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École des chartes » thèses » 2000

Poésie française et métrique latine chez Michel de Boteauville ( ca.1435-ap. 1500)

Édition critique bilingue latin-français du poème Les Misères de la guerre( Carmen de miseriis guerre).


Introduction

Lorsque l’on évoque les vers mesurés en français, on pense généralement à cette période riche en inventions littéraires de toutes sortes que fut la Renaissance, et particulièrement au poète de la Pléiade Jean-Antoine de Baïf, qui s’y essaya dans plusieurs œuvres. S’il fut le plus célèbre, Baïf ne fut néanmoins pas le seul à écrire des vers métriques français : on peut citer aussi Etienne Jodelle, autre poète de la Pléiade, Etienne Pasquier, Agrippa d’Aubigné, et avant eux Jacques de la Taille (1542-1562), qui eut même le mérite de composer un petit traité de métrique française. Mais Jacques de la Taille n’était pas le premier à se lancer dans l’entreprise : en effet, Michel de Boteauville (v. 1435- apr. 1500) l’avait précédé sur cette voie trois quarts de siècle plus tôt. Bien qu’il fût généralement admis que les syllabes avaient toutes la même quantité dans la langue française, Michel de Boteauville eut l’idée d’appliquer au français les règles de la poésie antique : selon lui, certaines syllabes pouvaient en français être considérées comme longues, et d’autres, brèves, que ce fût par nature ou par position.

Michel de Boteauville appliqua son idée en transposant dans notre langue un poème en vers latins qu’il avait composé auparavant sur les malheurs de la guerre de Cent Ans et sur les bienfaits de la paix. De plus, il fit précéder son poème d’un traité de métrique, intitulé l’ Art de metrifier françois, afin d’expliquer sa poétique nouvelle et d’en faciliter la lecture. Par souci de cohérence, c’est l’ensemble de ces textes qui sont présentés ici. Si le degré de réussite de ce nouvel art poétique reste à l’appréciation de chacun, il n’en demeure pas moins que sa cohérence théorique et systémique en fait, plus qu’une élucubration passagère, une véritable tentative de réforme poétique, qui mérite une place particulière dans l’histoire de notre littérature.


Première partie
Michel de Boteauville et son œuvre


Chapitre premier
L’auteur

On sait bien peu de choses de Michel de Boteauville et nos connaissances découlent principalement de ce que le poète a bien voulu nous dévoiler dans ses œuvres. Probablement d’origine normande, Boteauville était fils d’un vigneron aisé installé en Ile-de-France. Il fit ses études à Paris, où il fut reçu bachelier-ès-arts le 3 février 1455 (n. st.), ce qui autorise à penser qu’il put naître vers 1435 ou un peu avant. Il semble qu’il fit également des études de médecine et qu’il fut reçu bachelier en cette matière à Paris en 1457. Il entra dans le clergé séculier et fut curé de Guitrencourt, petit village situé dans le Vexin français, près de Mantes. Au début de l’année 1477, il achevait à Mantes son poème en vers latins et se trouvait à Provins pour terminer l’écriture du poème français en 1500. On n’a plus de traces de lui après cette date, ce qui incite à supposer qu’il mourût sans doute peu de temps après sans avoir pu faire une publicité efficace de son œuvre.

Chapitre II
L’œuvre

L’œuvre de Michel de Boteauville se compose du poème De miseriis guerre Anglorum et utilitatibus pacis eorum, long de 1800 vers hexamètres latins et divisé en deux livres de 900 vers, et de sa traduction en 2150 vers métriques français (distiques, hexamètres et pentamètres), divisée en deux livres de 900 et de 1250 vers : Les Misères de la guerre. Ce dernier texte est précédé d’un traité de métrique française en prose couvrant une douzaine de feuillets, intitulé l’Art de metrifier français, et d’un bref Prologue. Le poème latin fut achevé en janvier 1477 (n. st.) ; le poème français et le traité de métrique le furent en 1500, après trois ans de travail.

