Les expéditions françaises en Floride (1562-1568)
Introduction
Entre 1562 et 1565, par trois fois, les Français, menés par Jean Ribaut et René de Laudonnière, tentèrent de fonder une colonie sur le littoral de la Floride. Par trois fois, 1’ adelantado de la Floride Pedro Menéndez de Avilés fit égorger systématiquement les colons français dans les ruines de Fort Caroline et sur les plages de Matanzas. Trois expéditions devaient tirer vengeance de ces massacres : Peyrot de Monluc mit à sac la ville de Funchal dans l’île de Madère ; le gascon Dominique de Gourgues reproduisit sur les garnisons espagnoles du fort San Mateo, bâti symboliquement à l’emplacement de l’établissement français, les exécutions de l’ adelantado; enfin le pirate normand Jacques de Sore fit noyer quarante jésuites portugais après la prise de leur navire au large des Canaries.
L’histoire des expéditions françaises est, paradoxalement, plus célèbre aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Américains ont célébré dès la fin du xixe siècle le souvenir du passage des Français. Cet intérêt historiographie découle de la fondation par Pedro Menéndez de Avilés de la plus ancienne ville de l’Amérique du Nord : San Agustin, aujourd’hui Saint Augustine ; il fut aussi favorisé par la communauté de religion entre les colons de Ribaut et Laudonnière et les pilgrim fathers, les Puritains de la Nouvelle-Angleterre du xviie siècle. Cette orientation religieuse de la recherche américaine est à rapprocher du traitement des mêmes événements par l’historiographie européenne.
De fait, la mémoire de la colonisation de la Floride lancée par l’amiral de Coligny est univoque, et ce à plusieurs titres. Parée qu’elle a longtemps été passionnée, l’histoire de la Floride française était partiale. De son exploitation à des fins de polémique anti-espagnole par le pasteur genevois Urbain Chauveton à son utilisation pour justifier les prétentions françaises face aux colonies anglaises d’Amérique au xviiie siècle, le poids de la tradition historiographique était lourd. De même, la coloration protestante rapidement donnée à l’affaire pouvait l’enfermer, la réduire à ce seul aspect.
Il convenait de rapprocher ces différentes sources, de confronter les visions françaises, espagnoles mais aussi anglaises des événements. Pour autant, il ne s’agissait pas de revenir sur le déroulement des expéditions proprement dit : la chronologie des faits est clairement établie. Ce sont les sources diplomatiques qui ont été privilégiées, car il est un aspect de la Floride française qui a été souvent minoré, sa dimension éminemment européenne. La défaite des Français tenait autant à la supériorité affirmée par les armes de Menéndez de Avilés qu’aux enjeux européens que représentaient la paix franco-espagnole et la montée des tensions religieuses.
Sources
Deux types principaux le sources, de nature très différente mais fondamentalement complémentaires, permettent de saisir dans son ensemble l’aventure française dans le sud-est américain. Il s’agit, d’une part, de plusieurs récits, contemporains ou immédiatement postérieurs, rédigés par ou pour les protagonistes français, espagnols et anglais, et, d’autre part, des correspondances diplomatiques échangées entre Paris, Madrid et Londres de 1559 à 1570.
Les sources narratives représentent un ensemble d’une qualité remarquable. Si les textes espagnols, témoignages du chapelain Francisco López de Mendoza Grajales et du beau-frère de l’ adelantado, Gonzalo Solís de Merás, ou apologue de Pedro Menéndez de Avilés écrit par Bartholomé Barrientos, n’ont été publiés qu’à partir du xviiie siècle, le « corpus huguenot sur l’Amérique », selon l’expression de Marcel Bataillon, connut une diffusion précoce et très large. A l’exception du récit de René de Laudonnière, longtemps conservé par André Thevet, tous ont été publiés entre 1563 et 1568 et ont eu un succès durable grâce à un polémiste et à deux éditeurs. En effet, le Discours de l’histoire de la Floride du charpentier Nicolas Le Challeux a vécu au-delà de son succès immédiat sous la plume du pasteur genevois Urbain Chauveton, qui en fit un ferment de la leyenda negra espagnole. Par ailleurs, Richard Hakluyt réédita les rapports de Jean Ribaut, précédemment paru à Londres en 1563, et de René de Laudonnière, alors que l’éditeur allemand Théodore de Bry popularisa les expéditions françaises en Floride, en publiant en 1591 le texte et les planches consacrés par le dessinateur Jacques Le Moyne de Morgues à la colonie de Fort Caroline et aux mœurs des Indiens. Il convient d’ajouter à ces textes le récit de l’équipée vengeresse de Dominique de Gourgues en 1568, ainsi que plusieurs occasionnels et canards, témoignages de l’intérêt et de l’émotion populaire suscité par les événements.
