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École des chartes » thèses » 2002

La Fête des fous dans le nord de la France (xive-xvie siècles)


Introduction

La fête des fous est attestée de la fin du xiie siècle à la fin du xvie siècle, principalement dans les villes françaises. Elle peut être définie comme une mascarade de Nouvel An, à laquelle les ecclésiastiques participent activement. La confusion qui résulte de ce mélange entre les registres religieux et populaires de la fête a beaucoup contribué à sa mauvaise réputation. A la fin du xixe siècle, les folkloristes relient la fête aux traditions populaires rurales, et les historiens voient dans ces parodies liturgiques l’origine médiévale du théâtre. Récemment, l’histoire des mentalités et l’histoire sociale des fêtes urbaines ont renouvelé les perspectives historiographiques, mais n’ont pas suscité d’étude approfondie. La bibliographie demeure dans l’ensemble vieillie et hétérogène, tandis que certaines sources, en particulier les comptes des villes, ont été peu exploitées.
L’étude de la fête des fous à Douai se fonde sur des sources ecclésiastiques et communales, à partir du xive siècle. Elle fournit un tableau circonstancié des acteurs et de la chronologie de la fête dans ce contexte précis. Les différentes hypothèses sur l’origine de la fête, au xiie siècle, sont envisagées en liaison avec l’évolution de la nouvelle culture urbaine par rapport à la culture rurale qui demeure magique et archaïque. Les rituels d’inversion de la fête des fous apparaissent surtout dans l’office religieux et dans les illustrations des gestes des fous ; ils expriment également une conception traditionnelle de la place des jeunes et des enfants dans la société. Enfin, la disparition de la fête au moment de la Réforme correspond à une rupture brutale dans le domaine des mentalités et des fêtes populaires.


Sources

Les sources sur la fête des fous sont à la fois ecclésiastiques et laïques. Pour la ville de Douai, les archives du chapitre de Saint-Amé sont conservées aux archives départementales du Nord (série 1G). Les comptes de la grande recette fournissent le plus de renseignements sur la fête, qui apparaît aussi dans les registres capitulaires et les inventaires du trésor liturgique. Les comptes communaux (série CC) fournissent de nombreux détails sur la fête des ânes organisée par la ville. Les ordonnances de police (série BB) les complètent. Le chapitre et la ville présentent deux visions différentes de la même fête.
Les comptes, malgré la richesse des détails qu’ils livrent, ne sauraient offrir une vue d’ensemble de la fête des fous. Les motivations psychologiques des participants n’y apparaissent guère. Au contraire, la typologie des sources montre la grande variété des ressources documentaires sur la fête, mais aussi leur grande dispersion. Les sources ecclésiastiques sont d’un grand intérêt : elles permettent de connaître l’histoire de la fête dès la fin du XII e siècle, parce que certains clercs y participent et que d’autres l’écrivent.


Première partie
La fête des fous à Douai


Chapitre premier
La fête des fous au chapitre Saint-Amé

Les membres du chapitre.­ Les chapitres séculiers sont le cadre traditionnel de la fête des fous ecclésiastique. Les chanoines constituent le sommet de la hiérarchie. Ils ont sous leurs ordres les membres du bas-clergé, des vicaires, des chapelains et des enfants de choeur. Ce sont ces clercs des ordres inférieurs qui sont les acteurs de la fête. Leur statut social n’est en rien comparable à celui des chanoines, qui restent de simples spectateurs.
Les fêtes de fin d’année. ­ La fête des fous est un terme générique qui regroupe une série de fêtes de fin d’année, auxquelles participent les différents types de clercs cités précédemment. La Saint-Nicolas, le 6 décembre, puis l’office d’O Radix Jesse, le 19, la Saint-étienne, la Saint-Jean-l’Evangéliste et les Innocents, du 26 au 28, et enfin le Jour de l’An constituent le cycle de la fête au chapitre Saint-Amé. Le cycle traditionnel des Douze Jours, qui suit Noël, en constitue le cœur. L’évêque des vicaires est appelé évêque des ânes ou des fous, et celui des enfants de chœur, évêque des innocents.
L’inversion des habits liturgiques entre les chanoines et le bas-clergé, les déguisements et les sermons joyeux sont les principales caractéristiques des offices de la fête des fous à Saint-Amé. A cela s’ajoutent les représentations théâtrales satiriques et l’obligation, pour les chanoines, d’offrir un repas à leurs subordonnés et une quantité de vin fixée par la coutume. Cette tradition du repas de l’évêque des ânes a été confirmée par une ordonnance capitulaire. La cérémonie d’humiliation du trésorier, le jour d’O Radix Jesse, procède de la même idée d’inversion.
Les scandales et la suppression de la fête. ­ Les ecclésiastiques se comportent comme les laïcs à l’occasion des fêtes de fin d’année. L’ivresse, la fréquentation des femmes et les rixes sont fréquentes pendant la fête des fous, au sein du chapitre, tout comme chez les jeunes citadins.
Ces conduites scandaleuses prennent la fête pour prétexte ; ceci explique la plupart des remontrances des chanoines. La fête des fous finit par disparaître à la fin du xvie siècle, lorsque sont promulgués les nouveaux statuts qui appliquent les canons du concile de Trente : après les années 1580, les archives du chapitre ne la mentionnent plus.

