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École des chartes » thèses » 2004

La Commission nationale de la communication et des libertés (1986-1989)

Audiovisuel et cohabitation.


Introduction

La Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL), créée en 1986, vient remplacer la Haute Autorité, première instance de régulation de l’audiovisuel ; elle dispose de prérogatives très importantes, qui lui permettent notamment de choisir les présidents des chaînes publiques, de décider quelle entreprise privée est la plus indiquée pour reprendre la première chaîne française ou de sélectionner les dossiers les plus solides des candidats au rachat des cinquième et sixième réseaux de télévision. Les rapports que la Haute Autorité avait entretenus avec le pouvoir politique avaient été complexes, et la création de la CNCL à la faveur de la première cohabitation est perçue comme une décision exclusivement politique, qui vient jeter le trouble dans un paysage audiovisuel français en mutation.

C’est la loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel, dite “ Loi Léotard ”, qui donne naissance à la CNCL et impose un collège de membres plus large que celui de la Haute Autorité, dont le choix semble garantir une grande fidélité, voire une sujétion à la majorité politique d’alors. La suppression de la CNCL en 1989, consécutive au changement de majorité, et son relatif discrédit ont entretenu l’idée qu’elle n’avait été qu’un organe inféodé au pouvoir qui n’avait su favoriser un développement harmonieux des réseaux de radiodiffusion et de télévision.

Pourtant, à bien des égards, l’activité actuelle du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) est fondée sur les choix faits par la CNCL et sur son rôle pionnier, par exemple dans la définition d’un vocabulaire juridique commun aux chaînes de radio et de télévision et à leur instance de régulation. Il faut donc s’interroger sur la manière dont cette commission a été fragilisée dès sa naissance, sur les raisons de son infortune médiatique, sur les motifs qui ont présidé aux décisions qu’elle a prises, sur les liens qu’elle a entretenus avec le pouvoir exécutif et sur les raisons de sa chute.


Sources

Ce travail est fondé à la fois sur des sources écrites et orales. Malgré leur difficulté de consultation, les sources écrites furent les plus aisément exploitables, qu’il s’agisse de fonds publics ou privés. Les archives de la CNCL, actuellement conservées dans les locaux du CSA, sont décevantes : elles se résument pour l’essentiel aux procès-verbaux de séance de la Comission. Ont été également consultées, sur dérogation, au Centre des archives contemporaines, à Fontainebleau, les archives de François Léotard, ministre de la Culture et de la Communication, et de son cabinet entre 1986 et 1988, ainsi que celles de Catherine Tasca, ministre déléguée chargée de la Communication après 1988. Le Service d’archives écrites et Musée de Radio-France a mis à disposition les fonds d’archives, non classés, de Jean-Noël Jeanneney, président de Radio-France de 1982 à 1986, et de Roland Faure, son successeur entre 1986 et 1989. Le Service juridique et technique de l’information a aussi autorisé la consultation de documents divers sur la CNCL et sur la nomination de ses membres. Enfin, il a été possible de dépouiller, après autorisation préalable, les archives de TF1 après sa privatisation, et celles de M6. D’autres fonds, intéressants pour le sujet, n’ont pu être consultés, notamment les archives de François Mitterrand durant la période de la cohabitation ou les archives de La Cinq.

Des témoignages oraux ont été enregistrés pour confronter les différents points de vue sur les polémiques qui ont agité le paysage audiovisuel français et combler les lacunes des documents écrits. Leur exploitation est plus délicate, en raison des points de vue très tranchés sur la question. Ont été interrogés sur la CNCL plusieurs de ses anciens membres (Gabriel de Broglie, Daisy de Galard, Pierre Huet, Bertrand Labrusse, Yves Rocca et Catherine Tasca), des anciens collaborateurs de la CNCL (Emmanuel Sartorius et Bertrand Delcros), des anciens membres du cabinet de François Mitterrand (Gilles Ménage, Jean-Claude Colliard et Bruno Chetaille), le président-directeur-général de Skyrock (Pierre Bellanger), le directeur des programmes de TF1 (Étienne Mougeotte), l’avocat de Francis Bouygues au moment de la privatisation de la chaîne (Louis Bousquet), l’ancien directeur de l’information de La Cinq (Patrice Duhamel), ainsi que Michel Polac.


Première partie
Pourquoi une autorité de régulation de l’audiovisuel ?


