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École des chartes » thèses » 2000

Le fermier général Claude Dupin (1686-1769)


Introduction

Le fermier général Claude Dupin n’est guère connu aujourd’hui que par les trois grandes figures de la littérature auxquelles son nom est fréquemment associé : Montesquieu, dont il a dénoncé avec véhémence les attaques contre la Ferme générale formulées dans l’ Esprit des lois; Jean-Jacques Rousseau, qu’il employa pendant six ans comme secrétaire dans les années qui précédèrent la publication du Discours sur les sciences et les arts(1751) ; George Sand, enfin, dont il est l’arrière-grand-père paternel.

Si les travaux consacrés à Claude Dupin traduisent bien l’intérêt essentiellement littéraire qu’il a suscité, ils demeurent très succincts sur son parcours personnel et sur son œuvre économique et intellectuelle. Ce sont ces aspects du personnage qu’il convenait d’étudier.


Sources

Les sources mises en œuvre dans une étude biographique sont par nature très dispersées et, dans le cas présent, parfois fragmentaires. La série E des archives départementales de l’Indre, les archives notariales et les dossiers généalogiques du Cabinet des titres conservés à la Bibliothèque nationale de France fournissent l’essentiel des informations concernant les origines familiales de Claude Dupin et ses années de jeunesse à Châteauroux. Le Minutier central des notaires de Paris et la sous-série G1 (Ferme générale) aux Archives nationales renseignent sur les grandes étapes de sa vie et de sa carrière après son installation à Paris en 1722. Les archives privées de Chenonceaux, ainsi que le fonds George Sand de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, complètent ces sources.

L’activité intellectuelle du fermier général a été essentiellement analysée à partir de sources imprimées, en particulier ses trois ouvrages, et du manuscrit préparatoire à la réfutation de l’ Esprit des lois, qui est conservé par la bibliothèque municipale de Bordeaux.


Première partie
Un financier respectable


Chapitre premier
Origines et débuts

Originaire d’une ancienne famille du Berry, Claude Dupin est le fils d’un receveur des tailles de la ville de Châteauroux. Après des études au collège de Blois et un passage de quelques années dans l’armée comme lieutenant d’infanterie au régiment de Noailles, il fait ses débuts dans la finance provinciale, en reprenant en 1714 la charge de son père, et contracte un premier mariage avec la fille d’un élu de Châteauroux ; un fils naîtra de cette union, le futur Dupin de Francueil, grand-père de George Sand.

En 1722, une rencontre décisive avec Samuel Bernard lui ouvre les portes des milieux financiers de la capitale. A l’instigation du banquier parisien dont il s’est fait un allié puissant, il est nommé receveur général des finances de Metz et d’Alsace. Il épouse en secondes noces la fille illégitime de son protecteur, Louise-Marie-Madeleine Fontaine ; elle lui donnera un second fils, Jacques-Armand, futur Dupin de Chenonceaux, dont la triste réputation sera rapportée par Rousseau au livre VII des Confessions.

Chapitre II
Le fermier général

En 1726, une nouvelle intervention de son beau-père vaut à Dupin l’attribution de l’une des quarante places très convoitées de fermier général du roi. Samuel Bernard est son bailleur de fonds. Agé de quarante ans, soit sensiblement plus jeune que la moyenne d’âge de ses collègues, Dupin bénéficie déjà d’une bonne expérience en matière de finances et de fiscalité grâce à ses charges de receveur particulier de l’élection de Châteauroux et à ses fonctions de receveur général de Metz et d’Alsace.

Fermier pendant trente-six ans, envoyé en tournée dans le Royaume pendant quatorze ans et membre pendant près de douze ans du Comité des caisses, instance dirigeante de la Ferme, il mène une carrière longue et exemplaire au sein de l’institution. Il est particulièrement reconnu pour sa conscience professionnelle, ses compétences fiscales, sa grande culture économique et ses connaissances techniques dans divers secteurs d’activité de la ferme. Il s’illustre notamment par son action en Alsace et dans les Trois Evêchés, et par son influence à la Régie du tabac et à la Régie des grandes gabelles. Il est d’ailleurs sollicité par Diderot et d’Alembert pour rédiger l’article « salines » de l’Encyclopédie, dans lequel il expose avec précision les processus de production et d’extraction du sel.

