Le Promptuarium exemplorum de Martin le Polonais, O.P. († 1278)
Édition critique et commentaire.
Introduction
Au cours du xiiie siècle, un vaste mouvement d’élaboration et de diffusion d’ouvrages destinés à aider les prédicateurs dans la composition de leurs sermons, animé en particulier par les membres des ordres mendiants, donna lieu à la rédaction de nombreux recueils d’anecdotes édifiantes, désignées par le terme d’ exempla. Parmi ces recueils, le Promptuarium exemplorum ne suscita pendant longtemps qu’un intérêt modéré de la part des historiens. Il n’apparaissait que comme un dérivé dépourvu d’originalité du Tractatus de diversis materiis predicabilibus, volumineux recueil d’anecdotes rassemblées par le dominicain lyonnais Étienne de Bourbon († 1261). Or, le Promptuarium exemplorum ne mérite pas cette relative indifférence : il occupe une place particulière dans la production d’ouvrages d’aide à la prédication, tant par l’originalité de sa forme que par les incertitudes liées à sa tradition. Fait exceptionnel, il n’a pas été conçu pour circuler de façon autonome : annexé à un important recueil de sermons modèles pour tous les jours de l’année ( Sermones de tempore et de sanctis), il en constitue la réserve d’historiettes édifiantes. Grâce à un système de renvois indiquant en marge des sermons le numéro des récits que l’auteur suggère éventuellement d’insérer pour illustrer le propos, la matière exemplaire du Promptuarium se trouve utilisable et adaptable au gré du prédicateur. Toutefois, en dépit des avantages que semblait offrir cette composition originale, les témoins manuscrits conservés font apparaître que le système de renvois disparut rapidement. Bien plus, le recueil de sermons connut principalement une tradition indépendante, amputé de son Promptuarium exemplorum. Ce ne fut qu’à la fin du xve siècle que l’ensemble rencontra un réel succès, lorsqu’il fut mis en circulation sous forme imprimée par des éditeurs strasbourgeois. L’attribution du recueil au dominicain Martin le Polonais († 1278), explicite dans les éditions du xve siècle mais absente des témoins manuscrits, pose également quelques questions.
Première partieLa tradition du Promptuarium exemplorum
Chapitre premierUne tradition décevante
La tradition manuscrite. Seuls trois témoins comportent le texte manuscrit du Promptuarium
exemplorum, chacun avec une présentation et une longueur différentes. Il s’agit des manuscrits de Paris, Bibl. nat. de Fr ., lat. 3301A ; Colmar, Bibl. mun., 100 (210) et Uppsala, Univ. Bibl., C 243. Le manuscrit conservé
à Paris est à la fois le plus ancien (XIIIe siècle) et le plus long (261 exempla au lieu de 216),
mais il ne s’agit pas de l’original.
La tradition imprimée. Deux éditions du Promptuarium exemplorum ont été réalisées à Strasbourg, en
1484 par Georges Husner et en 1488 par Johannes Grüninger. La principale différence entre les deux réside dans leur format, in-folio pour
la première et in-4° pour la seconde.
Les manuscrits des sermons. Les liens étroits entre le recueil d’ exempla et les sermons qu’il
accompagne rendent nécessaire un rapide aperçu de la diffusion de ceux-ci. Il apparaît que seuls trois manuscrits comportent l’intégralité
des sermons : ceux de Paris et de Colmar cités ci-dessus, ainsi qu’un manuscrit de Saint-Florian, Stiftsbibl., XI 262. Les vingt autres
témoins recensés n’en comprennent qu’une partie, voire un ou deux sermons seulement. Ce sont pour la plupart des compilations anonymes
mais leurs origines indiquent que la diffusion du texte s’est principalement effectuée dans les pays germaniques, et plus généralement
dans les pays d’Europe de l’Est. Plusieurs recueils composés de sermons de diverses sources ont appartenu avec certitude à des
Franciscains.
Un rejeton du Promptuarium exemplorum. Le manuscrit de Donaueschingen, Fürst.-Hofbibl., 271, livre un témoignage
intéressant de la postérité du Promptuarium exemplorum, par le biais d’un fragment de compilation d’ exempla, au nombre desquels sont réutilisés, parfois réécrits, des extraits du Promptuarium.
Chapitre IILe système de renvois et la numérotation des exempla
Le lien entre les deux versions du système. Le manuscrit conservé à Paris, d’une part, et les éditions incunables,
d’autre part, présentent des systèmes de numérotation et de renvois très différents. Toutefois, des coïncidences quant à la localisation
des renvois et à la présence de renvois multiples permettent d’établir l’existence d’un système antérieur aux deux versions conservées.
