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École des chartes » thèses » 2008

Négocier avec la Grande-Bretagne, round III

Pompidou, Heath, les administrations nationales et l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun (1969-1972)


Introduction

L’entrée britannique dans la Communauté européenne créée en 1957 devient, pour les gouvernements qui se succèdent à la tête du pays à partir de 1961, un objectif majeur de la politique étrangère britannique, au nom de la préservation des intérêts du pays. À ce désir britannique d’entrer dans le Marché commun s’oppose la conception gaulliste de la nouvelle Communauté, une « Europe européenne » où la Grande-Bretagne, trop liée aux États-Unis, ne peut avoir sa place. Tout oppose les intérêts, et donc les politiques étrangères des deux pays dans les années 1960. Ou plutôt, tout oppose la conception que se font les gouvernants français et anglais des intérêts respectifs des deux pays. Pourtant, en moins de trois ans, Français et Britanniques parviennent à trouver un accord, et la Grande-Bretagne entre dans la Communauté européenne le 1er janvier 1973. Deux fils conducteurs s’entrecroisent au cours de cette étude : l’analyse des changements politiques importants qui surviennent dans les deux pays au cours de ces trois années, et l’étude approfondie des administrations françaises et britanniques chargées du dossier européen. Cette réouverture des négociations se fait en effet à la faveur d’une accélération des événements tant en France qu’en Grande-Bretagne : démission du général De Gaulle et élection de Pompidou en France, arrivée au pouvoir d’Edward Heath en Grande-Bretagne. Ces changements de gouvernements ont un impact considérable sur le succès futur des négociations. Mais ces changements, si importants soient-ils, ne doivent pas masquer le travail intense fourni par les administrations chargées du dossier.


Sources

À sujet européen, sources européennes. On a donc utilisé pour cette étude des sources françaises et des sources anglaises. Les archives du président Pompidou et les archives d’un de ses collaborateurs, Jean-René Bernard, conservées à la section du xx e siècle des Archives nationales, sont les principales sources françaises. La place personnelle de Jean-René Bernard, notamment lors des années de pouvoir – membre du cabinet de Pompidou à Matignon, conseiller technique puis secrétaire général adjoint à l’Élysée –, ainsi que l’institution qu’il dirige, le secrétariat général au Comité interministériel (SGCI), en font l’un des personnages clefs du dossier britannique en France. En Grande-Bretagne, trois fonds ont été consultés, correspondant aux trois administrations impliquées dans le dossier européen. Ce sont, par ordre décroissant d’importance, les fonds du Prime Minister’s Office, du Cabinet Office et du Foreign Office.


Première partie
« Le problème anglais ». La Grande-Bretagne hors du Marché commun (1945-1969)


Chapitre premier
La décision d’avancer à Six

Le temps des initiatives françaises (1950-1955).— Au début des années 1950 est élaborée et mise en œuvre une stratégie d’intégration européenne ambitieuse. De cette stratégie d’intégration résultent la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et les projets de Communauté européenne de défense (CED) et de Communauté politique européenne (CPE) qui tendent à créer une union européenne grâce à un transfert de compétences des États souverains à des instances supranationales fonctionnant selon la règle de la majorité. Mais la France, bien souvent à l’origine de ces projets ambitieux, se détourne sans gloire de la CED et de la CPE à l’été 1954. Le retour aux réalisations concrètes et à l’intégration de secteurs moins sensibles que le secteur militaire semble nécessaire.

La création de la Communauté économique européenn, (1955-1957).— Au début de l’année 1955, l’avenir européen semble morose. Le thème de supranationalité, mobilisateur il y a peu, n’apparaît en France guère vendeur auprès des hommes politiques, après l’échec retentissant de la CED et de la CPE. Ayant vu son crédit grandement diminué auprès de ses partenaires européens, la France ne peut se permettre de prendre l’initiative. La relance de la construction européenne va venir des initiatives croisées de quelques hommes, dont Jean Monnet apparaît encore une fois la figure emblématique. Les conséquences pratiques de cette relance voient le jour, deux ans, plus tard lors de la signature des Traités de Rome qui créent le Marché commun et Euratom. Les nouvelles communautés créées, en particulier la CEE, reflètent cette recherche du compromis en fondant ce qui va faire le succès de la méthode communautaire, la combinaison de deux stratégies, celle de l’intégration et celle de la coopération.