Chapitre III
Propriétés et fortune

Réputé pour être l’un des hommes les plus fastueux de son temps, Claude Dupin a bâti une fortune très importante grâce à la Ferme générale. Cette fortune est essentiellement foncière : le fermier général a possédé des propriétés prestigieuses, telles que l’hôtel Lambert, construit par Le Vau à la pointe de l’île Saint-Louis, acquis en 1732 et revendu en 1739 pour honorer les dettes de jeu de son fils cadet, le château de Chenonceaux et ses dépendances, achetés en 1733 au prince de Condé et demeuré dans la famille jusqu’en 1863, et le marquisat du Blanc, situé aux confins du Berry et du Poitou, acheté en 1738 à la comtesse de Parabère, ancienne maîtresse du Régent.

Sa fortune demeure, pour le reste, assez traditionnelle : créances, meubles, bijoux, argenterie, etc. Il est intéressant de noter la très faible part des investissements industriels et commerciaux, auxquels Dupin n’a, semble-t-il, accordé qu’un intérêt très limité.

Chapitre IV
Une assimilation réussie dans la haute société

Deux années seulement après son entrée dans la Ferme générale, Dupin fait l’acquisition d’une charge anoblissante de secrétaire du roi, moyen le plus sûr et le plus rapide d’obtenir, pour lui et sa descendance, la noblesse au premier degré. Il manifeste en cela un désir d’ascension et de reconnaissance sociales largement répandu dans la compagnie des fermiers généraux, dont seulement 10 % restent  roturiers dans la deuxième moitié du xviiie  siècle.

Il y a loin cependant de la possession du statut juridique et des privilèges de la noblesse, à la reconnaissance et à l’intégration dans un ordre qui se montre unanimement méfiant et réticent à l’égard des parvenus de la « savonnette à vilains » et, en particulier, à l’égard des hommes de finance. C’est son mode de vie qui crée la cohérence sociale de la noblesse et qui conditionne, par conséquent, l’appartenance au groupe. L’acquisition de seigneuries prestigieuses par la majorité des fermiers généraux procède de cette recherche d’intégration à l’élite laïque de la société, dont la possession d’un patrimoine foncier a, de tout temps, été l’apanage. Par mimétisme social et culturel avec la bonne société, certains fermiers généraux adoptent un train de vie élégant et raffiné, opulent mais sans ostentation, mondain mais sans affectation. Dupin illustre parfaitement cette démarche. Par son mode de vie, sa solide culture et l’éclat de ses relations, le financier est reconnu comme un homme digne d’estime et de considération. Il est au premier rang des fermiers généraux qui contribuent à modifier dans les esprits l’image de la « foutue, vile et basse race que celle des gens d’argent », en se faisant accepter et recevoir par la meilleure société du xviiie  siècle.

Le salon de son épouse traduit parfaitement cette recherche d’assimilation. Salon mondain par excellence, il connaît son apogée dans les années 1740-1750 : on y retrouve alors les membres les plus éminents de la noblesse, de l’Eglise, de la République des Lettres et du monde savant. Le cercle de relations du fermier général et de son épouse comprend tous les grands noms de la haute société parisienne et constitue un environnement social fortement aristocratique. Le mariage des deux fils du financier avec des demoiselles de la haute noblesse consacre définitivement l’intégration de la famille au second ordre.

Chapitre V
Rousseau et les Dupin

En 1743, la recommandation auprès de l’hôtel de Claude Dupin d’un jeune provincial arrivé à Paris, avec pour toute ressource un projet de notation musicale, peut sembler anodine à l’époque. Elle prend aujourd’hui un relief particulier, lorsque l’on sait qu’il s’agissait de Jean-Jacques Rousseau et que la rencontre du futur écrivain, encore inconnu, avec Mme Dupin allait sceller le début d’une relation durable et fructueuse.

Engagé comme secrétaire particulier par l’épouse du financier de 1745 à 1751, c’est au cours des années qu’il passe à l’hôtel Dupin que Rousseau compose le Discours sur les sciences et les arts, source de sa célébrité. C’est en travaillant avec M. et Mme Dupin à la réfutation de l’ Esprit des lois de Montesquieu qu’il aiguise sa réflexion et mûrit ses ouvrages à venir. R. Shakieton va même jusqu’à avancer que Rousseau a élaboré la doctrine du Contrat social chez Claude Dupin.

Ces années constituent donc une période essentielle dans la vie de l’écrivain, à laquelle la famille Dupin prend part, sans toutefois soupçonner le moindre talent chez son protégé. Les liens qui unissent Rousseau à ses protecteurs, faits de déférence obséquieuse d’un côté, et de bienveillante condescendance de l’autre, se prolongent en effet jusqu’à la mort de l’écrivain, en 1778 ; les Confessions s’en font un écho ému et respectueux.