Chapitre premier
Genèse de l’idée de régulation de l’audiovisuel

Le monopole d’État sur la radio et la télévision.­ Alors qu’avant la Seconde Guerre mondiale, les fréquences hertziennes étaient peu nombreuses et soumises au contrôle de l’État du fait de la rareté des postes de radiodiffusion, la Libération voit les gouvernements prendre conscience de l’importance politique majeure d’une éventuelle mainmise sur les médias. Ainsi, les statuts successifs de la radiodiffusion, de 1959 à 1974, renforcent le monopole d’État, malgré quelques timides tentatives de réforme. Plusieurs propositions de loi avancent le projet d’une indépendance de la radiodiffusion et de la télévision, mais le processus n’est amorcé qu’en 1974 lorsque Valéry Giscard d’Estaing décide de supprimer l’ORTF. Pour autant, le système audiovisuel reste en butte aux critiques : ses opposants lui reprochent d’être soumis au pouvoir et surtout de ne pas disposer d’une chaîne de télévision ou de radios privées.

L’introuvable modèle d’autorité administrative indépendante.- Lorsque François Mitterrand parvient au pouvoir en 1981, il promet de donner des gages de l’indépendance des médias, en créant notamment une autorité administrative indépendante qui s’interposerait entre les médias et le pouvoir. Plusieurs modèles sont invoqués pour en définir les contours, notamment celui de la FCC (Federal Communications Commission) américaine ou de l’IBA (Independant Broadcasting Authority) anglaise, sans que la première autorité de régulation des médias en France soit fidèlement calquée sur l’un ou l’autre de ces exemples.

Ainsi, les années de contestation du monopole public de l’audiovisuel ont vu se succéder plusieurs projets de réforme, incluant souvent une autorité détachée des structures traditionnelles de l’État et appelée, au gré des textes, commission, comité, autorité ou conseil. Cette ambition ne prend véritablement forme qu’avec la naissance de la Haute Autorité.

Chapitre II
Le précédent de la Haute Autorité

La naissance de la Haute Autorité. - La Haute Autorité est la première instance de régulation de l’audiovisuel ; elle voit le jour pour concrétiser les promesses de campagne du président François Mitterrand. C’est la loi de 1982 sur l’audiovisuel qui la crée, en lui donnant pour objectifs de garantir désormais dans l’information le pluralisme, la culture et l’indépendance. Si l’article premier de la loi proclame symboliquement que la communication audiovisuelle est libre, la Haute Autorité oscille cependant entre indépendance et liberté de façade, car elle est contrainte malgré tout par la couleur politique de la majorité en place et par des moyens matériels réduits. Sa composition définitive comporte trois membres nommés par le Président de la République, Michèle Cotta, Paul Guimard, et Marcel Huart ; trois membres choisis par le Président de l’Assemblée nationale, Stéphane Hessel, Daniel Karlin et Marc Paillet, ainsi que trois membres proposés par le Président du Sénat, Bernard Gandrey Réty, Jean Autin et Gabriel de Broglie.

Heurs et malheurs de la Haute Autorité. - Bien que la Haute Autorité ait mené une action efficace, reflétant l’entente qui règnait entre les membres, et leur désir de prendre des décisions librement, elle est peu à peu mise en quarantaine par le gouvernement, notamment après qu’elle eut choisi, malgré de très nombreuses dissensions internes, Hervé Bourges à la tête de la Une.

La disparition de la Haute Autorité. - Les velléités d’indépendance de la Haute Autorité déplaisent au gouvernement, alors que François Mitterrand s’apprête à donner naissance à deux chaînes privées. Dans un contexte préélectoral, les propositions pour remplacer la Haute Autorité sont nombreuses ; la cohésion de l’instance est mise à mal par les enjeux politiques et la division du collège sur des questions capitales éclate au grand jour. Dès que Jacques Chirac est nommé Premier ministre, la Haute Autorité est dissoute.

Chapitre III
La loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel

Le débat parlementaire. - Le gouvernement de Jacques Chirac entend imprimer sa marque sur la législation audiovisuelle, dans une optique libérale annoncée par le programme commun du RPR et de l’UDF pour les élections législatives. Le choix de la chaîne à privatiser, promise par Jacques Chirac, demeure longtemps incertain, et c’est Édouard Balladur qui tranche en faveur de TF1, alors que le ministre de la Culture s’était prononcé pour FR3. Se déroule alors un marathon parlementaire inédit jusqu’alors pour les questions audiovisuelles : 1717 amendements sont déposés contre le texte présenté par François Léotard. La création de la CNCL est votée, mais sa naissance est assombrie par les nombreuses remises en cause du texte, qui est menacé de recours devant le Conseil constitutionnel.

