Le couvent des Mathurins de Paris et l’estampe au xviie siècle
Introduction
L’ordre de la sainte Trinité et Rédemption des Captifs, créé en 1198 par Jean de Matha et Félix de Valois, se donnait pour objectif de réunir d’importantes sommes d’argent afin de racheter dans les états barbaresques d’Afrique du Nord les chrétiens qui y étaient maintenus en esclavage. Leur maison parisienne, le couvent Saint-Mathurin, se trouvait rue Saint-Jacques, dans un quartier où, au XVII e siècle, les graveurs et les marchands d’estampes rejoignaient les libraires et imprimeurs qui y étaient déjà installés en raison du voisinage de l’Université. La situation du couvent des Mathurins, en plein cœur du Quartier latin, contribua largement à forger sa célébrité. Ses relations avec l’Université toute proche étaient intenses. De plus, les religieux possédaient une vingtaine de maisons aux alentours du couvent, qu’ils mettaient en location, ce qui leur permettait d’être en contact avec les artisans et les commerçants du quartier, notamment les graveurs en taille-douce. Un rappel historique concernant le couvent des Mathurins et sa place dans l’ordre trinitaire, puis l’étude des estampes produites autour des Mathurins au xviie siècle, débouchant sur les grandes lignes d’une iconographie trinitaire, peuvent permettre de mieux connaître la vie sociale, spirituelle, intellectuelle et culturelle de ces religieux.
Sources
La recherche des sources iconographiques concernant les Mathurins de Paris a été effectuée exclusivement dans les collections de la Bibliothèque nationale de France. Au département des estampes et de la photographie, il faut signaler la richesse des séries de portraits (N2 et N3), des séries alphabétiques de saints (Rd2) et des recueils factices de costumes religieux (Oc2). Une recherche par artistes réalisée grâce à l’Inventaire du Fonds français, graveurs du xviie siècle a permis de retrouver de nombreuses estampes en rapport avec les Trinitaires dans les œuvres de certains artistes, notamment Léonard Gaultier (Ed12), Michel Lasne (Ed27) et Sébastien Leclerc (Ed59). Plusieurs ouvrages rédigés par des Trinitaires au xviie siècle et comportant des illustrations sont en outre conservés au département des imprimés de la Bibliothèque nationale de France.
De rapides recherches dans les fonds d’estampes et d’imprimés de la Bibliothèque nationale d’Espagne ont laissé entrevoir l’existence de sources particulièrement riches, qu’il s’agisse d’estampes ou de livres imprimés.
Enfin, la recherche des sources iconographiques a été complétée par une étude, aux Archives nationales, des minutes des notaires du couvent au xviie siècle, conservées dans les études XLIX et CIX, et par la consultation dans la série S (biens des établissements religieux supprimés) des baux des maisons que possédaient les religieux dans le quartier Saint-Jacques.
Première partieL’ordre des trinitaires à Paris
Chapitre premierDes «Trinitaires» aux «Mathurins»
L’histoire du grand ordre français de rédemption de captifs fut toujours intimement liée à l’histoire de la ville de Paris, ce qui contribua à asseoir la prépondérance du couvent parisien dans l’ordre. Le couvent Saint-Mathurin prit une telle importance que le nom de «Mathurins» qu’on avait donné aux religieux parisiens s’étendit bientôt à tout l’ordre et, au xviie siècle, on ne les nommait plus guère autrement en France.
La période durant laquelle Louis Petit fut ministre de l’ordre, de 1612 à 1652, fut un apogée pour le couvent des Mathurins, qui atteignit alors une notoriété inégalée dans l’ordre. L’ordre trinitaire lui-même était particulièrement brillant à cette époque, malgré les graves crises qu’il dut traverser à l’occasion de la réforme de l’ordre, de la canonisation des deux fondateurs et, enfin, du schisme entre Trinitaires français et espagnols à la fin du xviie siècle. Le succès des rachats de captifs, qui s’achevaient sur une belle procession dans les rues de Paris, le foisonnement intellectuel et spirituel autour d’hommes comme Balthazar Paez au Portugal, et Simon de Rojas et Hortensio Felix Paravicino en Espagne, enfin la naissance d’une création artistique orchestrée directement depuis le couvent des Mathurins, contribuèrent à faire du ministériat de Louis Petit l’une des périodes les plus fastes pour les Trinitaires.
Chapitre IILes hommes, les réalisations
Louis Petit eut le ministériat le plus long de l’histoire de l’ordre. Il consacra sa vie à lutter contre les progrès des Trinitaires réformés, en œuvrant à embellir l’image du couvent des Mathurins par des travaux et des commandes de tableaux, et en développant une importante production imprimée, tant en texte qu’en images. Les successeurs de Louis Petit au généralat de l’ordre n’égalèrent pas son dynamisme. Claude Ralle, puis Pierre Mercier, Eustache Teissier et Grégoire de La Forge continuèrent cependant à diffuser les textes rédigés à l’époque de leur prédécesseur, ainsi qu’à utiliser l’estampe pour faire connaître leur image et accroître la notoriété du couvent parisien.