La consultation des sources d’archives a porté en priorité sur les correspondances diplomatiques. Le fonds de Simancas renferme l’ensemble des dépêches reçues par le despacho universal et les minutes des réponses de Philippe II. Le plus souvent conservée sous forme de copies, la correspondance des ambassadeurs français en Espagne est, elle, dispersée entre les Archives nationales, la Bibliothèque nationale de France, le Ministère des Affaires étrangères et la Bibliothèque Saltykov-Chtchedrine de Saint-Pétersbourg. Pour la correspondance des ambassadeurs anglais, l’étude s’est limitée à l’analyse des lettres publiées dans le Calendar of State Papers. Ont également été étudiés les documents relatifs à l’expédition de Pedro Menéndez de Avilés conservés à l’Archivo général de Indias à Séville. Une sélection de cartes a permis enfin d’envisager l’évolution de la cartographie du sud-est de l’Amérique du XVI e au xviiie siècle.
Première partie« La Floride n’est qu’une erreur d’orientation »
« La Floride n’est qu’une erreur d’orientation. » Pierre Chaunu résumait par ces quelques mots l’aventure coloniale lancée par l’amiral de Coligny, en la comparant avec la colonie du Brésil. En fait, la colonisation de la Floride s’inscrivait dans un cadre géographique, juridique, littéraire, stratégique, économique et religieux très clairement défini et, si elle s’acheva tragiquement, cela ne saurait être imputable au seul choix de la contrée, mais bien plutôt à la gestion de la colonie, en Amérique et plus encore en Europe.
Chapitre premierLa Florida
Au fur et à mesure de l’exploration de la côte nord-américaine, le toponyme Florida en était venu à désigner de façon générique toutes les terres comprises entre la Nouvelle-Espagne et Terre-Neuve. Située à l’écart des routes maritimes transatlantiques, balayée par les cyclones, la Floride jouissait d’une réputation exécrable : toutes les tentatives de colonisation s’étaient soldées par de retentissants échecs. En 1561, Angel de Villafane rapatriait sur Cuba les derniers survivants de l’expédition de Tristan de Luna y Arellano.
Chapitre IILe Statu quo américain
Depuis François Ier , la France dénonçait le partage du monde décidé à Tordesillas en 1494 et le monopole ibérique sur les Indes. Le développement de la piraterie, puis de la course, à la faveur des guerres franco-espagnoles ouvrait un nouveau champ de bataille, l’Amérique. Ainsi, progressivement, la question des Indes occidentales commença à être incluse dans les traités de paix. Durant les négociations de Cateau-Cambrésis, Espagnols et Portugais proposèrent à la France, qui le refusa, un projet de prohibition de la navigation aux Indes qui établissait de nouvelles frontières et distinguait les provinces déjà possédées par ces deux couronnes des terres encore vierges. De fait, on aboutit alors à la reconnaissance tacite d’un statu quo : les Espagnols considéraient comme des pirates les Français, qui, eux, tenaient toujours les mers pour libres. On aboutissait à cet apparent paradoxe que ces nations pouvaient demeurer en paix en Europe, tout en maintenant un état de guerre permanent de l’autre côté de l’Atlantique.
Chapitre IIIDroit de découverte et droit de possession
Les députés français au Cateau-Cambrésis avaient fait une très nette distinction entre les terres seulement découvertes par l’Espagne et celles effectivement possédées parce que colonisées. Néanmoins, chaque partie utilisa les arguments de son adversaire pour conforter sa position dans la négociation. Ainsi, en termes de découverte, la France pouvait se prévaloir des voyages des frères Verrazano et distinguait par la toponymie, à l’instar d’André Thevet, la Floride espagnole de la zone où s’exerçait le droit de primauté de découverte française, tour à tour baptisée Terre des Bretons, Montagne d’Hercule ou Francescane. A l’inverse, Philippe II ordonnait en décembre 1559 à Tristan de Luna y Arellano de créer, en plus de l’établissement de Pensacola, une colonie sur le fleuve Santa Elena afin de pouvoir jouir de la possession effective de la province.