Le choix britannique du retrait. — Dès 1950 les décideurs britanniques reconnaissent que, si jamais se crée un groupe européen efficace, la Grande-Bretagne ne pourrait se permettre de rester en dehors. Mais, s’appuyant sur l’histoire du Vieux continent, ils supposent que les continentaux seront incapables de former un tel groupe, et choisissent de continuer à privilégier les liens de la Grande-Bretagne avec les États-Unis et le Commonwealth. La première moitié des années 1950 semble leur donner raison, puisque malgré le succès de la CECA, la CED, une association européenne bien plus ambitieuse, est un échec retentissant. La création de la CEE en 1957 leur pose un nouveau défi. Très vite, les Britanniques tentent de faire échouer le projet, ou du moins d’en limiter la portée, tant politique qu’économique. Mais en 1960 le bluff a été pris au mot sur les fronts économiques et politiques, et le Premier ministre Macmillan se résout à déposer le premier dossier de candidature britannique pour entrer dans la CEE.

Chapitre II
Négocier le challenge gaulliste. Albion à l’épreuve du Général (1958-1969)

La nouvelle donne française.— Avec l’arrivée de De Gaulle au pouvoir en France en 1958 s’ouvre une période où se nouent entre la France et la Communauté européenne des relations parfois difficiles et souvent tendues. Cette époque, qui court sur une décennie, ne manque pourtant pas d’alimenter les controverses. Les uns la considèrent comme une période faste pour l’intégration européenne et comparent aux échecs des années 1970 les succès des années 1960 : achèvement du Marché commun, approfondissement de l’axe franco-allemand, nouveau projet d’Europe politique. D’autres, au contraire, insistent sur l’héritage négatif que laisse l’homme de Colombey et sur l’obstacle qu’il constitue à la création d’une Europe véritablement intégrée : mépris des organes supranationaux, refus de l’entrée britannique dans le Marché commun. Il est cependant nécessaire de voir dans la stratégie gaullienne, tour à tour créatrice et obstructionniste, un reflet de sa vision européenne, où l’Europe doit être l’outil de la « politique de grandeur » de la France qui fera entendre la voix française sur la scène internationale.

La première candidature britannique (1960-1963).— La candidature britannique de 1961 occupe une place à part. Elle est la première demande d’entrée pour la CEE d’un de ses voisins depuis sa fondation en 1957. Elle représente un changement majeur de l’attitude britannique à l’égard de la construction européenne, puisque la Grande-Bretagne décide d’abandonner sa position d’observateur extérieur. Elle pose donc de nombreux défis au Six, du fait du poids international de la Grande-Bretagne et de la nouveauté d’une méthode de négociation qui reste à inventer. Si cette candidature représente un changement majeur de la politique européenne du Royaume-Uni, il s’agit avant tout d’un choix rationnel, dicté par les intérêts britanniques. Les concessions importantes demandées par les Britanniques fournissent à De Gaulle des arguments de poids pour mettre son veto à la candidature britannique en janvier 1963.

La seconde candidature britannique (1964-1969).— Harold Wilson, Premier ministre britannique à partir de 1964, se rallie, plus par raison que par conviction, à l’idée de l’entrée de son pays dans le Marché commun. Il tente d’abord de convertir son parti puis son pays à l’idée européenne, avant de déposer une nouvelle candidature en mai 1967. Mais en novembre, De Gaulle oppose une nouvelle fois son veto, arguant des difficultés de l’économie britannique. Si les conséquences du veto français sur la vie communautaire ne sont que passagères en 1963, il n’en est pas de même en 1967. À partir de janvier 1968, Belges, Néerlandais et Italiens lient tout progrès de la Communauté à la réouverture de négociations. L’ombre de la Grande-Bretagne, bien décidée à ne pas retirer sa candidature, plane sur tous les débats communautaires : symboliquement, la candidature britannique continue de figurer dans l’agenda du Conseil en 1968 et 1969. La France n’a obtenu en 1967 qu’une victoire à la Pyrrhus : la candidature anglaise n’est plus hypothétique. L’échec de 1967, plus qu’une nouvelle débâcle, est probablement le premier pas vers le succès de 1972.