Chapitre II
En ville : la fête des ânes

Les jeux théâtraux. ­ La fête des ânes a lieu en ville pour le Jour de l’An. Les “ jeux des ânes ” sont mentionnés à partir de 1392. Ce sont des représentations théâtrales, dont le nom vient peut-être de celui de l’évêque des ânes du chapitre Saint-Amé. Celui-ci participe d’ailleurs aux jeux des ânes, qui ont lieu le même jour que sa fête au chapitre. Les jeux englobent d’autres “ esbattements ”, c’est-à-dire d’autres réjouissances populaires, liées aux rituels de Nouvel An, mais les comptes communaux ne les précisent pas. A la halle communale, les échevins et le conseil de ville assistent aux spectacles en compagnie d’invités venus des alentours, auxquels ils offrent un repas. Les dépenses engagées pour ce repas montrent que la fête des ânes sert la politique de représentation de la commune de Douai.
Les compagnies joyeuses ­ Les troupes de théâtre sont issues de Douai et des villes voisines. Elles sont appelées compagnies joyeuses, en référence à la fête des fous, dont elles reprennent les thèmes. Leurs noms de fantaisie reflètent cette filiation, mais ils expriment aussi leur composition sociale et les critères de sociabilité qui les structurent. Les noms à connotation militaire révèlent un autre aspect de ces compagnies théâtrales : pour les pouvoirs urbains, elles sont aussi un moyen d’encadrement de la jeunesse.
La disparition de la fête pendant la Réforme ­ Les jeux des ânes ne sont plus mentionnés dans les comptes après 1558. Cette date correspond aux interdictions des représentations théâtrales par le roi d’Espagne, à cause des tensions religieuses. Le repas du Jour de l’An se maintient cependant, car le conseil de ville refuse de céder sur ce point. En revanche, les mascarades sont réprimées par la commune, qui voit en elles des risques de troubles de l’ordre public. La lutte contre le protestantisme rapproche les pouvoirs laïc et ecclésiastique, qui imposent conjointement la suppression des mascarades de fin d’année, car Douai est devenu un bastion de la Contre-Réforme dans la région.


Deuxième partie
Les origines de la fête des fous


Chapitre premier
La fête populaire : le socle archaïque

Le temps cyclique. ­ La fête des fous a lieu au Nouvel An et exprime une conception cyclique du temps qui est empreinte d’archaïsme. Elle conserve des rituels antérieurs au christianisme, qui reflètent une conception magique du passage à la nouvelle année : le vacarme cérémoniel, les banquets et les libations, l’observation des présages pendant les Douze Jours sont des coutumes populaires solidement ancrées dans les mentalités.
Les mascarades. ­ Les mascarades apparaissent au ive siècle dans l’empire romain, pour fêter le Jour de l’An. Les masques d’animaux ou de démons sont les plus fréquents, avec le travestissement en femme. Ces traditions très populaires semblent se maintenir jusqu’au ixe siècle, et peut-être jusqu’au xiie siècle, date de l’apparition de la fête des fous dans les églises.

Chapitre II
La fête religieuse : les motifs chrétiens

Le calendrier liturgique. ­ Les offices des Innocents (28 décembre) et de la Circoncision (1er janvier) existent depuis le ve siècle, et sont en concurrence avec les fêtes populaires de fin d’année. Ils correspondent à la fête des enfants de chœur et à celle des vicaires, qui deviennent les deux principales dates de la fête des fous. Celle-ci utilise les références bibliques que fournit le calendrier liturgique.
Les danses et les jeux liturgiques.­La tradition des danses et des jeux liturgiques annonce la mise en scène du jeu du “ Deposuit ”, pendant la fête des fous : les occupants des stalles basses échangent leurs sièges avec les chanoines, pour symboliser l’inversion de la hiérarchie religieuse. Ce jeu veut illustrer le message du Christ en faveur des humbles, ce que l’âne symbolise également.

Chapitre III
Une synthèse culturelle urbaine ?