L’église des Mathurins, à la fin du xviie siècle, était devenue assez remarquable grâce à tous les travaux que les ministres Louis Petit et Pierre Mercier y avaient réalisés. En 1610, Louis Petit fit achever la voûte et le pignon de l’église et fit construire en 1628 deux corps de logis, qui formèrent une deuxième cour à l’ouest du cloître. Mais c’est le décor de l’église qui connut alors les modifications les plus importantes. Louis Petit fit réaliser un grand nombre de toiles pour décorer l’église; on notera notamment les œuvres peintes par Théodore Van Thulden pour les stalles du chœur, qui relataient l’histoire de la fondation de l’ordre et qui furent gravées par l’artiste en 1633. De cette époque datent aussi le jubé, commandé au sculpteur Simon Guillain par un marché passé devant notaire le 17 août 1629, et le maître-autel, réalisé en 1647 et orné d’un grand retable central pour lequel Van Thulden réalisa trois toiles que l’on changeait selon le temps liturgique. La menuiserie fut refaite au temps de Pierre Mercier. Ce général fit aussi réaliser en 1682 une série de portraits destinés à orner le cloître.
Chapitre IIILe couvent des Mathurins au Quartier latin
Le dynamisme du couvent des Mathurins devait beaucoup aux relations qu’il entretenait au Quartier latin avec l’Université, avec les membres des confréries et avec les locataires des maisons qui lui appartenaient.
Dès son installation rue Saint-Jacques au début du xiiie siècle, le couvent tira parti de sa situation à proximité de l’Université. Jean de Matha y avait fait ses études; les religieux trinitaires affluaient de tous les couvents de l’ordre pour fréquenter la prestigieuse institution et étaient logés au couvent des Mathurins. En outre, le couvent accueillait dans son cloître les assemblées de l’Université et abritait la halle aux parchemins, où ceux-ci étaient entreposés avant d’être vendus; la procession qui précédait, tous les trois mois, l’élection du recteur s’y déroulait. Les religieux de l’ordre pouvaient soutenir leurs thèses dans les locaux du couvent: on en a un exemple en 1619 avec une thèse illustrée par Claude Mellan.
L’existence des confréries constituait une autre forme d’intégration des religieux dans le quartier de la rue Saint-Jacques. Les confréries hébergées au couvent des Mathurins étaient au nombre de cinq: celle de saint Jean l’évangéliste pour les libraires, imprimeurs et papetiers, dits suppôts de l’Université; celle de saint Charlemagne pour les messagers de l’Université; celle de sainte Barbe pour les paumiers et tripotiers; celle de saint Nicolas pour les huiliers et chandeliers; enfin celle de la sainte Trinité pour la rédemption des captifs. Seule la dernière n’était pas liée à une profession, mais directement à l’ordre des Trinitaires: elle constituait le «tiers-ordre» et faisait partie intégrante de la vie des Trinitaires. Confrérie de dévotion, elle accueillait toute personne, homme ou femme, désireuse de devenir confrère et formait un lien essentiel entre les religieux trinitaires et les fidèles. Elle était pour les religieux un moyen de se faire connaître et, bien sûr, d’obtenir des aumônes. L’installation des différentes confréries dans l’église des Mathurins permettait un échange de services qui ne manquait pas d’être profitable aux religieux: ils y gagnaient en notoriété grâce au surplus de fréquentation qui en découlait et s’enrichissaient des somptueuses décorations que les confréries pouvaient s’offrir.
Dernier élément d’intégration dans la vie du quartier, les Mathurins possédaient plusieurs maisons regroupées autour du couvent, dans les rues Saint-Jacques, du Foin, de la Parcheminerie et des Mathurins. Les terriers conservés aux Archives nationales, dans la sérieS, permettent de reconstituer les possessions des Mathurins dans le quartier dans les toutes premières années du siècle, en 1634 et en 1706. En 1634, les Mathurins avaient seize maisons dans leur censive et possédaient vingt-deux autres maisons et boutiques louées à divers particuliers. Les locataires étaient socialement diversifiés. Aux plus riches, les Mathurins empruntaient parfois de l’argent. Ils logeaient aussi toutes sortes d’artisans auxquels ils avaient de préférence recours, notamment pour les travaux de construction et de rénovation des maisons. Ce tissu de relations nouées dans le quartier était aussi un moyen de recruter des novices pour le couvent.