Chapitre III
La voix du maître ? Les administrations nationales, lieu de l’élaboration des positions françaises et anglaises dans les négociations

La machine administrative française au service du Général. — Les négociations entre la Grande-Bretagne et la Communauté, ainsi que l’hostilité manifeste du général De Gaulle à ces négociations, ont conduit l’administration française à adapter son organisation en vue d’une plus grande efficacité. On assiste ainsi au cours des années 1960 à la mise en œuvre d’une machine diplomatique française extrêmement efficace au niveau européen. Elle est le fruit de la collaboration entre différentes administrations, dont les deux principales sont le Quai d’Orsay et le ministère de l’Économie et des Finances. Mais c’est un organe administratif original, véritable courroie de transmission, qui effectue la coordination des positions de ces différentes administrations et permet à la France de s’opposer avec succès aux deux candidatures britanniques : le secrétariat général au Comité interministériel, ou SGCI. Rattaché à la présidence du Conseil puis au Premier ministre, il s’occupe essentiellement de questions relevant traditionnellement de la politique européenne. Doté d’une administration légère, le SGCI, à la différence des ministères, dispose d’une vision globale du dossier européen. Au cours des années 1960 se met en place une organisation administrative originale au service de la politique européenne de la France. Cette organisation administrative bicéphale, divisée entre la Représentation permanente à Bruxelles et le SGCI à Paris, donne une place prépondérante au second. Cette machine administrative, spécifique à la France, prouve très vite son efficacité face aux candidatures anglaises. L’administration anglaise s’inspire d’ailleurs en partie du modèle à partir de la seconde candidature anglaise.

L’adaptation de l’administration anglaise au fait européen.— En Grande-Bretagne, jusqu’au début des années 1960, le suivi de la politique européenne relève principalement de deux ministères : le Foreign Office, ministère des Affaires étrangères britanniques, et le Treasury ou Trésor, ministère des Finances. Mais à partir de 1961, lorsque MacMillan décide de demander l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, cette organisation traditionnelle est progressivement modifiée : « mener à bien l’intégration européenne allait nécessiter un gros effort d’adaptation sur le plan politique ». Le Foreign Office et le Trésor sont en effet largement dépossédés du dossier européen au profit d’autres administrations : nouvelles administrations comme l’éphémère Departement of Economic Affairs, mais surtout le Prime Minister’s Office et le Cabinet Office. Ces changements aboutissent dès la fin des années 1960 à la mise en place d’une organisation bicéphale qui se calque en partie sur le modèle français. Elle est divisée entre la délégation britannique chargée des négociations à Bruxelles et le Comité EURO à Londres, mais donne une place prépondérante au second. C’est le fonctionnement efficace de cette organisation qui permet le succès de la troisième candidature britannique.


Deuxième partie
Changement et continuité. De nouvelles équipes au pouvoir (1969-1972)


Chapitre IV
Pragmatisme et Ambition. L’Europe à l’heure pompidolienne.

Georges Pompidou, un européen pragmatique.— C’est fort de l’adoubement du général De Gaulle que Pompidou se porte candidat puis est élu à l’élection présidentielle de 1969. Il apparaît comme l’héritier naturel du Général et, à ce titre, continuateur de la politique de son prédécesseur. L’acceptation de l’ouverture de négociations avec la Grande-Bretagne dès le sommet de La Haye en décembre 1969 semble donc contradictoire. La politique européenne de Georges Pompidou est-elle dès lors une rupture, ou une simple adaptation aux circonstances ? Il n’y a pas à partir de juin 1969 de révision déchirante de la politique européenne de la France. Georges Pompidou imprime certes sa marque propre, mais la politique européenne de Pompidou n’est pas une politique de rupture. Ce n’est pas non plus une politique semblable à celle du Général. C’est une politique d’ouverture. C’est cette ouverture à l’Europe que Pompidou, dès son élection, va mettre en place au sein du gouvernement comme aux postes-clefs de l’organisation administrative chargée de la politique européenne de la France.