Chapitre IVUne image de la Floride
Les années 1550 ont vu la naissance d’un véritable courant d’intérêt en France pour les Indes occidentales, qui s’est rapidement orienté vers le sud-est américain à la faveur de la parution concomitante de plusieurs ouvrages, dont celui d’André Thevet sur Les Singularitez de la France Antarctique. L’amiral de Coligny lui-même avait utilisé le rapport de Giovanni da Verrazano pour préparer l’expédition de Jean Ribaut. Du reste, les récits de Jean Ribaut et René de Laudonnière sont imprégnés de réminiscences tirées de ces lectures qui guidèrent en grande partie leur action, notamment dans la recherche des richesses supposées de la Floride. Parallèlement, circulait en France une vision plus populaire d’une Floride idéalisée comme une terre luxuriante, la Terre Fleurie que promettait son nom, et un nouvel Eldorado, qui contribua également au succès de cette aventure coloniale.
Chapitre VStratégies américaines et européennes
Le choix de la Floride comme lieu d’implantation d’une nouvelle colonie française au Nouveau Monde a été fait assez tôt. Dès l’automne 1559, la rumeur d’une tentative prochaine lancée sur ces côtes parvenait à la connaissance de Philippe II. Au-delà même de l’intérêt suscité pour le sud-est américain, importait l’enjeu stratégique de la province comme verrou du canal des Bahamas et de la route des Indes : une colonisation de la Floride contribuait à briser le monopole ibérique sur le commerce des Indes et à affaiblir économiquement l’Espagne de Philippe II au lendemain de la banqueroute de 1557. Bien plus, pour l’amiral de Coligny, la Floride se concevait comme un palliatif aux passions exacerbées qui menaçaient la paix intérieure du royaume de France, en créant un nouveau pôle de tension, étranger et lointain, dirigé contre l’ennemi héréditaire. Elle devait faire triompher le sentiment national contre les dissensions religieuses. Dans ce cadre, l’aspect religieux de l’aventure, souvent mis en avant, en était une conséquence, et non la cause essentielle : il n’y eut pas de prosélytisme protestant auprès des Indiens de Floride et la religion n’occupe qu’une place mineure dans les témoignages des protagonistes français, à la différence des Espagnols.
Deuxième partieL’ambassadeur, honorable espion
Chapitre premierEspions et ambassadeurs
Les personnalités parfois très marquées des ambassadeurs français et espagnols, ainsi que la qualité des réseaux de renseignement dont ils disposaient, ont pesé d’un poids certain sur le déroulement des événements de Floride et sur les négociations qui ont suivi.
Chapitre IILa lettre secrète
L’emploi du chiffre s’est révélé un bon indicateur du fonctionnement général des missions diplomatiques françaises et espagnoles. Aux méthodes déjà surannées des diplomates français, qui ne craignaient pas de confier leurs dépêches aux courriers étrangers, l’Espagne opposait un système très structuré, grâce à l’action du despacho universal et à l’utilisation de méthodes cryptographiques complexes.
Chapitre IIIPremières escarmouches
A l’automne 1561, l’ambassadeur espagnol en Angleterre diffusait une information indiquant l’imminence d’une nouvelle expédition française vers les Indes occidentales pour reprendre le Brésil aux Portugais. En décembre 1561, Thomas Perrenot de Chantonnay, ambassadeur espagnol auprès de Charles IX, connaissait dans le détail le but véritable, la Floride, et les préparatifs de l’expédition de Jean Ribaut, soutenue par les souverains français et par l’Amiral. Les Espagnols protestèrent contre cette menace ; la réponse française nia la donation pontificale, réaffirma la liberté des mers et rappela les droits que les expéditions de Giovanni da Verrazano et Jacques Cartier avaient fondés. Ces manœuvres dilatoires permettaient à Jean Ribaut de prendre la mer le 18 février 1562. Ayant suivi une route originale, la traversée directe de l’Atlantique, loin des eaux fréquentées par les Espagnols et par les Portugais, il touchait terre à la fin du mois d’avril en Floride et menait la reconnaissance de la côte. Sur le site de Port-Royal, il faisait élever un fortin de bois, baptisé Charlesfort, où il laissait une petite garnison, avant de repartir pour la France le 11 juin 1562.
