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École des chartes » thèses » 2007

L’Ilias de Simon Chèvre d’Or

Édition critique et commentaire


Introduction

Simon Chèvre d’Or, poète latin du milieu du xiie siècle, a composé un poème surprenant, l’Ilias, qui propose un condensé, en 994 vers dans sa version la plus longue, de la matière de Troie et de l’Énéide en distiques élégiaques, le tout dans un style saturé de fleurs de rhétorique. La tradition d’ensemble du poème est particulièrement complexe. En effet, le nombre de versions d’auteur a fait débat (trois voire quatre selon André Boutemy, deux selon Martha Parrott), et le texte a fait l’objet de contaminations multiples. Une telle complexité rendait indispensable la réalisation d’une édition critique de l’Ilias. Martha Parrott en a proposé une en 1976, mais celle-ci n’a jamais été publiée. Il paraissait donc pertinent de reprendre le travail d’édition critique de ce poème au style particulièrement flamboyant et fort représentatif de l’horizon d’attente des lecteurs de cette époque en matière de poésie.


Chapitre premier
Éditions précédentes de l’Ilias


L’Ilias a été éditée pour la première fois par Polycarpe Leyser, qui livre dans son Historia poetarum et poematum medii aevii... une version courte du poème, sans la partie sur l’Énéide ; cette édition a été reprise par la Patrologie latine et par Theodor Merzdorf à la fin de son édition du Troilus d’Albert de Stade. André Boutemy fut le premier, après la seconde guerre mondiale, à proposer une édition de la partie de la version courte de l’Ilias concernant l’Énéide ainsi que de la version longue du poème. Enfin, Martha Parrott a donné une édition critique du poème. Elle a effectué en préliminaire une étude des sources, un examen de la tradition textuelle et une présentation de l’auteur et de ses œuvres ; l’édition est également assortie d’un commentaire sur les figures de style et sur les sources du poème. D’autres courtes pièces en vers de Simon Chèvre d’Or sont imprimées à la fin de l’édition : les épitaphes, l’invective contre les envieux et le poème sur le conflit entre Alexandre III et l’antipape Victor IV.


Chapitre II
L’auteur et son œuvre


Les seuls renseignements dont on dispose sur l’auteur sont livrés par les manuscrits contenant ses œuvres. Plusieurs œuvres sont aujourd’hui attribuées à Simon : l’Ilias; les épitaphes d’Hugues de Mâcon, de Thibaut II de Champagne, de Bernard de Clairvaux, de Suger et, dans une seconde période de sa vie, celles de Pierre Lombard, de Philippe de France et de Constance de France ; une courte invective en vers contre les envieux, écrite sans doute au début de sa carrière ; un poème sur le conflit entre Alexandre III et l’antipape Victor IV, en deux versions ; enfin, une vie de Thomas Becket. L’attribution de l’épitaphe d’Eugène III à Simon Chèvre d’Or n’est pas attestée par la tradition manuscrite, comme l’a fait remarquer Jürgen Stohlmann.

M. Parrott a montré en outre que Simon a probablement été l’auteur d’un poème sur Tristan aujourd’hui perdu, cité au début de la branche II du Roman de Renart sous l’appellation « la chievre ». Enfin, J. Stohlmann a remis en cause l’attribution à Pierre Riga d’un poème sur la naissance de Philippe Auguste et émis l’hypothèse que ce poème soit de Simon.

Selon le manuscrit Rawlinson G 109 de la Bibliothèque Bodléienne, l’Ilias a été composée à la demande d’un comte Henri. Il ne peut s’agir que d’Henri Ier le Libéral, comte de Champagne à partir de 1152. Or, le colophon de la version longue du poème (Paris, BnF, lat. 8430) précise que Simon a amplifié son Ilias après son entrée comme chanoine à Saint-Victor de Paris. On doit donc en déduire que la version courte du poème est une œuvre de commande du comte de Champagne, dont Simon a ensuite quitté la cour pour se rendre à Saint-Victor de Paris.