Deuxième partieLes Mathurins et l’estampe
Chapitre premierLes fonctions des estampes
L’intérêt des Trinitaires pour les images correspondait à une préoccupation caractéristique du temps: depuis le concile de Trente, les estampes faisaient l’objet d’une attention toute particulière de la part de la hiérarchie ecclésiastique. L’utilisation de l’estampe pour établir le contact entre les religieux et les fidèles pouvait prendre une telle ampleur qu’il n’est pas excessif de parler de propagande. Ainsi, Simon de Rojas, religieux trinitaire et ministre du couvent de Madrid, avait pour habitude de distribuer autour de lui de petites images gravées représentant la Vierge Marie. Ses constants efforts pour répandre et développer le culte marial contribuèrent aussi à la célébrité de l’ordre trinitaire et au culte de sa propre personne en tant que bienheureux de l’ordre. Cependant, la large diffusion d’estampes par les autorités ecclésiastiques répondait aussi à une demande de la part des fidèles: elles facilitaient la compréhension de notions abstraites et pouvaient faire l’objet d’un culte semblable à celui rendu aux reliques. Les textes mentionnent ainsi de nombreux miracles survenus par l’intermédiaire d’images gravées, par exemple en appliquant l’estampe sur la partie du corps qui était souffrante. Les estampes de Jean de Matha étaient ainsi réputées pour faciliter les accouchements douloureux, lorsqu’on les appliquait sur le ventre de la mère.
Les religieux avaient profondément conscience de l’impact que les images pouvaient avoir sur les esprits des fidèles et de la supériorité de leur pouvoir suggestif par rapport à l’écrit. Daniel Maillet, dans la préface de son Hydre des Vices(Paris, 1617), théorise cette nécessité de recourir aux images, ce qui prouve que, dès le tout début du siècle, les Mathurins avaient déjà établi une réflexion autour des images qui conduisait leur stratégie d’action envers les fidèles. Cependant, la propagande n’était plus de type religieux lorsqu’il s’agissait de s’imposer face à un ordre rival, mais relevait de simples querelles de prépondérance à caractère purement politique. Les images jouèrent un rôle important dans la lutte des Trinitaires contre leurs concurrents de l’ordre de la Merci. Une iconographie codifiée complétait alors l’écrit comme support d’une tradition historique. Mais les estampes n’étaient pas toujours le fruit d’une commande de la part d’une communauté religieuse pour son propre usage: souvent, elles relevaient au contraire d’initiatives individuelles, émanant d’un religieux ou d’un laïc qui souhaitait rendre hommage au général de l’ordre, et étaient alors le témoignage de l’existence d’un lien social entre deux personnes.
Enfin, l’estampe avait dans l’ordre trinitaire des usages plus originaux, spécifiques à la mission de rédemption qui était celle de l’ordre: elles préparaient les religieux au voyage en Barbarie et au martyre qui les y attendait peut-être, en montrant les supplices infligés aux captifs et aux religieux de l’ordre par les Maures. Mais ce type d’images s’adressait surtout aux fidèles, pour les inciter à participer financièrement à l’œuvre de rédemption. La collecte de fonds était en réalité une fonction omniprésente, et sans doute la fonction principale, assignée aux estampes dans l’ordre. Cet usage déterminait donc plus que tout autre la production des estampes et les choix mis en œuvre lors de leur commande par les religieux trinitaires.
Chapitre IILa commande et la production
Si les religieux savaient tirer parti des liens qu’ils établissaient avec leurs locataires, à plus forte raison quand ceux-ci étaient des artisans ou des commerçants susceptibles de leur fournir les services dont ils avaient besoin, le cas des graveurs était particulier en raison de la dimension artistique de leur métier. Les graveurs en taille-douce et les éditeurs d’estampes locataires des Mathurins, au xviie siècle, furent: Balthazar Moncornet, à la Belle Croix de 1645 à 1668; Guillaume Vallet à la même enseigne à partir de 1684; Étienne Picart dit le Romain, à la Trinité de 1688 à 1699, puis Pierre Giffart et son fils Pierre-François dans cette même maison jusqu’à une date avancée dans le xviiie siècle; Guillaume Mombart de 1696 jusqu’au milieu du XVIII e siècle dans une maison proche de celle des Giffart; Jean Van der Bruggen à la Vieille Poste en 1682 , enfin Antoine Richer en 1689 puis Étienne Desrochers en 1716 dans une maison située rue du Foin. Pourtant, rares furent ceux qui parmi eux travaillèrent pour leurs propriétaires. Il n’en reste pas moins que presque tous les graveurs qui travaillèrent au xviie siècle pour les Mathurins habitaient la rue Saint-Jacques et avaient pu entrer en relation avec les religieux par le biais de connaissances communes, comme Léonard Gaultier que leur présenta sans doute le libraire Nicolas du Fossé, l’un de leurs locataires. Pourtant, il serait excessif de dire que les religieux allaient au plus proche pour choisir leurs artistes: dans ce cas, ils auraient fait appel plus systématiquement à leurs locataires, comme ils le faisaient pour d’autres professions comme la médecine, la boucherie ou la construction. En réalité, les Mathurins restèrent plus volontiers fidèles à des graveurs dont le style correspondait à leurs goûts.
