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École des chartes » thèses » 2004

Les “ vergers ” de la papauté d’Avignon : Avignon, Pont-de-Sorgues et Villeneuve (1316-1378)


Introduction

Le tracé des jardins aménagés aux abords du palais des papes d’Avignon, matérialisé à l’origine par d’imposantes murailles dont il reste aujourd’hui quelques pans, se lit encore dans la topographie de la ville. En revanche, les jardins des résidences pontificales de Pont-de-Sorgues et de Villeneuve ont entièrement disparu. La médiocrité, sinon l’absence des vestiges expliquent que ces espaces ne furent pas considérés avec autant d’attention que le bâti par les historiens. Ils firent pourtant l’objet d’importants travaux d’aménagement et de soins intensifs pendant tout le séjour des papes à Avignon, comme en témoigne la comptabilité produite par la Chambre apostolique. Exceptionnelle par sa richesse et son volume, cette documentation constitue un extraordinaire matériau pour tenter une restitution des “ vergers ” de la papauté d’Avignon, permettant de préciser et d’affiner l’image uniforme et stéréotypée de ces espaces transmise par l’iconographie et la littérature de la fin du Moyen Âge.


Historiographie

L’histoire des jardins en France. ­ L’histoire des jardins naquit en France dans les dernières décennies du xix e  siècle. Les premières synthèses historiques furent alors l’œuvre de praticiens, architectes et paysagistes, avant de devenir, dans la première moitié du xxe  siècle, celle des historiens de l’art. À l’horizon des années 1960, l’histoire des jardins connut un essoufflement. Il fallut attendre le dernier quart du xxe  siècle et l’action conjuguée des conservateurs, soucieux d’attirer l’attention sur la dimension patrimoniale des jardins, et des archéologues, dont les méthodes furent mises au service de la restauration de cette architecture végétale, pour donner un nouvel élan aux recherches.

L’histoire des jardins médiévaux.­ Depuis les années 1980, les jardins médiévaux sont placés au cœur d’une mode paysagiste et d’une mode éditoriale. Ce thème ne fait pourtant l’objet de recherches de la part des historiens français que depuis une dizaine d’années, malgré les travaux précurseurs de Noël Coulet et d’Henri Bresc à la fin des années 1960. À l’heure actuelle, les recherches semblent s’être organisées autour d’au moins deux grandes problématiques : l’une, aux confins de l’histoire de l’environnement et de l’archéologie du sol, conçoit le jardin comme un élément ancré dans le paysage, l’autre, aux confins de l’histoire de l’art et de l’archéologie, l’envisage comme une partie intégrante de l’architecture.

Les jardins dans l’histoire de la papauté d’Avignon.­ Les études menées sur les résidences de la papauté d’Avignon privilégièrent le bâti, n’accordant qu’une place mineure aux jardins qui leur étaient associés. Bien qu’abordés à travers quelques articles et travaux universitaires récents, ces jardins n’ont ainsi jamais fait l’objet d’une étude spécifique. Une plus grande attention a néanmoins été accordée à ceux du palais d’Avignon où des sondages archéologiques ont été réalisés en 1994 sous la direction de Dominique Carru.


Sources

Cette étude s’appuie principalement sur les données fournies par les livres et les pièces comptables produits par la Chambre apostolique et actuellement conservés aux archives Vaticanes dans le Fondo camerale, le fonds de Regesta Avenionensia et le fonds des Instrumenta miscellanea. Il faut y ajouter un fragment de compte conservé dans le fonds des notaires d’Orange à la bibliothèque Vaticane. Parmi les sources manuscrites, une large place a été accordée à l’Opus ruralium commodorum de Pietro de’Crescenzi (Paris, BNF, ms. lat. 9328), traité d’agronomie composé au début du xiv e  siècle et dont le livre viii est consacré aux jardins.

Diverses sources imprimées ont également été utilisées, notamment les registres de lettres émanant de la Chancellerie apostolique qui ont été publiées ou analysées jusqu’à présent, de nombreuses sources narratives, apportant de précieux témoignages sur la vie de la cour pontificale, telles la correspondance de Pétrarque ou les Vitae paparum avenionensium d’Étienne Baluze éditées par Guillaume Mollat, ainsi que des sources didactiques, tels le De vegetalibus d’Albert le Grand ou Le Livre de chasse de Gaston Phœbus.