Selon la tradition manuscrite, Simon a réalisé un grand nombre d’œuvres de commande. Ainsi, outre la version courte de l’Ilias, le comte Henri aurait demandé à Simon la composition des épitaphes de son père Thibaut II, de Bernard de Clairvaux et de Suger. D’autre part, l’épitaphe d’Hugues de Mâcon a été écrite à la demande de moines, probablement ceux de Pontigny, dont Hugues a été abbé et où il est inhumé. Enfin, la Vie de Thomas Becket a été composée à la demande d’un cardinal Pierre, selon toute vraisemblance Pierre de Pavie, fervent défenseur de Becket et légat pontifical en France à deux reprises (1174-1178 et 1180-1182).

Plusieurs hypothèses sur la vie de Simon, bien que vraisemblables, n’ont pu être élevées au rang de certitudes. Ainsi, on ne sait si le cognomen« Aurea Capra » est une pure invention de Simon, comme le commentaire qu’il en donne dans le version longue du poème semble l’indiquer, ou si ce nom est – en totalité ou en partie – dérivé d’un anthroponyme ou d’un toponyme. À l’appui de cette hypothèse, M. Parrott a signalé l’existence de toponymes Capraria dans le sud-est de la France, tandis que J. Stohlmann a cité plusieurs autres toponymes proches de Capra dans l’Aisne et la Seine-et-Marne.

J. Stohlmann signale qu’un magister Symon a été envoyé à Rome, à la demande d’Arnoul de Lisieux, à propos d’un conflit d’élection concernant le chapitre cathédral de Séez ; il est possible qu’il s’agisse de notre poète. Mais de toutes les hypothèses émises par J. Stohlmann, la plus vraisemblable est celle proposant d’identifier notre poète avec Simon, prieur de Saint-Ayoul de Provins (1148-v. 1154), plus tard abbé de Saint-Rémi de Reims (1182-1198). Tout d’abord, les dates concordent et Simon Chèvre d’Or aurait très bien pu être prieur à Saint-Ayoul en tant que membre de la cour de Champagne ; il est d’autre part fort probable que notre poète n’ait pas fini ses jours à Saint-Victor, car on ne conserve pas son nom dans l’obituaire de l’abbaye. Enfin et surtout, l’épitaphe de Simon de Saint-Rémi, écrite dans un style très proche de celui de Simon Chèvre d’Or, fait allusion au goût de cet abbé pour les poèmes courts et concis (« cui placet oda brevis »), ce qui peut être une allusion au goût de notre poète pour la brevitas.


Chapitre III
Étude des sources


La tradition manuscrite de ce poème, conséquente, laisse supposer que Simon Aurea Capraétait lu et apprécié au Moyen Âge. En effet, toutes versions confondues et si l’on exclut les fragments inférieurs à quatre vers (Utrecht, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, 805 ; Wien, ÖnB, 13685 ; Città del Vaticano, Bibliotheca apostolica Vaticana, Vat. lat. 1628), l’Ilias est présente dans vingt-six manuscrits :

– Version courte tronquée (avec le seul livre sur la matière de Troie) : D = Oxford, Bodleian Library, Digby 166 (Angleterre, XIV e siècle) ; F = Paris, BnF, lat. 4126 (York, milieu du xive siècle) ; G = London, British Library, Royal 12 D III (Angleterre, début du xve siècle) ; L = Leipzig, Universitätsbibliothek 201 (Allemagne, début du XIII e siècle) ; O1 = Oxford, Bodleian Library, Rawlinson G 109 (Angleterre ou France du Nord, fin du XII e-début du xiiie siècle) ; S = Luxembourg, BnL, 22 (provenance : Orval, début du xiiie siècle) ; X = Oxford, Bodleian Library, Additional A 365 (Angleterre, xive-XVe siècle) ; Z = Lincoln, Cathedral Chapter Library, 105 (ajout du xve siècle) ; Ph = Oxford, Bodleian Library, Lat. misc. c. 75 (Angleterre, XIV e siècle) ;