Les grandes lignes de la loi de 1986. - Cette loi marque un bouleversement en profondeur de la conception de la télévision privée, puisque c’est la première fois qu’une chaîne du service public va être réattribuée et changer complètement de statut. Elle entraîne aussi d’importantes modifications du service public, tant pour RFO, que pour FR3, RFI, TDF ou l’INA. Elle présente néanmoins des limites notables, qui ont été dénoncées. Certes, la CNCL dispose de moyens normatifs, techniques et administratifs bien plus importants que ceux de la Haute Autorité ; elle peut aussi intenter des recours judiciaires, puisque son président peut ester au nom de l’État. Mais l’indépendance de l’autorité de tutelle est bridée par la loi, son pouvoir est en réalité ambigu et limité dans les faits. La loi de 1986 apparaît vite comme une tentative de libéralisation maladroite et trop rapide.


Deuxième partie
L’installation de la CNCL et ses premières décisions


Chapitre premier
Une prise de décision collégiale

La composition de la CNCL.­ Sont nommés membres de la CNCL : Gabriel de Broglie, qui la préside, Michel Droit, Daisy de Galard, Catherine Tasca, Bertrand Labrusse, Pierre Huet, Jacqueline Baudrier, Roger Bouzinac, Pierre Sabbagh, Jean Autin, Michel Benoist et Jean-Pierre Bouyssonie. Dès leur nomination, les médias soulignent que la CNCL est trop ouvertement politisée, favorable à la majorité parlementaire. La Commission doit rendre des comptes et a conscience que sa crédibilité a été mise en mal dès les premiers jours de son existence. Des crédits importants, accordés par le ministère de la Culture et le ministère des Finances, lui permettent cependant de disposer des moyens techniques de ses ambitions.

Un processus de prise de décision complexe. - Alors que les membres même du collège s’attendent à ce que les délibérations reproduisent strictement un clivage entre les membres nommés par la Gauche et ceux nommés par la Droite, l’évolution des discussions prend parfois un tour différent : il arrive que certains petits groupes s’affrontent en fonction de préoccupations communes qui dépassent les clivages politiques. L’une des premières grandes décisions prises par la CNCL, la nomination des présidents de toutes les chaînes publiques, discrédite grandement la Commission : la plupart des dirigeants choisis affichent ouvertement leur fidélité au RPR, ce qui laisse à penser que les membres font peu de cas des compétences réelles des hommes nommés, ou du moins que les débats politiques prennent le pas sur les préoccupations professionnelles.

Chapitre II
La privatisation de TF1

La vente de la première chaîne française, une décision à valeur de symbole. - L’affrontement des candidats au rachat de TF1 se fait publiquement, puisque Gabriel de Broglie décide de faire retransmettre à la télévision les auditions des représentants des groupes Hachette et Bouygues. Ces deux entreprises présentent des stratégies opposées, le groupe Bouygues ne négligeant aucun détail pour faire valoir le bien fondé et la solidité de sa candidature, préparée comme s’il s’agissait d’un appel d’offres pour obtenir un chantier de construction. En faisant alterner relations personnelles de sympathie avec les membres de la CNCL et menaces de recours auprès du Conseil d’État, et en s’appuyant sur un dossier dont la valeur est peu contestable, Francis Bouygues acquiert TF1 pour 4,5 milliards de francs.

Les relations tendues entre TF1 et la CNCL : la définition empirique des compétences respectives des diffuseurs et de leur autorité de contrôle. - La CNCL et TF1 s’affrontent, tant juridiquement que médiatiquement ; l’un des sujets de discorde est l’émission de TF1 Droit de Réponse, où l’animateur Michel Polac ridiculise publiquement la CNCL. Les membres de la commission, habitués à une gestion plus juridique des conflits, ont du mal à faire valoir leur autorité sur Francis Bouygues et son équipe, qui portent le débat sur le terrain médiatique et politique en recourant systématiquement à la médiation du gouvernement et contournent ainsi le mode de relation prévu par la loi entre un diffuseur et l’autorité de régulation. Sur un sujet moins polémique, la note de terminologie que rédige la CNCL à l’attention de TF1 marque une tentative pour créer un lexique juridique commun aux diffuseurs et à l’autorité de régulation, surtout dans les domaines qui représentent de nouveaux enjeux financiers : la publicité, le parrainage et le télé-achat.

Chapitre III
La réattribution de La Cinq et de la Six

Le dossier de La Cinq. - La Cinq est née du temps de la Haute Autorité, sans que cette instance ait été réellement consultée sur cette création : l’Elysée favorise une union financière entre Jérôme Seydoux, Silvio Berlusconi et Jean Riboud. La Haute Autorité désapprouve le cahier des charges défini, mais n’a aucun pouvoir pour le modifier. Lorsque la chaîne doit être réattribuée par la CNCL, le premier candidat sur les rangs est le patron du Figaro, Robert Hersant, qui s’allie à Silvio Berlusconi. Dans la course à l’audience et aux contrats publicitaires, l’affrontement entre La Cinq et TF1 devient très tendu et oblige la CNCL à arbitrer la bataille. Le débat entre La Cinq et la CNCL demeure essentiellement juridique et la CNCL ne parvient pas à mettre la chaîne à l’écart du jeu politique, ce qui est une des raisons de sa chute.