Michel de Boteauville veut susciter la haine de la guerre et l’attachement à la paix en rappelant les malheurs nés de la guerre contre les Anglais. Ainsi décrit-il dans un enchaînement dramatique et quelque peu désordonné toutes les peines et les préjudices qui en découlèrent : la maladie et la famine qui déciment les familles ; les ravages des campagnes qui conduisent les paysans à la ruine et à la révolte ; l’insécurité que font régner les bandes de brigands et qui oblige à fortifier les villages ; les sièges de ville et les ruses perverses des gens de guerre.. Ces descriptions sont agrémentées de nombreux discours des protagonistes, souvent animés et parfois poignants, comme celui d’un captif à sa femme, ou d’un chef d’une compagnie de routiers. Le dernier tiers du second livre décrit la fin de la guerre, que l’auteur attribue à l’inspiration divine, et les avantages qui en découlent pour tous, et s’achève sur un éloge de la paix destiné aux jeunes gens qui n’auraient pas connu la guerre.

Chapitre III
Les manuscrits

Les œuvres de Michel de Boteauville sont transmises par cinq manuscrits. Quatre manuscrits conservent le poème latin, mais l’un des quatre ne livre qu’un bref extrait ; le poème français et le traité introductif ne sont connus que par un seul manuscrit. Quatre de ces manuscrits sont à Paris, à la Bibliothèque nationale de France : lat. 10923 (appelé A), 6266 ( B), 13079 ( C) et fr. 2189 ( P) ; le cinquième se trouve à Rome, à la Bibliothèque apostolique vaticane, sous la cote Ottoboni 811 ( R).

Les manuscrits A et B, ainsi que les feuillets 116 à 148v° de la première partie du manuscrit R donnent le texte du poème latin, qui couvre une quarantaine de feuillets, avec peu de variantes. Ils sont tous trois d’une écriture gothique comparable, sur parchemin pour les deux premiers et sur papier pour le troisième. On peut les dater de la toute fin du xve ou du début du xvie  siècle et les qualifier de manuscrits d’auteur. En effet, ils ont certainement été rédigés au même moment, sur commande de l’auteur et sous son contrôle, à partir du même manuscrit, qui est peut-être d’ailleurs l’un d’eux. La seule tradition que semble avoir connu par la suite ce texte est due à un moine de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés qui, au xviie  siècle, recopia le premier et les cent cinquante-huit derniers vers du poème aux feuillets 198-199v° du manuscrit C, d’après le manuscrit R, qui appartenait alors au fonds de la reine Christine de Suède.

Le seul exemplaire du poème français est écrit sur parchemin et compte une soixantaine de feuillets. Il se rapproche largement des manuscrits A, B et R par sa forme et par son écriture : on peut le dater du tout début du xvie  siècle et il mérite également le qualificatif de manuscrit d’auteur.

Ces manuscrits ont connu une très faible diffusion et la tradition écrite ne les a pas altérés. Les manuscrits A et B du poème latin ont été copiés dans les mêmes conditions : soit l’un a été copié sur l’autre, soit plus probablement tous deux ont été copiés d’après un même manuscrit, peut-être celui de l’auteur. Leur début diverge nettement, ce qui laisse supposer l’existence de deux destinataires différents. R a probablement été recopié sur A dans le premier tiers du xvie  siècle. Au xviie  siècle, C fut copié sur R par quelqu’un qui ignorait certainement l’existence de A et de B. Quant à P, il semble que personne avant Antoine Thomas en 1883 n’ait songé à le rapprocher du poème latin dont il est une traduction originale.


Deuxième partie
Commentaire


Chapitre premier
La Guerre de Cent ans dans l’œuvre de Michel de Boteauville

On peut remarquer que le texte français est souvent plus disert en ce qui concerne les références historiques : il donne plus de noms propres et raconte plus d’événements car il a été écrit vingt ans après le poème latin. Comme Michel de Boteauville n’a jamais connu les événements de son temps que de loin, le poème nous renseigne plus sur les mentalités que sur les faits eux-mêmes. Le cadre chronologique des poèmes se situe entre 1410 et 1444, mais Boteauville rapporte également quelques événements antérieurs, qu’il n’a pu vivre et qu’il ne connaît qu’indirectement (batailles d’Azincourt, de Verneuil), et prolonge parfois son récit jusqu’au dénouement de la guerre (Formigny, Castillon).