Partie liminaire
Réalité comptable et réalité archéologique : les jardins vus à travers le prisme des archives de la Chambre apostolique


Le fonds de la Chambre apostolique, dont la formation date du début du xive  siècle et qui ne présente que de rares lacunes chronologiques, est d’une richesse exceptionnelle en raison de son volume et de sa diversité. En effet, à la hiérarchie pyramidale de la Chambre apostolique, organisée en bureaux et supervisée par le camérier et le trésorier, correspond toute une série de pièces et de registres comptables qui constituent chacun un rouage dans un mécanisme d’enregistrement complexe, lequel évolue considérablement de 1316 à 1378. Ce mécanisme d’enregistrement suppose une suite d’écritures et de réécritures lourde de répercussions sur les données recueillies dans la comptabilité : à chaque étape de l’enregistrement, l’information fait l’objet d’une reformulation et d’une sélection, impliquant une perte d’information accrue par les exigences comptables et les aléas de la conservation. La comptabilité ne fournit donc ni un état complet ni un reflet fidèle de la réalité : elle aboutit nécessairement à une vision partielle, déformée et recomposée de la réalité, appelée à être confrontée aux données livrées par l’archéologie.


Première partie
Création et développement des jardins des résidences pontificales d’Avignon, de Pont-de-Sorgues et de Villeneuve


Chapitre premier
Le palais d’Avignon et ses jardins

L’ancien palais épiscopal d’Avignon où Jean XXII choisit de s’établir en 1316 fut aussitôt agrandi et réorganisé. Les travaux réalisés sous son pontificat furent limités en comparaison à ceux engagés sous Benoît XII et Clément VI. Forts de l’acquisition du palais épiscopal et de l’achat de la ville d’Avignon, ces derniers purent mener à bien de vastes programmes de construction achevés et complétés sous Innocent VI et Urbain V. Comme le bâti, les jardins du palais d’Avignon résultent d’une suite d’ajouts et de transformations opérés au cours des pontificats successifs. Leur aménagement se fit en plusieurs temps correspondant globalement aux grandes phases de la construction du bâti. Sous Jean XXII, le “ verger de Trouillas ” fut établi au nord-est du palais vers 1323-1324. Benoît XII lui préféra un nouveau jardin, qu’il fit créer à proximité de la tour du Pape où il avait ses appartements. En 1344-1345, Clément VI ajouta un enclos au nord de celui de Benoît XII, réintégrant ainsi une portion de l’ancien “ verger de Trouillas ”. Sous Urbain V, dans les années 1365-1366, en relation avec le chantier de la Roma, ces jardins connurent une considérable et coûteuse extension. Leur développement graduel s’explique en partie par la nature du site qui alliait les contraintes d’une implantation en contexte urbain et d’une localisation sur un éperon rocheux.

Chapitre II
Le palais de Pont-de-Sorgues et ses jardins

Alors qu’à Avignon, Jean XXII avait dû se contenter de remodeler et de réaménager le palais épiscopal qui ne pouvait se prêter en l’état aux besoins de la curie, il entreprit à Pont-de-Sorgues, dans le Comtat Venaissin, la construction d’un véritable palais pontifical. Les travaux qui s’étendirent pour l’essentiel de 1318 à 1324 inclurent l’aménagement d’un “ grand verger ” d’une superficie de trois hectares et demi environ, réalisé de 1322 à 1324, à l’est du palais. Les successeurs de Jean XXII n’y apportèrent pas de modification majeure. Dès cette date, le jardin avait donc acquis son extension maximale, ce qu’avaient facilité l’implantation du palais en contexte semi-urbain et les prédispositions favorables du terrain.

Chapitre III
Le palais de Villeneuve et ses jardins

Avant d’entreprendre la construction du “ palais neuf ” à Avignon, Clément VI fit l’acquisition de la livrée du cardinal Napoléon Orsini, située en territoire français. La vente fut officiellement conclue en 1344, mais dès 1342, le pape y ordonna des travaux, faisant restaurer l’ancienne demeure cardinalice, l’“ hôtel Napoléon ”, et édifier un nouveau bâtiment, l’“ hôtel du pape ”. Chaque bâtisse fut assortie d’un jardin. Le “ verger de l’hôtel Napoléon ”, reprenant l’emplacement du jardin du cardinal Orsini, s’étendait à l’est de l’édifice ; il fut réorganisé au cours de l’été 1342. Le “ verger de l’hôtel du pape ”, dont la localisation est incertaine, était, semble-t-il, plus vaste que le précédent ; il fut aménagé de 1342 à 1343. Comme les jardins du palais de Pont-de-Sorgues, ces jardins, implantés en contexte rural, acquirent d’emblée leur extension définitive.


Deuxième partie
Un espace organisé et administré : essai de reconstitution


Chapitre premier
Constructions et aménagements

Les jardins des palais d’Avignon, de Pont-de-Sorgues et de Villeneuve se présentaient tous sous la forme d’espaces fermés d’épaisses et de hautes murailles dont la construction était longue et coûteuse. Ils pouvaient être subdivisés par des clôtures plus légères de bois, servant d’enclos où étaient parquées les bêtes de la ménagerie. Ils comportaient de nombreuses installations hydrauliques ­ puits, fontaines, viviers ­ servant à l’arrosage mais aussi à l’agrément du lieu et dont les frais d’investissement et d’entretien étaient conséquents. D’autres constructions maçonnées et charpentées y étaient établies pour abriter “ les animaux du pape ” ou pour l’usage du personnel qui travaillait dans les jardins. Ces derniers comptaient en outre de nombreux aménagements “ végétaux ” mettant en œuvre des matériaux tels que le gazon, utilisé pour la réalisation de prairies ornementales et de bancs de gazon, et la vigne, employée à la confection de fabriques de treillage, treilles, tonnelles et pavillons.