La réattribution de la Six. - La naissance de la sixième chaîne avait été controversée et avait représenté un des affrontements les plus vifs entre la Haute Autorité et le gouvernement. Sa réattribution est aussi sujette à caution et beaucoup de membres de la CNCL reconnaissent avoir été victimes de pressions pour que ce réseau soit attribué à la Compagnie luxembourgeoise de télévision. Toutefois, les rapports de la CNCL avec M6 n’ont jamais été aussi problématiques qu’avec TF1 et La Cinq : ils représentent certainement le premier exemple d’une relation apaisée entre une autorité de régulation des médias et une chaîne privée. Deux raisons expliquent ce climat plus serein : Jean Drucker, président-directeur-général de la chaîne, sait habilement instaurer un dialogue avec les membres de l’autorité de régulation ; par ailleurs, M6 n’est pas directement en concurrence avec TF1 et La Cinq.


Troisième partie
Une commission condamnée d’avance ?


Chapitre premier
La CNCL perd sa légitimité

L’épineux dossier de la bande FM. - La CNCL doit examiner les dossiers de réattribution de fréquences FM à Paris. Ses choix donnent lieu à une campagne de presse très critique : on lui reproche de ne pas avoir retenu des radios représentant les communautés tzigane et portugaise ou Radio Larsen, qui porte plainte, alors qu’elle aurait favorisé Radio Courtoisie, station réputée de Droite. Un chargé de mission de la CNCL est même mis en examen sur les conditions d’attribution de certaines fréquences. Une autre affaire de radio vient ruiner la crédibilité de la CNCL : elle a laissé s’installer un émetteur pirate de Radio Rythme Bleu, radio du RPCR, le RPR calédonien, et ne l’a pas sanctionné, alors que Catherine Tasca, en déplacement sur l’île, avait signalé l’irrégularité.

Les affaires mettant en cause la CNCL. - La presse parle beaucoup à l’époque d’affaire Droit de Réponse, en référence aux déclarations très critiques Michel Polac sur la CNCL. Toutefois, les polémiques qui handicapent le plus l’action de la CNCL concernent l’un de ses membres, Michel Droit, qui se voit reproché de continuer à percevoir de l’argent du groupe Hersant, son ancien employeur, et d’avoir tenté de favoriser la candidature de Radio Courtoisie. A partir de cette période, les désaccords internes minent le fonctionnement du collège et les membres nommés par la Gauche se cantonnent à une opposition systématique.

Un travail mal mis en valeur.­ Le bilan de la CNCL peut être considéré comme positif sur de nombreux points, même s’il n’a pas été vraiment reconnu comme tel. La commission a réussi à faire respecter une expression pluraliste des courants politiques et à assurer un contrôle vigilant de la concurrence et de la concentration ; elle a mis en place des plans de fréquences radio efficaces et viables et a rédigé des cahiers des charges rigoureux et durables.

Chapitre II
La CNCL, ligne de fracture de la cohabitation

Un prétexte à l’affrontement entre Jacques Chirac et François Mitterrand. ­ Les membres de la CNCL furent au cœur des conflits qui opposèrent Jacques Chirac et François Mitterrand : plusieurs d’entre eux étaient en relation étroite avec des membres des cabinets des deux hommes politiques. Par ailleurs, François Mitterrand et Jacques Chirac prirent à de nombreuses reprises position sur l’activité de la CNCL, dont les calculs de temps de parole politique à la télévision devinrent un enjeu de la campagne présidentielle.

Les difficultés de la CNCL, reflet des bouleversements politiques de la cohabitation. - La cohabitation, si elle a été amplement commentée par les médias, est aussi l’un des enjeux du mode de fonctionnement de la CNCL : la Commission vit elle aussi sous un régime de cohabitation, qui ne permet pas une organisation du travail sereine. Le 8 mai 1988, la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle scelle la fin de la CNCL.


Conclusion

Certes une situation politique aussi exceptionnelle que la cohabitation ne créait pas des conditions d’existence faciles pour la CNCL, dont le fonctionnement était en outre compliqué par les modalités même de sa composition et le nombre trop important de ses membres ; le temps lui a aussi manqué pour asseoir sa légitimité. Mais son exemple montre cependant qu’il serait naïf de croire qu’une autorité de régulation peut demeurer imperméable au monde de l’économie des médias qui la courtise, et aux cercles politiques qui la surveillent, car son rôle se situe bien au confluent des enjeux économiques et des intérêts politiques.


Pièces justificatives

Retranscription intégrale des entretiens avec les personnes interrogées.