– Version courte non tronquée (avec le second livre sur l’Énéide) : A = Avranches, BM 93 (Normandie, seconde moitié du xiie siècle) ; C = Cambrai, BM 977 (France du Nord, fin du xiie-début du XIII e siècle) ; H = London, British Library, Royal 13 A IV (sans doute Angleterre, xiiie siècle) ; I = London, British Library, Cotton Vespasian B XXIII (York, xive siècle) ; J = Oxford, Saint-John’s College, 92 (incomplet de la fin ; Angleterre, milieu du xve siècle) ; M = El Escorial, Real Biblioteca de San Lorenzo, O III 2 (Normandie, XIV e siècle) ; N = Oxford, Bodleian Library, Rawlinson B 214 (incomplet de la fin ; Angleterre, milieu du XV e siècle) ; R = Città del Vaticano, Bibliotheca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 344 (France du Nord, fin du XII e siècle) ; T = London, British Library, Cotton Titus A XX (Angleterre, seconde moitié du xive siècle) ; V = Città del Vaticano, Bibliotheca Apostolica Vaticana, Reg. lat. 585 (Normandie, seconde moitié du xiie siècle) ; Y = Genova, Biblioteca Universitaria, E II 8 (Italie, xive siècle) ;

– Version courte contaminée par la version longue  : E = Erlangen, Universitätsbibliothek, lat. 991 (Nüremberg, milieu du XVI e siècle) ; K = London, Lambeth Palace Library, 238 (Angleterre, fin du xiie-début du XIII e siècle) ; O2 = Oxford, Bodleian Library, Rawlinson G 109 (Angleterre ou France du Nord, fin du XII e-début du xiiie siècle) ;

– Version longue du poème  : P = Paris, BnF, lat. 8430 (Aire germanophone, dernier tiers du xiiie siècle) ;

– Fragments conséquents du poème  : B = Bern, Bürgerbibliothek, 701 (Angleterre, fin du xiie siècle) ; Q = Oxford, Bodleian Library, Rawlinson C 552 (sans doute Angleterre, xiiie siècle).

Les notices de ces vingt-six manuscrits comportent une bibliographie des descriptions les plus récentes du manuscrit, une étude des textes, puis une description matérielle.


Chapitre IV
Classement des manuscrits


L’Ilias se caractérise par une tradition textuelle particulièrement complexe : on dispose de plusieurs versions d’auteur, dont le nombre fait débat ; la tradition est extrêmement contaminée ; enfin, de nombreuses variantes sont des réécritures du vers, ce qui ne permet pas de raisonner en termes de généalogie de faute.

Pour ce qui est de la version courte du poème, nous avons donc opté pour une méthode stemmatique dans la mesure du possible. Nous avons tenté de définir des groupes de manuscrits, les plus nets étant DFJXGZ, CIR et CLO1NT selon les cas, et AVMHYO2, même si des lieux variants contredisent à plusieurs reprises ces hypothèses et obligent à supposer une contamination. Les variantes communes à K, O2 et E sont enfin issues d’une contamination de la version courte du poème par sa version longue.

L’examen détaillé des variantes a permis d’étayer la position de M. Parrott sur les versions du poème : en effet, les manuscrits proposant la seule version dite « courte » par Boutemy s’apparentent par leurs leçons à différents manuscrits, selon les cas, de la version appelée « moyenne » par ce même auteur. Il faut donc conclure que la version « courte » est en fait une version tronquée de la version « moyenne » ; il n’y a donc pas une version courte et moyenne mais respectivement une version courte tronquée et non tronquée. Quant aux particularités textuelles partagées par O2, K et E, qui ont fait soupçonner à M. Boutemy l’existence d’une seconde version d’auteur de cette version courte non tronquée, elles sont, d’après nos conclusions et celles de M. Parrott, liée à une contamination de la version courte par la version longue du poème. Cette hypothèse est corroborée par le colophon du manuscrit P (Paris, BnF, lat. 8430), qui ne parle que de deux rédactions successives de l’Ilias.

L’examen des variantes a permis de choisir V comme manuscrit de base et de proposer ce stemma, qui fait état des principaux faits de tradition repérés. Certaines traditions, faute d’un texte suffisamment long, restent toutefois discutables.


Chapitre V
Commentaire littéraire


Le commentaire débute par une étude du vers du poème, ainsi que des différences les plus importantes entre les deux versions du poème.