Deuxième partie
Une œuvre économique et polémique


Chapitre premier
Les Œconomiques

Claude Dupin est au nombre des multiples auteurs d’économie politique qui s’expriment dans la première moitié du siècle. Son activité de fermier général le plonge au cœur des grands problèmes économiques et fiscaux du royaume et le conduit souvent à mener des études et à rédiger des mémoires sur ces sujets.

Nourri de nombreuses lectures, d’une culture économique, législative et fiscale solide et de sa propre expérience dans l’administration des finances, il développe ainsi peu à peu une réflexion économique personnelle, cohérente et pragmatique, dont il expose les grandes perspectives dans un ouvrage de trois volumes in-quarto, paru en 1745 : les Œconomiques. Cet ouvrage ample et très soigné n’est actuellement connu que par trois exemplaires dans son édition originale et par une réédition du début du siècle (1913) dans la collection des « Economistes et réformateurs sociaux de la France », où Dupin figure aux côtés de Boisguilbert, Melon, Condorcet, Mirabeau ou Turgot.

Se pose la question de l’originalité de cette œuvre et de sa portée dans le contexte économique pré-libéral des années 1740-1750. Ensemble composite de mémoires rédigées au gré des circonstances, les Œconomiques développent en fait une pensée prudente et peu novatrice, largement inspirée de Boisguilbert et de Melon ; à la base, on retrouve un bon sens et un pragmatisme certains, ainsi qu’une conception optimiste de l’économie au service de la prospérité et de l’intérêt général. Encore influencé par les principes mercantilistes, Claude Dupin sait toutefois se montrer ouvert à une certaine libéralisation des échanges.

Chapitre II
Dupin précurseur des physiocrates

L’œuvre économique de Dupin s’inscrit en effet dans le contexte de la genèse de la pensée libérale en France, dont la définition théorique est donnée au milieu du siècle par le docteur Quesnay dans le Tableau économique. Les positions défendues par le fermier général en matière d’agriculture et de commerce des blés lui ont valu d’être cité au nombre des précurseurs de ce mouvement d’idées.

Les conceptions de Dupin en la matière, exposées dans les Mémoires sur les bleds, rédigés en 1742 à l’intention du contrôleur général des finances Orry et insérés dans les Œconomiques, représentent incontestablement l’aspect le plus original de sa pensée économique et conduisent Machault à le solliciter, en 1754, avec Gournay, Trudaine et Herbert, pour préparer un édit plus libéral sur la réglementation du commerce des grains et des farines dans le royaume. Dupin propose un projet inspiré du modèle anglais, qui tend à assurer au blé « un prix constant et raisonnable », en favorisant la liberté de circulation intérieure, et en réglementant importations et exportations en fonction de l’abondance des récoltes. Il demeure néanmoins bien éloigné du « laissez-faire, laissez-passez » préconisé par les physiocrates et se montre partisan d’un libéralisme modéré et très contrôlé.

Chapitre III
La querelle de l’ Esprit des lois

L’ Esprit des lois paraît à Genève à la fin du mois d’octobre de l’année 1748. Au milieu du concert de louanges qui accueille la sortie de l’ouvrage, des critiques et des pamphlets ne tardent pas éclore et à provoquer une agitation et une controverse durables autour du livre et de son auteur. Après les premières flèches décochées par Jésuites et Jansénistes dans les Mémoires de Trévoux et les Nouvelles ecclésiastiques, les Réflexions sur l’Esprit des lois de Dupin, parues à l’automne 1749, constituent la première critique générale de l’ouvrage de Montesquieu. Déclenchant la fureur du président bordelais, elles entraînent le durcissement des positions entre partisans et détracteurs de l’ouvrage et inaugurent le véritable affrontement littéraire, qui durera jusqu’en 1752.

Chapitre IV
La réfutation de l’ Esprit des lois

La réfutation de l’ Esprit des lois par Dupin se fait en deux étapes : la première date de 1749 avec la publication des deux volumes in-octavo des Réflexions, tirées à quelques exemplaires seulement et que le fermier général fait disparaître très rapidement, se reprochant son agressivité et sa virulence à l’égard du grand personnage que représente Montesquieu. Seuls deux exemplaires ont échappé a cette destruction.