Boteauville appartient à une génération qui fut élevée dans l’inquiétude et l’insécurité de la guerre civile, entendit des récits d’atrocités, en connut encore quelques-unes dans son jeune âge et put apprécier ensuite d’autant plus le retour progressif à l’ordre et à la prospérité. Le fait qu’il ait vécu dans la vallée de laSeine, lieu stratégique entre Français et Anglais, lui rend l’occupation anglaise plus pénible encore. Boteauville fut donc un témoin des horreurs de la guerre, qu’il décrit par accumulation de détails souvent cruels et parfois crus. Sans doute excessive, partiale et partielle, cette description garde la valeur d’un témoignage.

Chapitre II
La langue et l’inspiration de Michel de Boteauville

Michel de Boteauville écrivit à la fin du xve  siècle, mais ses études intervinrent dans un contexte intellectuel différent : il semble ignorer totalement les derniers événements intellectuels et littéraires et ses références demeurent largement médiévales, celles de l’écolier parisien du milieu du xve  siècle. On pourrait dire bien du mal de la qualité de sa langue : il possède beaucoup de vocabulaire latin, n’hésite pas à en faire usage, mais n’a pas vraiment le sens de la langue. Son vocabulaire français est assez riche, surtout en agriculture et en anatomie, mais ses phrases sont souvent torturées par les exigences de la métrique.

Michel de Boteauville ne fait aucune référence directe aux autorités de l’Antiquité païenne et chrétienne, mais on sent en plusieurs endroits des réminiscences, surtout de l’Enéide et des Métamorphoses. L’inspiration chrétienne, voire liturgique, est plus nette et le conduit, contrairement à beaucoup de ses contemporains, à prendre la défense des gens d’église qu’il associe aux gentilshommes dans le même respect. Sa conception de la société demeure traditionnelle : chacun doit vivre selon son rang, sans concurrence ni agressivité, sous le regard de Dieu. Au vu de la littérature du temps, un trait particulièrement frappant de ses personnages est la gentillesse et la loyauté : les héros sont naturellement bons et la constance des époux particulièrement remarquable ; l’auteur nourrit même, semble-t-il, une certaine admiration pour la gent féminine, à rebours de la littérature satirique de son temps. L’auteur prend la défense du pauvre peuple  : à ses yeux, les gens de guerre et les princes indignes ont tous les torts. Il ne pouvait dès lors songer à affaiblir sa démonstration en brossant de ses personnages réputés bons un portrait mitigé. De plus, lorsque des brigands commettent vraiment des actes atroces, Boteauville l’explique par le fait qu’il ne s’agit pas d’êtres humains, doués de sens et de raison, mais de créatures démoniaques qui ont pris apparence humaine. Ainsi toutes les horreurs que raconte Boteauville ne parviennent-elles pas à le faire douter de la liberté humaine, de la destination de toute âme au bien, de sa rédemption toujours possible.

L’une de ses sources d’inspiration fut sans doute le célèbre Quadrilogue invectif d’Alain Chartier (1422), bien que Boteauville prenne nettement le parti des paysans, alors que le propos de Chartier était de stigmatiser les torts respectifs des trois états du royaume. Plus globalement, on peut inscrire Les Misères de la guerre de Boteauville dans une longue tradition de complaintes et de récriminations contre la guerre, du Tragicum argumentum de François de Montebelluna aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, en passant par Jean Régnier ou le Discours des misères de ce temps de Ronsard.

Chapitre III
L’art poétique de michel de Boteauville

On peut dire de la nouvelle poétique de Michel de Boteauville qu’elle est révolutionnaire, et en même temps parfaitement réactionnaire au sens exact du mot : il ignore ou refuse en effet le fait que les langues vulgaires puissent être régies par des règles différentes de celles du latin, et dénie au français toute originalité de ce point de vue. Il croit en quelque sorte inconsciemment en une espèce de grammaire universelle adaptée à toutes les langues et dont la grammaire latine serait l’archétype. Si la quantité des syllabes fonctionnait fort bien en latin, même sans plus correspondre à la prononciation, pourquoi n’en serait-il pas de même en français

