors de l’incendie de 1929, a été conservé dans la liste dans la mesure où Julien L’Hermitte en a donné une description relativement correcte et utilisable dans les Mémoires de la Société dunkerquoise en 1904. En revanche, le manuscrit 5-1-6 de la Biblioteca Colombina de Séville a été supprimé du catalogue  : il s’agit d’une traduction castillane du Tresor.