Reconstitution du système présumé original. Dans un premier temps, la confrontation du système alphanumérique mis en
œuvre dans les éditions incunables, fondé sur la division du recueil d’ exempla en chapitres, avec les systèmes élaborés
et connus au xiiie siècle, conduit à considérer comme improbable l’existence d’un tel système à cette même période,
époque de rédaction du Promptuarium. Dans un second temps, l’examen des correspondances entre les renvois marginaux des
sermons, dans le manuscrit conservé à Paris, et la numérotation des exempla, démontre que, si le système tel qu’il se
présente dans ce manuscrit ne fonctionne pas, il porte cependant la trace d’un système antérieur fondé sur la numérotation des récits par
ouverture de pages.
Pourquoi et quand le système d’origine a-t-il été remanié Le système initial reposant sur la disposition du texte sur
les pages du manuscrit original, il n’est guère étonnant qu’il se soit rapidement dégradé lors des copies et qu’il ait finalement disparu
des sermons eux-mêmes. Il est plus malaisé de déterminer si le premier imprimeur strasbourgeois a lui-même recomposé le système qu’il
applique au recueil, à partir d’un manuscrit comportant encore un système proche de l’original, ou s’il l’a repris d’un manuscrit dont le
copiste avait déjà effectué ce travail.
Chapitre IIIL’attribution du recueil à Martin le Polonais
Éléments de biographie. Martin le Polonais, connu également sous le nom de Martin de Troppau, serait originaire
d’Opava, en Moravie, dans l’ancien royaume de Bohême, mais son entrée au couvent dominicain de Saint-Clément de Prague, appartenant à la
province de Pologne, lui aurait valu son surnom de Polonais. Seules certitudes concernant sa biographie : il exerça les fonctions de
pénitencier et de chapelain pontifical à la Curie, jusqu’à sa nomination par Nicolas III, le 22 juin 1278, à l’archevêché de Gnesen,
actuelle Gniezno en Pologne, mais il mourut à Bologne avant de parvenir à son siège. Il est l’auteur de deux œuvres majeures du XIII e siècle : le Chronicon pontificum et imperatorum, parvenu jusqu’à nous dans près de 400 manuscrits,
et la Margarita Decreti, dont il existe au moins deux versions et un grand nombre de manuscrits également.
Les Sermones de tempore et de sanctis et le Promptuarium exemplorum parmi les œuvres de
Martin le Polonais. Les manuscrits les plus anciens ne portent aucune mention concernant l’auteur, et ce n’est qu’à la fin du XV
e siècle que ce recueil apparaît dans la liste des œuvres attribuées au frère Martin. La comparaison de la structure
de l’ensemble sermons- exempla avec celles du Chronicon et de la Margarita Decreti
livre quelques arguments pour établir un lien entre ces œuvres, notamment du point de vue de l’originalité et de l’ingéniosité de la
conception, mais fait naître par ailleurs le doute lorsque l’on examine plus précisément leur contenu.
Le titre du recueil. De même que le nom de l’auteur, le titre du recueil d’ exempla n’est donné de
façon précise que par les éditions de 1484 et 1488. Le terme promptuarium, signifiant “ réserve ” au sens propre comme
au sens figuré, est en adéquation parfaite avec la forme et le contenu de l’œuvre. Toutefois, le rapprochement ne peut manquer d’être fait
avec l’existence du Promptuarium exemplorum de Jean Hérolt O.P. († 1468), imprimé à Strasbourg à peine quelques années
auparavant.
Chapitre IVDatation du Promptuarium exemplorum
Le recueil ne contient aucune mention explicite d’ordre chronologique ou biographique. L’époque de rédaction du Promptuarium exemplorum est cependant déterminée par deux termes : elle est postérieure à 1261, date de la mort d’Étienne de Bourbon, et antérieure à 1280, date de la mort de l’évêque Gautier de Carcassonne, premier possesseur du manuscrit de Paris, Bibl. nat. de Fr ., lat. 3301A . Ceci place nécessairement la rédaction du texte pendant la période où Martin le Polonais était en fonction auprès du souverain pontife et élaborait successivement sa chronique et sa table du Décret de Gratien.
Deuxième partiePrésentation du Promptuarium exemplorum
Chapitre premierLes sources
La principale source directe : le Tractatus de diversis materiis predicabilibus d’Étienne de Bourbon.