Des pro-européens au Gouvernement. — Georges Pompidou a, selon l’expression d’un de ses proches conseillers, Jean-René Bernard, la « volonté » de faire entrer la Grande-Bretagne dans la CEE. Il lui faut cependant disposer de soutiens au sein du gouvernement comme au sein de l’administration chargée du suivi de la politique européenne de la France. Cette « volonté » se traduit donc par la mise en place d’un gouvernement résolument favorable à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE. La nomination par Pompidou d’un gouvernement majoritairement pro-européen en juin 1969 est un signe fort en direction des partenaires européens de la France. C’est le symbole d’une réelle politique d’ouverture.

Un dossier européen aux mains des services de la présidence. — Administrativement, le SGCI est sous l’autorité du Premier ministre. Or à partir de 1969, sous l’impulsion de Pompidou et du Secrétaire général de la présidence de la République, le SGCI se trouve de fait sous l’autorité directe du président. Ce dernier y dispose déjà d’un relais efficace en la personne de Jean-René Bernard, qu’il a nommé en 1967 secrétaire général du SGCI. Lorsqu’il devient président de la République en juin 1969, Pompidou dispose donc d’un véritable expert du fonctionnement communautaire en la personne de Jean-René Bernard. Il le nomme immédiatement conseiller technique pour les questions économiques et financières et pour les questions européennes au sein du secrétariat général de la présidence. Cette double casquette va s’avérer particulièrement efficace, car la circulation des informations est extraordinairement rapide. Dans ce contexte, le rôle tenu par le Quai d’Orsay se réduit à peau de chagrin.

La conférence au sommet de la Haye. — Si dès la campagne présidentielle Georges Pompidou donne son accord de principe à l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’union, il entend bien faire entrer les Anglais aux conditions définies par la France. Le fameux triptyque « Achèvement, approfondissement, élargissement », dévoilé par Pompidou à La Haye, est défini au cours des mois qui précèdent la conférence, entre juillet et novembre 1969. Pompidou entend donc faire de l’achèvement communautaire, c’est-à-dire du vote d’un règlement financier définitif une condition sine qua nonà l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Lors du discours inaugural le 1er décembre, Pompidou développe longuement ses réticences et sa volonté de ne pas envisager l’élargissement de la Communauté avant l’adoption définitive du règlement financier agricole. Mais il fait de nombreuses ouvertures le lendemain et affirme solennellement ne pas s’opposer à l’élargissement de la CEE. Par conséquent l’issue de la conférence est un succès : en échange de l’adoption au 1er janvier 1970 du règlement financier définitif du Marché commun agricole, la France accepte l’ouverture prochaine de négociations avec les pays candidats, dont le Royaume-Uni.

Chapitre V
Un Européen au 10 Downing Street. La Grande-Bretagne à l’heure européenne

Les derniers mois du gouvernement Wilson.— Après l’échec de novembre 1967, la perspective d’une entrée rapide de la Grande-Bretagne dans la Communauté semble s’éloigner pour le gouvernement travailliste. Mais Wilson a pris grand soin de conserver après l’échec de 1967 l’organisation administrative mise en place. Cette organisation est, on l’a vu, bicéphale. On trouve d’une part la délégation britannique chargée des négociations à Bruxelles (UKDEL), d’autre part le Comité directeur relatif aux négociations relatives au marché commun (Comité EURO). Les postes de direction sont toujours occupés par les mêmes fonctionnaires, à savoir William Nield pour le Comité directeur à Londres et Sir Con O’Neill pour la délégation britannique à Bruxelles Il y a ainsi un regain d’activité de la part de ces deux organismes à partir de l’automne 1969, en vue d’une nouvelle ouverture des négociations.