Chapitre IVProjet d’une Floride anglaise
La reine Elizabeth était très attentive à la tentative française en Floride. Dès 1561, l’ambassadeur espagnol à Londres la soupçonnait de collusion avec l’amiral de Coligny pour interrompre la route des Indes par la piraterie. Le 20 juillet 1562, Jean Ribaut rentrait en Normandie où sévissait la première guerre de Religion et se rangeait aussitôt aux côtés des troupes protestantes. Déjà connu et estimé en Angleterre, il devint l’un des interlocuteurs privilégiés des Anglais dans Dieppe assiégée par l’armée royale et catholique. Après la chute de la ville, il passa en Angleterre, probablement entre février et mars 1563. Plutôt qu’une trahison (la paix d’Amboise n’avait pas encore été conclue), ce geste exprimait les solidarités protestantes, dont le traité de Hampton Court marquait alors l’apogée, et découlait de la mise sous séquestre par les autorités anglaises du navire de Jean Ribaut, son seul bien. Dès son arrivée à Londres, la reine Elizabeth l’associait à l’expédition que Thomas Stukeley devait conduire en Floride. Emprisonné à Londres après avoir tenté de regagner la France, il ne put être libéré qu’en 1565 sur les instances de l’ambassadeur français et de Catherine de Médicis. Stukeley, qui menait un double jeu assez trouble avec l’ambassadeur espagnol, prenait la mer en juillet 1563 et lançait une longue campagne de piraterie dans le golfe de Gascogne.
Chapitre VLes expéditions de Lúcas Vasquez de Ayllón le jeune et de Hernand Manrique de Rojas
Les soldats laissés par Jean Ribaut en Floride se révoltèrent rapidement contre l’arbitraire de leur capitaine Albert de La Pierra, qu’ils tuèrent. Ils prirent pour chef Nicolas Barré, ancien compagnon de Villegagnon, et tentèrent de regagner la France. Au terme d’une traversée éprouvante, ils furent recueillis par un navire anglais. Leur témoignage permettait à Thomas Perrenot de Chantonnay de transmettre à Philippe II en janvier 1563 une description détaillée du voyage de Ribaut.
Pedro Menéndez de Avilés, capitaine général de la flotte des Indes, et Diego de Mazariegos, gouverneur de Cuba, recevaient alors l’ordre d’enquêter sur la présence française en Floride dès février 1563, alors que Lúcas Vasquez de Ayllón le jeune était chargé de mener la colonisation de la province. Mais, pris dans de multiples difficultés financières, il ne put accomplir l’ asiento qui lui avait été octroyé et disparut au Pérou en août 1564. Entre temps, le gouverneur de Cuba avait confié à Hernando Manrique de Rojas la mission de reconnaissance des positions françaises. Parti le 24 mai 1564 et guidé par Guillaume Rouffi, l’un des colons de Charlesfort qui était demeuré parmi les Indiens, il parvenait à repérer le site de Port-Royal, qu’il détruisait, avant de rentrer en juin à Cuba.
Troisième partieMassacres et diplomaties
Chapitre premierUn voyage inattendu
Après la signature de la paix d’Amboise, Coligny reprit son projet de colonisation de la Floride. Jean Ribaut étant toujours prisonnier en Angleterre, il confia à son lieutenant, René de Laudonnière, le soin de mener cette nouvelle expédition. La multiplicité des rapports transmis par l’ambassadeur espagnol en France sur la recrudescence des armements des pirates dans tous les ports de l’Atlantique permit aux préparatifs de Laudonnière de passer totalement inaperçus ou, du moins, d’être interprétés de façon erronée. L’expédition partit du Havre le 22 avril 1564, forte de trois navires et trois cents hommes. Sans jamais croiser l’escadre de Hernando Manrique de Rojas, elle parvenait en rade de la rivière de May le 25 juin, où un nouveau fort fut élevé et baptisé Fort Caroline. Rapidement, la politique hasardeuse d’alliances menée par Laudonnière avec les Indiens, l’interdiction faite à ses hommes de trafiquer pour leur profit et le manque de vivres plongèrent la petite colonie dans la famine, les guerres indiennes et les mutineries. Poussés par les marins du capitaine Bourdet, venu à ses frais participer à l’aventure de la Floride, les soldats de Fort Caroline se soulevèrent par deux fois contre Laudonnière et tentèrent de s’emparer d’établissements espagnols situés dans les Antilles. Peu nombreux, mal équipés, ils furent défaits par deux fois. L’interrogatoire des prisonniers apprenait aux Espagnols le retour des Français en Floride.