Les sources et les influences. — La compression extrême que Simon applique à son sujet rend les influences plus difficiles à déceler. Quatre sources sont cependant irréfutables : l’Excidium Troie, compendium du vie siècle résumant la guerre de Troie, l’Énéide et les débuts de l’histoire romaine ; l’Énéide, citée explicitement par Simon comme source ; enfin, essentiellement dans la version longue du poème, l’Ilias latina et les œuvres d’Ovide (surtout les Amours, l’Art d’aimer et les Métamorphoses). Simon s’est aussi très probablement inspiré de courtes pièces en vers sur Troie, notamment le « Pergama flere volo». En revanche, s’il doit exister un lien entre l’Ilias et l’Anonymi historia Daretis Frigii, les deux textes sont à peu près contemporains, ce qui empêche de savoir lequel a influencé l’autre.

L’Ilias a également exercé une influence sur quelques poètes médiévaux, ce qui laisse supposer une certaine renommée du poème : Étienne de Rouen, dans l’ensemble de son œuvre ; Henri da Settimello, dans son Élégie; Albert de Stade dans son Troilus; enfin, Chaucer dans sa House of Fame, qui semble reprendre la trame de l’Ilias pour conter les amours de Didon et Enée. Le poème est également cité par Gervey de Melkley dans son Ars Poetica et par Albert le Grand dans son De quindecim problematibus.

Le style. — Un des aspects les plus originaux et frappants de l’Ilias est sa recherche constante de l’effet. Le style est extrêmement travaillé et placé sous le signe de la condensation maximale – 994 vers dans la version longue suffisent à relater la guerre de Troie et les péripéties d’Énée – et de la saturation du discours poétique par les figures de rhétorique. Cette place prépondérante de la rhétorique dans un poème n’est pas étonnante au milieu du xiie siècle, où la poétique quitte le champ de la grammaire pour se placer sous l’emprise de la rhétorique. À une époque où l’emploi intensif de fleurs de rhétorique est considéré comme élégant, on peut voir dans une surcharge de ce type d’effets une tentative de redéfinition du style élevé, qui doit être employé pour écrire sur la matière de Troie et de l’Énéide. L’Ilias est donc marquée par une esthétique somme toute très formaliste, liée à une recherche exigeante de la contrainte – le poème est écrit en distiques élégiaques –, que l’on peut peut-être rapprocher, en d’autres temps, de pratiques littéraires du xxe siècle comme l’OuLiPo. Pour la narration proprement dite, Simon, en accord avec l’optique de compendium qu’il revendique, est fidèle à l’ordo naturalis.

Nous avons donc proposé un aperçu des figures de style employées, en les liant aux principaux types d’effets recherchés par notre auteur, qui sont la brevitas et la recherche d’une exacerbation de l’expression par les jeux sur les sonorités et les signifiants.


Les textes

Les versions courte et longue du poème sont éditées à la suite pour plus de clarté. Pour permettre toutefois une comparaison commode entre les deux textes, nous avons indiqué, en marge extérieure, les numéros des vers correspondants dans l’autre version.

L’édition des deux textes comporte un triple apparat. Le premier étage comprend les leçons rejetées du manuscrit de base ; le second étage, les leçons proposées par les autres manuscrits. Pour la version courte, nous avons éliminé de cet étage les leçons des manuscrits M, G et Z, copiés sur un autre manuscrit subsistant, ainsi que les leçons de manuscrits fragmentaires tels que B et Q ; pour la version longue, nous y faisons figurer les leçons de K, O2 et E issues d’une contamination de la version courte par la version longue. Enfin, le troisième étage propose un apparat des sources présentant les réminiscences textuelles ou les influences que l’Ilias a pu exercer sur des œuvres postérieures.


Notes de fin d’édition

Des notes de fin d’édition éclairent les points litigieux et qui méritaient un éclarcissement ou une discussion.


Index des noms propres

L’index distingue les noms de personne et les noms de lieux et comprend également, sous l’entrée du personnage ou du lieu concerné, les substantifs éventuels qui servent à le désigner dans le poème.