Pour décrire méthodiquement les quantités des syllabes, objet principal de l’Art de metrifier français, Michel de Boteauville ne semble pas utiliser les manuels de poésie française, les arts de seconde rhétorique, mais suit pas à pas son manuel de référence, le Doctrinal d’Alexandre de Villedieu. Il en traduit les règles parfois mot à mot et y ajoute quelques exceptions ou cas particuliers du français qu’il juge nécessaire de signaler. Le principe de sa méthode est donc simplement d’appliquer aux mots français la quantité des mots latins dont ils dérivent. La métrique ainsi adoptée par Boteauville donne des vers nettement plus longs que les vers français habituels : en appliquant la scansion classique, les vers pentamètres équivalent à des vers de douze à quatorze pieds et les vers hexamètres correspondent à des vers de treize à dix-sept pieds. Cependant Boteauville en décompte les syllabes d’une manière plus stricte et plus exhaustive : ainsi compte-t-il systématiquement les e atones, y compris après une voyelle ou en fin de vers. Comme en latin, les syllabes nasalisées sont brèves par nature et longues seulement par position. Les diphtongues doivent être longues, sauf ai et oi dans certains cas, mais on relève des exceptions ou des incertitudes, comme bien, -ou-, -au-, -ier, -iere.

La qualité prosodique des vers dépend de l’adéquation entre les accents rythmiques (ou métriques) donnés par la scansion, et les accents toniques des mots dans le vers ; pour bien lire la poésie de Boteauville, il convient de regarder les syllabes longues comme authentiquement longues, c’est-à-dire à prononcer en plus de temps que les brèves ; puis d’y juxtaposer les accents toniques, lesquels tombent sauf exception sur une syllabe longue. Ainsi peut-on obtenir des vers assez réussis, qui réunissent une diction cohérente et compréhensible, un rythme harmonieux, et une certaine emphase poétique due à l’allongement quelque peu théâtral de certaines syllabes.

Méthode nouvelle, la métrique de Boteauville n’est pourtant pas sans rapport avec les pratiques poétiques de son temps ; ainsi la classique alternance régulière des rimes masculines et féminines n’est-elle pas très éloignée de celle de vers accentués sur la pénultième (dans le cas de l’hexamètre) et sur la dernière syllabe (dans le cas du pentamètre).


Conclusion

Michel de Boteauville a ainsi le mérite d’avoir rendu possible ou du moins envisageable une poésie rythmique française, à l’instar de ce que sont les poésies modernes de plusieurs autres langues européennes, une poésie affranchie de la tyrannie de la rime mais tout de même quelque peu réglementée, et qui aurait peut-être pu se faire une place, entre poésie classique et vers libres. Michel de Boteauville fut un précurseur oublié de notre littérature dans un projet à la fois inaccessible et fascinant auquel on s’essaya depuis très souvent.


Édition

Le texte français suit fidèlement le manuscrit P. L’établissement du texte latin repose sur A, qui est plus complet et plus fidèle par rapport au texte français de P et qui présente des mentions marginales d’un grand intérêt pour la compréhension et le découpage du texte.

Dans cette édition bilingue, le poème latin et le poème français sont présentés en vis-à-vis, précédés de l’Art de metrifier français et du Prologue. Ainsi est-il possible de retracer toute la démarche de Michel de Boteauville, depuis le texte latin jusqu’aux vers métriques français, avec en main les règles qu’il suivit. Afin d’en faciliter le plus possible la lecture, la ponctuation, l’accentuation et la disposition vont donc parfois au-delà des normes d’édition habituelles, dans le sens de la plus grande clarté possible. Sont rendus également deux signes diacritiques originaux inventés par l’auteur, l’un indiquant la césure du vers français, et l’autre l’élision des e finaux devant la voyelle du mot suivant. Afin de rendre aussi plus aisée la scansion des vers français, qui demeurait difficile en dépit des inventions ingénieuses de Boteauville, les syllabes longues sont indiquées en gras, par opposition aux syllabes brèves ou indéterminées, ceci afin que la lecture mesurée se fasse pour ainsi dire de soi-même au premier coup d’œil.


Annexes

Glossaire français. ­ Lexique latin. ­ Index des termes rhétoriques employés dans le poème latin. ­ Index métrique donnant les quantités des syllabes retenues par Boteauville pour les mots les plus employés.