Chapitre IIL’ asiento de Pedro Menéndez de Avilés
Philippe II passa un nouvel asiento avec Pedro Menéndez de Avilés le 20 mars 1565 : ce dernier devait reconnaître le littoral du continent nord-américain et fonder à ses frais, dans un délai de trois ans, trois établissements, en contrepartie du titre d’ adelantado de la Floride et d’une part à percevoir sur les profits futurs de la colonie.
Chapitre IIIL’entrevue de Bayonne ou une négociation avortée
Le rapport du gouverneur de Cuba sur le nouvel établissement français en Floride et sur les ravages commis par les mutins dans les Antilles parvint en Espagne à la fin du mois de mars 1565. Philippe II fit aussitôt parvenir à Pedro Menéndez de Avilés l’ordre de doubler sa mission de colonisation d’une expédition punitive, lui accordant pour ce faire des subsides pris sur le Trésor royal. Cependant, les rumeurs insistantes de renforts qui devaient rejoindre René de Laudonnière et l’enthousiasme général suscité en France par cette conquête exigeaient un complément d’information, qui fut fourni le 2 juin au Roi catholique par l’un de ses espions, Gabriel de Enveja : Jean Ribaut avait bien préparé à Dieppe une nouvelle expédition, qui venait de prendre la mer à la fin du mois de mai. Philippe II fit alors accélérer le départ de Pedro Menéndez de Avilés et, dans le même temps, confia au duc d’Albe le soin d’évoquer cette question lors de l’entrevue de Bayonne. Le sujet ne fut pourtant jamais traitée à Rayonne, le duc d’Albe ayant refusé de risquer d’entraver avec ce sujet les discussions prévues sur les progrès de la Réforme en France.
Chapitre IVMatanzas
A Fort Caroline, les mutineries, la famine et la guerre avec les Indiens avaient affaibli la petite colonie. Le passage de l’anglais John Hawkins, venu en mission de reconnaissance de la côte et de la colonie française, permit à René de Laudonnière d’acquérir quelques denrées et un navire. A la fin du mois d’août 1565, ayant fait brûler le fort, il s’apprêtait à regagner la France quand les renforts arrivèrent. Ce n’est que le 4 septembre que l’escadre de Pedro Menéndez de Avilés était signalée en vue de la rivière de May. Malgré l’avis de Laudonnière, Ribaut décidait de tenter sa chance sur mer, prenant avec lui la majeure partie de la garnison du fort ; malheureusement, une tempête tropicale balaya et drossa ses navires sur la côte le 12 septembre. Pendant ce temps, aidé par les Indiens, Menéndez de Avilés lançait une offensive terrestre. Le 20 septembre, il s’emparait de Fort Caroline et faisait exécuter ses occupants, à l’exception des catholiques, des femmes et des enfants. René de Laudonnière, Jacques Le Moyne de Morgues, Nicolas Le Challeux parvinrent à s’échapper, à rejoindre un navire resté en haute mer et à passer en France. Les survivants du naufrage de l’escadre française, dont Jean Ribaut, étaient rattrapés sur les plages de Matanzas et passés au fil de l’épée, les 29 septembre et 10 octobre.