Avec plus de sang-froid, Claude Dupin prépare dans les mois qui suivent une deuxième version de sa critique, plus étoffée et plus mesurée, qui paraît vraisemblablement à la fin de 1751 ou au début de 1752, sous le titre d’ Observations sur l’Esprit des lois et sous la forme de trois gros volumes in-octavo. Bien que l’ouvrage ait été présenté comme l’œuvre collective d’une « petite société de savants nourris de la connaissance des hommes et des affaires », selon Voltaire, c’est bien à Dupin qu’il faut restituer l’essentiel de la paternité du travail. Dupin s’est fait assister de son épouse, piquée au vif par la misogynie de Montesquieu, alors que l’intervention de Rousseau s’est limitée à un rôle de copiste.

L’examen des réactions, souvent dépourvues d’objectivité, suscitées par cette double réfutation permet de saisir l’ampleur du débat autour de l’ Esprit des lois.

Chapitre V
L’affrontement

Avant que n’éclate la querelle de l’ Esprit des lois, les relations entre Montesquieu et Dupin sont plus que courtoises, le président bordelais étant un hôte apprécié du salon de l’épouse du financier. Les attaques portées à l’égard des traitants et de la Ferme dans l’ Esprit des lois provoquent une rupture irrémédiable entre les deux hommes, définitivement consommée avec la publication des Réflexions de Dupin, dont le ton emporté et agressif est condamné par les amis mêmes du fermier général. Le fond de la réfutation, repris avec plus de mesure dans les Observations, demeure pourtant fort habile et porte des coups sévères à l’ouvrage de Montesquieu. S’il n’a pas véritablement saisi l’originalité profonde et la portée de l’ Esprit des lois, Dupin a su en attaquer point par point l’argumentation, pour en démontrer l’insuffisance, l’absurdité ou la contradiction, ne pardonnant rien à un exposé dense et foisonnant, et non exempt de quelques faiblesses. Usant de l’ironie avec délectation, Dupin se plaît à démonter les raisonnements de son adversaire, contre lequel il marque indéniablement quelques points, mais sans véritablement ébranler les fondations de l’ouvrage.

La force de sa réfutation tient bien davantage à la critique systématique des chapitres de Montesquieu relatifs à la finance, aux impôts et aux traitants. Montesquieu se dit « cité au tribunal de la maltôte » et Dupin reconnaît lui-même avoir pris la plume pour défendre une profession qu’il s’efforce d’exercer avec honneur et probité. La proportion des chapitres relatifs à la finance est telle que la réfutation de l’ Esprit des lois peut apparaître comme un manifeste de la Ferme générale. Sur ce terrain, Dupin se montre un adversaire à la mesure de Montesquieu et prend vigoureusement part au débat qui se poursuit dans la deuxième moitié du siècle entre les partisans du système de la Régie à ceux de la Ferme.


Conclusion

La biographie du fermier général Claude Dupin s’avère intéressante à plusieurs titres. Sa carrière illustre à merveille le processus d’intégration et de reconnaissance des financiers par la haute société au milieu du xviiie  siècle. Sans être profondément originale, ni réformatrice, son œuvre apporte par ailleurs un éclairage intéressant sur la genèse de l’économie politique libérale, dont Dupin apparaît comme un précurseur quelque dix ans avant que ne soient définies les thèses physiocratiques. Sa défense des intérêts d’une profession et d’un état injustement abhorrés face à Montesquieu, auteur reconnu et presque unanimement célébré, est plus qu’estimable et l’ensemble de la réfutation de l’ Esprit des lois mérite assurément mieux que les quelques commentaires dédaigneux dont les admirateurs de Montesquieu l’ont gratifiée depuis le xviiie  siècle. Finalement, s’il faut convenir avec Mme de Tencin que Dupin doit ses lecteurs postérieurs à Montesquieu, il faut aussi reconnaître la valeur intrinsèque de son ouvrage.


Pièces justificatives et annexes

Généalogie de la famille Dupin au xviiie  siècle. ­ Portrait de Madame Dupin. Frontispice des Œconomiques. ­ Contrat de mariage de Claude Dupin et Louise-Marie-Madeleine Fontaine. ­ Inventaire de la bibliothèque de Claude Dupin. ­ Inventaire du mobilier de l’hôtel de la rue Plâtrière. ­ Liste des « visitées » de Madame Dupin. ­ Testament de Claude Dupin. ­ Avis au lecteur des Réflexions sur l’Esprit des lois. ­ Avertissement des Observations sur l’Esprit des lois. ­ Tableaux de concordance entre les Réflexions sur l’Esprit des lois et les Observations sur l’Esprit des lois, d’une part, et l’ Esprit des lois, d’autre part. ­ Index des noms de personne.