Sur les 216 exempla que compte le Promptuarium dans sa version “ courte ”, les 191 premiers sont
directement extraits du Tractatus d’Étienne de Bourbon. La technique de compilation y est des plus simples : les exempla choisis sont copiés dans l’ordre, presque mot pour mot. Seuls quatre récits font exception à cette règle, l’un ne
figurant pas dans le texte-source et les trois autres ayant été retravaillés par le compilateur. La principale intervention de ce dernier
sur le texte se manifeste dans le traitement des sources citées par Étienne de Bourbon. Le nom des informateurs oraux est le plus souvent
supprimé, tandis que les tournures personnelles ( legi, audivi...) sont conservées à l’identique. La
comparaison du Promptuarium exemplorum avec un autre recueil dérivé du traité d’Étienne de Bourbon, le De
dono timoris d’Humbert de Romans O.P. († 1277), permet d’approfondir la réflexion sur les choix effectués et de souligner
l’importance des récits issus des Vies des Pères et des Dialogues de Grégoire le Grand dans le Promptuarium. L’examen de la formulation et de la localisation des titres de chapitre conduit à mettre en doute leur rôle
d’organisation du recueil. Il a pu s’agir d’indications marginales intégrées postérieurement au texte, avec des variantes.
La fin du recueil selon sa version anciennement éditée. Les exempla n° 192 à 216, après lesquels
s’interrompent le manuscrit de Colmar, Bibl. mun., 100 (210) et les éditions incunables, ne sont pas directement tirés de l’œuvre
d’Étienne de Bourbon, même si l’on peut y trouver des anecdotes semblables. Il s’agit probablement d’une compilation de récits d’autres
origines, écrits notamment par Jacques de Vitry († 1240) et Eudes de Cheriton († vers 1246). Un parallèle intéressant peut être établi
avec des récits rapportés par Guillaume Peyraut († 1271), dominicain lyonnais tout comme Étienne de Bourbon, dans sa Summa de
viciis et virtutibus. Le dernier exemplum de cette série pose un problème particulier, car les témoins manuscrits
et incunables en transmettent trois versions fort différentes.
Les exempla supplémentaires du manuscrit de Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 3301A
. La source des exempla qui forment la fin du manuscrit de Paris est une compilation d’extraits de sermons de
Jacques de Vitry, conservée actuellement dans une dizaine de manuscrits. Il s’agit donc d’une compilation de seconde génération, où les
récits sont plus proches des similitudines que des exempla proprement dits. La méthode appliquée pour
le choix et la rédaction est cependant identique à celle de la première partie : les extraits choisis sont copiés mot à mot. Le dernier
exemplum constitue un cas particulier. Très long, il n’est pas issu de la source précédente, mais est extrêmement
proche d’un exemplum de la Legenda aurea de Jacques de Voragine († 1298). Peu d’éléments permettent de
déterminer l’appartenance ou non de cette dernière série au Promptuarium exemplorum ; néanmoins l’existence dans ce
manuscrit de renvois marginaux des sermons vers ces exempla ne doit pas être négligée.
Chapitre IILes liens avec le recueil de sermons
Les exempla des sermons. Sur les quelque 325 sermons modèles - encore inédits - que compte le
recueil de tempore et de sanctis attribué à Martin le Polonais, un grand nombre contient déjà des exempla, figurant ou non dans le Promptuarium, rédigés plus ou moins brièvement. À la différence des exempla“ facultatifs ” proposés par les renvois marginaux, les exempla présents dans le corps du sermon
représentaient manifestement pour l’auteur un maillon essentiel dans le raisonnement et nécessaire à la compréhension des auditeurs. La
présence de récits identiques dans les sermons et dans le Promptuarium démontre la correspondance étroite de leurs
rédactions. Les sermons comportent également des anecdotes propres à Étienne de Bourbon et non reprises dans le Promptuarium.
La mise en œuvre des renvois. Les renvois étudiés sont ceux relevés dans le manuscrit conservé à Paris. Les 657
renvois relevés se répartissent de façon très irrégulière entre les sermons. De façon générale, les sermons de tempore
en comportent davantage que les sermons de sanctis, ces derniers étant déjà bien illustrés par le récit d’épisodes de la
vie des saints. D’autre part, plus du quart des exempla du Promptuarium n’est jamais convoqué par les
renvois, tandis que certains récits sont utilisés jusqu’à dix-neuf fois. Les exempla les plus fréquemment convoqués
illustrent parfaitement les deux versants de la prédication développée par les ordres mendiants au xiiie siècle :
d’une part la description des châtiments réservés aux pécheurs dans l’au-delà, au purgatoire et en enfer, d’autre part l’affirmation de la
bonté divine envers ceux qui se convertissent à temps et renoncent au péché, en particulier à la luxure.