Edward Heath, un Premier ministre européen. — Edward Heath devient Premier ministre le 18 juin 1970. C’est sans aucun doute possible le plus européen des premiers ministres qu’ait connu la Grande-Bretagne. Avant son accession au pouvoir, il a été chargé en tant que lord du Sceau privé de superviser les négociations avec les Six lors de la première candidature britannique. Le discours qu’il tient en octobre 1961 à Paris devant les représentants des Six affirme avec force ses convictions européennes. En juin 1970, Heath commence son mandat sous des augures favorables, puisque les négociations d’ouverture pour entrer dans la CEE s’ouvrent à Luxembourg quelques jours à peine après son élection. Mais la médaille a son revers : son attitude pro-européenne affichée l’empêche souvent d’obtenir une position de force, que ce soit vis-à-vis des Six – de la France en particulier – ou de son propre parti, toujours divisé sur la question européenne.

Changement de gouvernement et maintien de l’administration.— Lorsqu’il arrive au pouvoir le 18 juin 1970, Heath doit très vite composer une équipe fiable pour mener à bien des négociations qui s’ouvrent à peine quelques jours après. S’il modifie bien sûr la composition du gouvernement, il choisit des conservateurs pro-CEE aux postes gouvernementaux clefs et conserve l’organisation administrative mise en place par le gouvernement travailliste. Au-delà de la nomination de nombreux conservateurs favorables à l’adhésion, Heath bénéficie en effet à son arrivée au pouvoir du travail effectué par l’administration précédente, qui a relancé l’administration britannique en charge du dossier européen et établit de nouveaux contacts depuis la conférence de La Haye. En juin 1970, la délégation britannique chargée des négociations est en poste à Bruxelles. Anthony Barber, nouveau Chancelier du Duché de Lancastre, accepte immédiatement de conserver telle quelle l’équipe de négociation. Cette équipe se compose alors d’une quarantaine de personnes. Elle est dirigée par Sir Con O’Neill, haut-fonctionnaire qui a passé la majorité de sa carrière au Foreign Office. Heath maintient aussi William Nield à la tête du Comité EURO à Londres, alors que ce dernier était l’un des proches conseillers de Wilson. Dès 1970, le Comité directeur à Londres et la délégation à Bruxelles créent de plus en plus de liens : Con O’Neill participe à l’immense majorité des réunions du Comité, ainsi que la plupart des membres importants de la délégation britannique à Bruxelles. La circulation des informations entre Bruxelles et Londres est rapide, puisque les réunions du Comité ont lieu une à deux fois par semaine. Ce renforcement des liens entre le Comité et la délégation va donc permettre l’élaboration de positions britanniques plus réactives à l’évolution de la position des Six lors des négociations. Parallèlement à la négociation multilatérale menée par la délégation britannique à Bruxelles, le Comité directeur entend poursuivre une stratégie de négociations bilatérales avec la France.

Chapitre VI
Bruxelles ou Paris ? Négocier le traité d’adhésion

L’échec relatif des négociations à Bruxelles.— C’est dans l’optimisme que s’ouvrent les négociations entre la Grande-Bretagne et les Six à Luxembourg le 30 juin 1970. Ces négociations sont multilatérales car elles engagent les six pays de la Communauté et la Grande-Bretagne, mais on assiste de fait à une négociation bilatérale. En effet, les négociateurs anglais font face à une position commune des Six. Le mode de négociation choisi est le suivant : les Six négocient d’abord entre eux une position commune lors des conseils des ministres de la Communauté, avant de transmettre cette position aux négociateurs anglais lors des Conférences entre la Communauté et la Grande-Bretagne. Très vite, les négociateurs des deux parties déchantent. En effet, la France a obtenu en avril 1970 un accord définitif sur le règlement financier communautaire. Dès lors, elle n’entend pas que l’entrée de la Grande-Bretagne modifie un acquis communautaire patiemment négocié et très favorable aux intérêts français. Elle entend donc faire payer au prix fort l’adhésion à la Grande-Bretagne. Si les Six et la Grande-Bretagne s’accordent sur des points mineurs, les désaccords subsistent donc sur les points majeurs au début de l’année 1971 : le beurre néo-zélandais, le sucre du Commonwealth et, plus important, la contribution britannique au budget européen et la durée de la période de transition accordée à la Grande-Bretagne pour adopter l’acquis communautaire.