Ville et campagne.­ La fête des fous apparaît pour la première fois vers 1182, sous la plume de Jean Beleth, dans le milieu des chapitres séculiers, et le carnaval des laïcs apparaît en ville vers le début du xiiie siècle. Les nombreuses similitudes formelles entre les deux fêtes s’expliquent par les influences réciproques qui se nouent à l’époque entre la culture savante et la culture populaire, dont la synthèse constitue la nouvelle culture urbaine. Celle-ci se détache progressivement de la culture populaire rurale, qui conserve les aspects les plus archaïques ou magiques de la fête de Nouvel An.
Les goliards.­ En ville, la fête des fous ecclésiastique met plus l’accent sur la dérision que sur les rituels magiques. Les goliards sont des clercs qui semblent s’être fait une spécialité de la satire et des sermons parodiques. Ils sont contemporains de l’apparition de la fête des fous, et leur évêque Golias pourrait avoir servi de modèle aux évêques parodiques, plus tardifs.


Troisième partie
Les rituels d’inversion


Chapitre premier
L’office des fous

La discipline au choeur.­ L’Eglise s’intéresse aux gestes dans la mesure où ils sont utilisés pour l’office divin. Pour cette raison, le règlement du chœur est fixé de manière très stricte. Ce cadre rigide est le canevas sur lequel les clercs du bas-clergé inventent les motifs de l’inversion parodique.
L’office parodique.­ L’office des fous comporte de nombreux rituels d’inversion. La folie consiste à mettre le monde à l’envers, par l’échange des places dans les stalles et des rôles au sein du chapitre. Les gestes liturgiques sont parodiés : l’élection de l’évêque des fous, sa procession, ses bénédictions et la direction de l’office sont autant d’occasions de jouer sur l’effet d’inversion, qui est accentué par les déguisements “ déshonnêtes ” et les chants liturgiques détournés dans un sens profane, comme celui de “ Gaudeamus ” à la place du “ Laetabundus ”.
Les satires.­ Le sermon joyeux de l’évêque des fous sert de référence pour les autres genres satiriques qui concernent l’église, les chansons des goliards au xiiie siècle, et à la fin du Moyen Âge, les sottes chansons, fatras et coqs-à-l’âne, qui jouent plus sur l’absurdité et le non-sens. Les thèmes de la folie et de l’inversion sont susceptibles de fournir de multiples variations.
Les limites du sacrilège.­ Les inversions parodiques sont parfois codifiées dans des livres de rituels, comme celui de Pierre de Corbeil, qui visent à les encadrer. Les évêques parodiques peuvent diriger l’office divin, mais pas le sacrifice de l’eucharistie pendant la messe, car ils n’ont pas les ordres majeurs. Le sacrilège est hors de propos dans le cadre de la fête des fous, car la parodie est tout à fait banale au Moyen Âge.

Chapitre II
Les gestes des fous

Les mauvais gestes selon l’Eglise.­ L’Eglise a déterminé les mauvais gestes que le prêtre ne doit pas accomplir : les grimaces et la gesticulation des saltimbanques et des jongleurs sont surtout visées. Pourtant, les monstres grimaçants sont omniprésents dans la décoration extérieure des églises. Cette coexistence des contraires est aussi le principe directeur de la fête des fous.
L’obscénité et la revanche du corps.­ Les gestes des fous, d’après l’iconographie, expriment avant tout l’obscénité, et ses nuances scatologiques ou sexuelles. Le geste de “ pet-en-gueule ” ou celui de la figue renvoient à des conceptions magiques. Cet aspect est le plus archaïque de la fête, car le langage gestuel évolue lentement.
Le travestissement en femme. ­ L’inversion sexuelle dans les déguisements est fréquente. Elle est un symbole très clair de transgression, et pose la question de l’identification des masques à leur personnage. Elle peut servir à la satire de l’homosexualité.


Quatrième partie
Le lien social


Chapitre premier
Les jeunes au pouvoir

Le rôle des jeunes dans la fête.­ Les groupements de jeunesse des compagnies joyeuses sont les principaux acteurs de la fête. Le statut des jeunes célibataires dans la société leur laisse certaines prérogatives liées à la fête, comme celle d’accomplir lors de la fête des Innocents le rituel magique de la flagellation des femmes, pour assurer leur fécondité. De tels rites assurent la cohésion de la communauté.
La revanche des jeunes sur les vieux.­ La fête des fous met en scène les rapports de force sociaux, en libérant la parole critique de la satire. Le charivari sert de modèle aux cérémonies des repas forcés que les chanoines doivent offrir aux participants de la fête. Ce don d’un repas, qui symbolise au chapitre Saint-Amé de Douai un renversement de l’autorité, est au contraire en ville un moyen de contrôle sur les compagnies joyeuses.
La transgression des règles. ­ La violence ordinaire s’exacerbe avec la fête, et correspond à un rituel de transgression analogue au vacarme cérémoniel qui marque les fêtes de fin d’année. La fête manifeste une volonté de rupture dans le temps quotidien, ce que les ecclésiastiques partisans de la fête des fous illustrent au xve siècle par la théorie de la “ soupape ” : la fête des fous permettrait de relâcher la pression des contraintes sociales, une fois par an.