Deux exemples de sermons. Le troisième sermon modèle pour le troisième dimanche de Carême et le premier sermon modèle
pour la fête de saint André permettent de voir concrètement à l’œuvre les deux versants de la pastorale, ainsi que le fonctionnement de
l’association entre les exempla présents dans les sermons et ceux appelés par les renvois. Outre leur fonction
d’illustration, les exempla proposés par les renvois jouent souvent un rôle modérateur dans la condamnation du pécheur,
en soulignant l’importance de la confession et de la pénitence que récompense le pardon de Dieu.
Chapitre IIIVers une définition de l’ exemplum dans ce recueil
Narrativité L’élément narratif qui constitue le fondement de la définition générique de l’ exemplum
est souvent absent des unités désignées dans ce recueil sous le terme d’ exempla. La fonction exemplaire repose ici
davantage sur le caractère salutaire de la leçon à tirer de l’anecdote, qu’elle soit récit ou citation, et sur sa fonction d’illustration.
Autorité La notion d’ auctoritas subit dans le Promptuarium un glissement de sens.
La véritable autorité n’est pas la personne ou la source écrite mentionnée, dont l’indication a été parfois retouchée par le compilateur.
Elle réside dans le contenu même du récit et elle est assumée à son tour par le prédicateur, dont l’objectif premier est l’efficacité dans
le salut des âmes dont il a la charge.
Peut-on dégager un style Le caractère évident de compilation que revêt le Promptuarium exemplorum ne
permet guère de dégager des traits stylistiques qui soient assurément spécifiques à l’auteur, tant la formulation reste proche de la
source. Il faut se tourner vers les sermons pour mieux appréhender les particularités du recueil. Sans parler de qualités littéraires au
sens strict, le style y est indéniablement vif, précis, direct, en un mot efficace.
Conclusion
Le Promptuarium exemplorum témoigne d’une étape importante dans l’évolution du genre exemplaire, à savoir le passage de la phase de collecte de récits originaux à la phase d’assimilation et d’appropriation de ces récits par les prédicateurs. Possédant toutes les caractéristiques des œuvres produites au xiiie siècle, et ce jusque dans l’incertitude qui peut encore peser quant à l’identité de son auteur, ce recueil remplit son rôle de modèle à la perfection, à la fois pour les prédicateurs médiévaux et pour tous ceux qui s’intéressent aujourd’hui à ce que fut la vie religieuse quotidienne des hommes de ce siècle.
Édition du Promptuarium exemplorum de Martin le Polonais
Deux manuscrits ont été retenus pour l’établissement du texte de l’édition, Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 3301A et Colmar, Bibl. mun., 100 (210), ainsi que les deux éditions incunables de 1484 et 1488. Le texte du Tractatus de diversis materiis predicabilibus d’Étienne de Bourbon a également été pris en compte dans l’apparat critique, à partir de l’édition de Jacques Berlioz dont le manuscrit de base est Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 15970. L’orthographe adoptée est celle du manuscrit de Paris et n’a pas été normalisée. L’apparat critique indique la source des citations non bibliques et signale les variantes orthographiques des noms propres ainsi que les variantes textuelles. Les citations bibliques sont identifiées dans le corps du texte.
Annexes
Transcription de l’ exemplum ajouté au ms. Colmar, Bibl. mun., 100 (210). Transcription des exempla extraits du Promptuarium exemplorum et intégrés au recueil fragmentaire du ms. Donaueschingen, Fürstlich-Fürstenbergischen Hofbibl., 271. Édition d’extraits des Sermones de tempore et de sanctis, à partir des ms. Paris, Bibl. nat., lat. 3301 A , Colmar, Bibl. mun. 100 (210) et Saint-Florian, Stiftsbibl., XI 262, et de l’éd. Strasbourg, 1484. Tabula exemplorum : résumés des exempla du Promptuarium exemplorum, des sources et des récits parallèles. Résumés, sources et parallèles d’extraits des sermons. Notices codicologiques complètes des manuscrits de Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 3301A et Colmar, Bibl. mun., 100 (210). Tableau de concordance des numérotations. Tableau de concordance des exempla du Promptuarium exemplorum avec ceux du Tractatus de diversis materiis predicabilibus d’Étienne de Bourbon et du De dono timoris d’Humbert de Romans. Tableau comparatif des sources mentionnées par Martin le Polonais et par Étienne de Bourbon. Panorama des sources des exempla n°1 à 191. Relevé des renvois marginaux figurant dans le ms. Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 3301A . - Tableau récapitulatif du nombre de renvois par exemplum. Tableau de correspondance des exempla avec l’ Index exemplorum de F. Tubach. Index des citations. Index sélectif des termes du Promptuarium exemplorum.