Chapitre II
Couvert végétal et travaux horticoles

Le couvert végétal des jardins pontificaux était composé de vigne, d’arbres, le plus souvent fruitiers, et de plantes herbacées (plantes potagères et condimentaires, plantes à fleurs, légumineuses et céréales) dont l’inventaire se révèle assez classique pour le xiv e  siècle. La comptabilité ne permet pas d’en restituer précisément la distribution mais seulement d’observer que chacun de ces types de plantations occupaient une parcelle donnée du jardin. L’entretien de ces espaces impliquait des activités nombreuses dont le calendrier était imposé par le cycle végétatif de la plante. Certaines façons culturales requéraient un savoir-faire particulier, notamment en matière de viticulture et d’arboriculture.

Chapitre III
Personnel et administration des jardins

Si au palais de Pont-de-Sorgues, l’administration du “ grand verger ” incombait au gardien du palais, dans les résidences d’Avignon et de Villeneuve, elle était confiée à un jardinier, qualifié de “ jardinier du pape ”, qui était à la fois un praticien et un administrateur. Celui-ci supervisait une main d’œuvre journalière, largement masculine. Les effectifs de cette main d’œuvre variaient en fonction du travail à effectuer et des périodes de l’année. Les salaires perçus par les ouvriers dépendaient de la nature de la tâche exécutée et du degré de qualification qu’elle supposait.


Troisième partie
Le jardin pontifical : essai de définition


Chapitre premier
L’utile et l’agréable

Les jardins établis aux abords des résidences pontificales mêlaient l’utile et l’agréable. Non seulement ils contribuaient au ravitaillement des cuisines pontificales, mais ils prolongeaient en outre le bâti par un espace salubre et plaisant, propice à la “  recreatio corporis ” conçue comme une nécessité par la papauté du xiiie siècle. La place occupée par les jardins dans la topographie palatiale et les décors naturalistes des appartements personnels du pape révèlent qu’un lien privilégié existait entre ces espaces et l’habitation du souverain pontife, dont ils constituaient peut-être un retrait privé.

Chapitre II
Un modèle unique de jardins ?

La comparaison des différents jardins de la papauté d’Avignon avec les modèles théoriques proposés par Pietro de’Crescenzi dans l’Opus ruralium commodorum montrent que les jardins élaborés sur ordre des papes correspondaient globalement au type de jardin princier défini par l’agronome bolonais. Mais l’ampleur et le degré d’agrément de ces jardins variaient en fonction de l’affectation de la résidence. Les résidences de Pont-de-Sorgues et de Villeneuve qui furent des lieux de villégiature privilégiés pour la cour reçurent respectivement un vaste jardin et un parc, alors que des jardins plus réduits furent associés à la résidence officielle qu’était le palais apostolique d’Avignon.

Chapitre III
Une expression du pouvoir

Les “ vergers ” pontificaux, par la faune exotique qu’ils abritaient, par certaines espèces végétales telles que le melon ou l’oranger que les papes ont, semble-t-il, introduites et acclimatées, ainsi que par la maîtrise de la nature qu’ils exprimaient, étaient une expression de richesse et de pouvoir ainsi que le reflet d’une bonne capacité à gouverner. Sans être particulièrement originaux, ces jardins étaient susceptibles de rivaliser avec les créations des princes contemporains. D’inspiration monastique sous Benoît XII, incarnation d’un idéal seigneurial sous Clément VI et témoins d’une nouvelle sensibilité sous Urbain V, ils reflétaient en outre la personnalité des différents papes d’Avignon.


Conclusion

La détermination des papes à établir des jardins et à les développer, même lorsque le site ne s’y prêtait guère, démontre qu’au xiv e  siècle, ces espaces extérieurs constituaient un complément obligé du bâti. Ils répondaient tout autant à des besoins de représentation qu’à une recherche de confort et d’intimité dont le xive  siècle vit le développement. Démonstration de luxe, témoins d’une aptitude à modeler le paysage, ils étaient une manifestation du pouvoir et l’expression d’un art de vivre aristocratique.


Annexes

Schéma d’évolution du mécanisme d’enregistrement comptable. ­ Extraits des comptes des jardiniers d’Avignon et de Villeneuve. ­ Extraits de l’Opus ruralium commodorum de Pietro de’Crescenzi ­ Tableaux synoptiques des sources. ­ Tableau des plantes recensées dans les jardins pontificaux. ­ Tableau recensant les animaux de la ménagerie. ­ Tableaux de la fréquentation des résidences pontificales établis d’après les lieux d’émission des lettres apostoliques. ­ Carte, plans, peintures.