Chapitre VDiplomaties
Bien qu’il ignorât encore le résultat de l’expédition de Pedro Menéndez de Avilés, Philippe II attaquait également sur le plan diplomatique : il annonçait en octobre 1565 aux souverains français qu’il considérait les colons de la Floride comme des pirates et qu’il les ferait châtier comme tels. Une nouvelle phase des négociations s’engagea avec le retour en France des rescapés de Fort Caroline. En raison de la dégradation des relations franco-espagnoles, la position espagnole évolua radicalement : Philippe II faisait porter l’entière responsabilité de l’usurpation de ses terres sur l’amiral de Coligny et sur le parti protestant, espérant ainsi affaiblir sa position auprès de Charles IX. Contrairement à ce qu’ont longtemps cru les historiens, Catherine de Médicis défendit alors avec vigueur l’Amiral et les colons français, au cours notamment de deux audiences particulièrement mouvementées accordées à l’ambassadeur espagnol en janvier, puis en mars 1566. Elle demanda le châtiment immédiat de Pedro Menéndez de Avilés pour la barbarie dont il avait usé envers des hommes dûment mandatés par le roi de France. Cette véhémence conduisit Philippe II à ne pas pousser plus loin ses attaques et à confier l’examen des plaintes françaises au duc d’Albe, qui fit traîner l’affaire jusqu’en décembre 1566, pour n’y apporter finalement aucune réponse.
Chapitre VIVengeances : Peyrot de Monluc, Dominique de Gourgues
La nouvelle des massacres avait immédiatement soulevé en France une vague de colère, habilement entretenue par les rescapés de Fort Caroline. Le Discours de l’histoire de la Floride du charpentier Le Challeux, accompagné d’une Requeste en forme de complainte des veuves et orphelins, publié en mai 1566, fut un véritable succès d’édition. Néanmoins, parmi tous les projets de représailles envisagés, deux entreprises privées devaient finalement incarner la vengeance des morts de Matanzas, sans qu’elles eussent été forcément conçues dans ce but. L’équipée de Peyrot de Monluc, initialement dirigée sur l’Afrique, devait lui apporter gloire et fortune quand la paix le contraignait à l’inaction dans le Royaume ; elle s’acheva lors du sac de Funchal à Madère le 3 octobre 1566, où le jeune homme périt. Bien que Madère fût portugaise, ce fait d’armes fut interprété unanimement comme la revanche de la prise de Fort Caroline.
Le cas de Dominique de Gourgues est non moins singulier. Ce gentilhomme gascon entreprit à ses frais une aventure qui devait l’amener en avril 1568 en Floride, où il rasa le fort espagnol de San Mateo, très symboliquement, bâti sur les ruines du fort français. Bien que les différentes versions du récit de la Reprise de la Floride, dont l’auteur est inconnu, recèlent des divergences parfois importantes sur cet épisode, elles présentent toutes la figure parfaite d’un héros désintéressé. Or Gourgues mit plus d’un an à rejoindre la Floride, cabotant longtemps entre Afrique et Brésil. Comme Monluc, il semble bien plus probable qu’il cherchait un moyen de s’illustrer et que la Floride parut finalement à ses yeux un bon moyen d’y parvenir. Son exploit lui valut la reconnaissance populaire, à défaut du soutien royal.
En effet, dans les deux cas, la position officielle des souverains français dénonça ces expéditions, sans toutefois répondre aux exigences de châtiment formulées par l’Espagne et le Portugal. La deuxième guerre de Religion venait de commencer.
Quatrième partiePostérité et souvenir
Chapitre premierL’amplification d’un massacre
La fin tragique de la Floride française fut très rapidement utilisée à des fins polémique par le parti protestant, particulièrement sous la plume d’Urbain Chauveton qui en fit l’un des éléments de la leyenda negra anti-espagnole. De fait, l’émotion suscitée par ces massacres fit enfler de façon presque démesurée leur importance et leur nature dans une surenchère macabre : plusieurs écrits popularisèrent ainsi la vision d’un massacre de masse qui pouvait se cristalliser sur les multiples avatars de la mort de Jean Ribaut, tour à tour rasé, écorché vif, décapité ou démembré et promené du Pérou à Séville. Il convenait donc de reprendre les différents témoignages pour essayer d’établir un chiffre, forcément approximatif, des victimes de Pedro Menéndez de Avilés. Souvent évalué à un voire deux milliers, il semble qu’il ait été plus proche de trois cent cinquante ; en effet, beaucoup de soldats ont péri lors des différents naufrages, une centaine a réussi à s’échapper de Fort Caroline et une cinquantaine de femmes, d’enfants et de catholiques ont été épargnés.