Chapitre II
L’enfance et l’innocence

L’innocence enfantine. ­ Par le biais de la fête des Innocents, la fête des fous se rattache au domaine de l’enfance. Le nom de la fête joue sur la parenté des notions d’innocence et de folie, car l’enfance représente aussi un monde à part. D’autre part, l’obscénité des enfants est proche de celle de la fête des fous, ce qui montre que leurs âmes ne sont pas si angéliques.
L’enfant espiègle. ­ L’enfance assure l’impunité, comme la folie lors de la fête des fous. Cette tolérance pour les farces et les bêtises enfantines, lors des fêtes en particulier, commence à être remise en question au xve siècle, à cause des dégâts provoqués par les “ grands enfants ”, c’est-à-dire les adolescents.


Cinquième partie
La disparition de la fête


Chapitre premier
Les interdictions

Au sein de l’Eglise.­ Les interdictions de la fête des fous accompagnent son histoire pendant quatre siècles. C’est l’une des principales sources documentaires sur le sujet. L’église a longtemps professé une hostilité de principe par rapport au rire et aux comédies. La moralité des prêtres était l’enjeu de cette austérité, qui reflètait surtout l’influence du courant monastique dans l’Eglise. La dépréciation du rire s’atténue à partir du xiiie siècle ; ainsi, les premières interdictions de la fête des fous cherchent plus à la réformer qu’à l’abolir. Mais le discours de l’église se durcit au xve siècle, en assimilant cette fête aux hérésies.
Les résistances.­ L’inefficacité des interdictions s’explique par la popularité de la fête, qui concerne aussi bien les clercs que les laïcs. Ceux-ci respectent peu l’autorité des prélats et n’hésitent pas à passer outre aux interdictions, quitte à forcer les clercs à participer à l’élection de l’évêque des fous. Les chapitres séculiers, de leur côté, profitent de leurs exemptions pour faire la sourde oreille aux évêques réformateurs.

Chapitre II
La Réforme

L’attitude des pouvoirs laïcs.— Dès le xve siècle, l’Eglise préconise le recours au bras séculier pour hérésie, c’est-à-dire à l’usage de la violence, contre les clercs qui s’obstinent à maintenir la fête des fous. La Réforme crée les conditions d’une telle collaboration, annoncée par les premières ordonnances de police urbaine dès le siècle précédent. L’état de guerre pendant les troubles religieux permet d’imposer l’abolition de la fête des fous.
Les satires protestantes.— Le thème de la folie humaine, banal à la Renaissance, est fréquemment repris dans les controverses entre protestants et catholiques. Le lien entre les moqueries anticléricales de la fête des fous et celles des protestants ne peut que jouer en défaveur de la fête, car l’Eglise cherche justement à assimiler ses participants aux hérétiques pour l’abolir. Ainsi, la Contre-Réforme lutte autant contre les protestants que contre les “ superstitions ” populaires.


Conclusion

La fête des fous n’est pas seulement un amusement de clercs. Toute la ville y participe. De ce fait, les influences culturelles qui définissent la fête sont autant populaires que cléricales. Pourtant, la fête des fous en ville ne survit pas à la suppression de la fête chez les ecclésiastiques, après le concile de Trente. L’Eglise parvient à sacraliser le temps de Noël, grâce à la réforme de son clergé. Les mascarades populaires du Nouvel An sont repoussées plus tard dans l’année, vers le Carnaval, qui devient ainsi le seul cycle de mascarades des fêtes d’hiver, en ville tout du moins.
La disparition de la fête des fous correspond aussi à une mutation des fêtes et des mentalités en ville. La lutte de l’Eglise contre les superstitions populaires participe à cette évolution. Les rituels archaïques de Nouvel An contenus dans la fête des fous, qui sont fondés sur le principe de l’inversion symbolique, achèvent de perdre leur signification aux yeux des citadins à l’époque de la Réforme. Celle-ci est l’expression de pratiques religieuses et de mentalités plus individuelles. En ville, l’individu moderne ne conçoit plus la fête comme dans la communauté traditionnelle rurale, où les mascarades de Nouvel An et de Carnaval gardent encore longtemps leur caractère magique.


Pièces justificatives

Principaux documents sur la fête des fous à Douai (1314-1589), au chapitre Saint-Amé et en ville.


Annexes

Tableaux : comptes ecclésiastiques et communaux, liste des compagnies joyeuses et des invités à la fête des ânes de Douai. ­ Cartes : répartition des compagnies joyeuses. ­ Illustrations.