Le succès des entretiens de mai 1971 à Paris.— On considère depuis longtemps la rencontre entre Pompidou et Heath des 20 et 21 mai 1971 comme le moment clef des négociations entre la Grande-Bretagne et la Communauté. Elle permet de débloquer la situation à Bruxelles et de signer un accord définitif entre les Six et la Grande-Bretagne à l’été 1971. L’enjeu est en effet immense. À Bruxelles les stratégies des deux pays connaissent un échec relatif. Ces entretiens font l’objet d’une préparation minutieuse : les deux parties ont envisagé la solution d’un sommet bilatéral du fait du blocage des négociations à Bruxelles, les contacts au plus haut niveau n’ont jamais cessé et le terrain a été largement balisé. Lorsque Heath arrive à Paris le 20 mai, c’est la première fois qu’il rencontre Pompidou en tant que Premier ministre du Royaume-Uni. Mais immédiatement s’établit entre eux un lien personnel qui, au-delà de la préparation minutieuse des entretiens par les administrations françaises et britanniques, va permettre de dépasser les clivages et de surmonter les obstacles encore présents. En quatre conversations de trois heures étendues sur deux jours, les deux hommes évoquent toutes les questions en suspens et finalement réussissent à résoudre les problèmes majeurs. Dès lors, les négociations reprennent très vite à Bruxelles. Le 7 juin, les Anglais annoncent aux Six qu’ils renoncent au rôle international de la Livre. Entre le 20 et le 23 juin, les délégations parviennent à un accord sur deux problèmes importants, la contribution financière britannique et sur la Nouvelle-Zélande.

La ratification des traités d’adhésion.— Les négociations entre les Six et la Grande-Bretagne connaissent une conclusion heureuse à Luxembourg le 23 juin 1971. Il est maintenant évident que la Grande-Bretagne va entrer dans la Communauté. En Grande-Bretagne, Heath a la lourde tâche de convaincre un Parlement britannique profondément divisé, car l’opinion publique ne manifeste aucun enthousiasme pour la question européenne. Si le parti conservateur semble plus uni sur la question européenne depuis qu’Heath l’a imposée à partir de 1965, les divisions sont sous-jacentes et vont réapparaître après la victoire de juin 1971. Heath et ses collaborateurs préparent donc l’offensive bien avant la conclusion des négociations. En juin 1971, l’offensive de charme du gouvernement Heath reprend au Parlement, en parallèle des négociations finales à Bruxelles. Les débats qui se déroulent aux Communes entre les 25 et 28 octobre 1971 n’en sont pas moins houleux. Les résultats du vote reflètent les divisions internes des deux grands partis, mais le vote est favorable. Le traité d’adhésion est signé le 22 janvier 1972.


Conclusion

L’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, phénomène majeur de la construction européenne, répond à plusieurs nécessités, nécessités françaises et anglaises. Épreuve de plus en plus inéluctable, aux yeux des responsables anglais et français, l’entrée britannique s’inscrit dans une lecture à la fois structurelle – candidatures britanniques multiples et vetos français répétés depuis 1961, adaptation des administrations nationales au fait européen depuis la fin de la seconde guerre mondiale – et conjoncturelle – accélération des choix politiques en France comme en Grande-Bretagne à partir de 1969. C’est donc à la rencontre de ces deux impératifs que se situe ce moment privilégié de la vie politique européenne, où France et Grande-Bretagne tiennent à nouveau les premiers rôles. Le cas des administrations en charge du dossier européen dans les deux pays est particulièrement intéressant : de par leur spécificité et leur originalité, les organes administratifs en jeu sont à la fois facteurs de continuité des politiques européennes et outils des dirigeants.


Annexes

Extraits de discours officiels. — Photographies.