Chapitre IIUn modèle cartographique
Outre une carte manuscrite attribuée à Nicolas Barré et qui devait servir d’illustration au rapport présenté par Jean Ribaut à l’amiral de Coligny sur la première expédition en Floride, la principale représentation cartographique de la colonisation française est due au dessinateur Jacques Le Moyne de Morgues qui avait accompagné René de Laudonnière. Popularisée par l’édition qu’en fit Théodore de Bry, reprise par les cartographes hollandais et principalement par Hondius dans sa continuation de l’atlas de Mercator, elle s’imposa comme une référence et servit de modèle à la représentation du sud-est américain jusqu’au xviiie siècle. Avec la colonisation anglaise de la Virginie et de la Caroline, l’attachement à la choronymie française prenait un aspect plus politique en affirmant les droits de la couronne de France sur cette région. Latente chez Nicolas Sanson, cette conception politique devint manifeste avec les cartes du père François Le Maire en 1717 et de Guillaume Delisle en 1718, tous deux au service de la Compagnie d’Occident en lutte avec les colonies espagnoles et anglaises pour protéger la frontière orientale de la Louisiane. Ce modèle persista dans quelques atlas, de Buache ou de Van der Aa, jusqu’à l’orée du xixe siècle, avant de céder définitivement la place à la représentation anglaise.
Chapitre IIIUne figure littéraire
Présenté dans la Reprise de la Floride comme un héros chevaleresque, courageux, désintéressé et méprisé par le pouvoir royal, Dominique de Gourgues devint une véritable figure littéraire à partir de la seconde moitié du xixe siècle : on le retrouve au cœur de pièces de théâtre, de feuilletons ou de romans pour la jeunesse, de préférence à tout autre protagoniste des expéditions françaises. Au-delà de la personne même de de Gourgues, l’engouement pour la Floride française se manifesta aussi largement aux Etats-Unis, comme le prouvent l’érection de colonnes copiées sur les dessins de Jacques Le Moyne de Morgues par les Filles de la Révolution ou la création du Fort Caroline National Mémorial.
Conclusion
La Floride française expirait sous les coups conjugués de la famine, des Indiens, de la maladie, des cyclones et de la volonté implacable des Espagnols d’empêcher toute implantation française, qui plus est protestante, sur le sol américain. Mais avant toute chose, elle mourait de n’avoir vécu que par et pour la France. Il ne s’agissait pas tant d’une Floride française que Jean Ribaut et René de Laudonnière avaient fondé que d’excroissances de la France posées sur le littoral américain. La volonté colonisatrice était guidée par des choix et des enjeux européens et le sort de la colonie s’est en définitive scellé entre Paris et Madrid autant qu’à Matanzas. Il en allait de même pour son souvenir. Les expéditions françaises en Floride ne sont, en effet, devenues véritablement protestantes qu’à la faveur de l’embrasement religieux en France. Les Catholiques se désintéressèrent alors de ces événements, à l’exception notable d’André Thevet, tandis que les Protestants s’en emparaient et marquaient ainsi durablement ces expéditions d’une coloration religieuse qui n’était pas prépondérante à l’origine. Mais les véritables héritiers de la Floride française furent les Anglais. Si la tentative de Thomas Stukeley s’était soldée par un échec, l’observation attentive de l’expérience française devait servir plus tard de leçon pour l’établissement de la colonie de Virginie en 1585. En 1586, Drake et Hawkins rasaient San Agustin.
Pièces justificatives
Asiento de Pedro Menéndez de Avilés. Lettre autographe du duc d’Albe à Francisco de Erasso, écrite à Bayonne, justifiant l’abandon de la voie négociée dans l’affaire de la Floride. Sélection de lettres des ambassadeurs français et espagnols, de 1565 à 1566, illustrant l’évolution des positions diplomatiques (1565-1566). Messages chiffrés français et espagnols (1559-1565). Douze cartes, dont celle attribuée à Nicolas Barré et celles de Le Moyne de Morgues, Mercator-Hondius, Sanson d’Abbeville, Le Maire ou Delisle.