C’est ainsi qu’on peut observer une nette préférence pour les artistes qui travaillaient dans la manière flamande. L’influence de l’école d’Anvers sur la production d’estampes à cette époque et la présence de nombreux artistes flamands à Paris n’étaient pas étrangers à ce choix. A la fin du xvie siècle, les Jésuites travaillèrent à intégrer les images dans leur spiritualité et à améliorer leur présentation formelle, en réfléchissant à leur rapport avec le texte, à leur qualité d’exécution, à leurs modes de diffusion. C’est à Anvers que naissent les premiers livres illustrés conformes à ces principes et c’est depuis Anvers qu’ils se diffusent vers le reste de l’Europe. L’idée du général Louis Petit, née dans les toutes premières années du xviie siècle, de créer une imagerie trinitaire ne peut être dissociée de cette influence des Jésuites d’Anvers. L’influence rubénienne se fait également sentir à travers le choix de Théodore Van Thulden pour réaliser de nombreuses toiles et gravures destinées au couvent. Mais la place de l’esthétique dans les exigences des Mathurins avait ses limites. Somme toute, ces choix correspondaient au goût qui était alors dans l’air du temps. Les préoccupations de style existaient certes, mais s’effaçaient devant une recherche de la notoriété à travers des œuvres qui correspondaient au goût alors en vogue à Paris. Il n’en reste pas moins que de nombreux graveurs flamands installés à Paris travaillèrent pour les Mathurins tout au long du siècle: Balthazar Moncornet, Pierre Van Schuppen, Gérard Edelinck… Peut-être cette préférence découlait-elle était également de l’existence d’un réseau de relations très fortes entre ces graveurs flamands ?
Ces différentes raisons assurent une certaine homogénéité aux gravures commandées par les Mathurins au xviie siècle, tant sur le plan du style que de l’iconographie. Cette homogénéité est particulièrement nette si l’on compare les gravures commandés par les Mathurins aux estampes dont l’iconographie était aussi liée à l’ordre trinitaire, mais dont l’initiative incombait aux éditeurs d’estampes, en particulier les portraits de saint Jean de Matha et Félix de Valois figurant dans des suites de saints publiées par des éditeurs comme Herman Weyen, Michel Van Lochom ou Martin Van den Enden.
Chapitre IIICirculation des estampes dans l’ordre trinitaire
Les estampes produites autour du couvent des Mathurins n’avaient pas pour seul objectif de séduire le public: elles devaient aussi circuler au sein de l’ordre pour créer une uniformité stylistique et iconographique, conformément aux désirs de Louis Petit. Celui-ci souhaitait que le couvent des Mathurins soit à la tête du développement des arts dans l’ordre: il y parvint, même si la réaction des autres provinces de l’ordre ne fut pas inexistante.
Les contacts entre religieux de l’ordre originaires de différents pays, notamment entre français et espagnols, étaient forcément favorables à des échanges culturels. A ceux-ci s’ajoutait une grande mobilité des artistes à cette époque, facteur propre à véhiculer les influences stylistiques mais aussi iconographiques. La similitude des œuvres de Jean de Courbes, un graveur parisien qui travaillait à Madrid et réalisa plusieurs estampes pour les Trinitaires de cette ville, avec celles de Gaultier et de Van Thulden s’explique par la circulation des images, quise faisait soit par l’intermédiaire de l’expérience de l’artiste et de son bagage culturel, soit à l’intérieur même de l’ordre par une diffusion des images, et donc des influences, parmi les différents couvents de toute l’Europe. Un autre exemple prouve l’existence d’une circulation des images entre la France et l’Espagne au xviie siècle: on observe de grandes ressemblances entre les estampes gravées par Van Thulden à Paris en 1633 et les toiles peintes par Carducho à Madrid en 1634. La proximité des dates suppose une diffusion très rapide. Dans le préambule placé en tête de la Revelatio Ordinis sanctissimae Trinitatis de Van Thulden, Louis Petit ne dissimule d’ailleurs pas l’objectif qu’il veut atteindre en faisant réaliser ces estampes: il s’agit de contribuer à une meilleure connaissance et à une plus large diffusion des thèmes représentés. L’Espagne n’était pas seule touchée par cette influence des Mathurins: en 1654 et 1656, le graveur lorrain Sébastien Leclerc réalisa à Metz, pour les Trinitaires de la ville, des estampes fortement inspirées d’une gravure de Léonard Gaultier, datant de 1617 et représentant plusieurs scènes relatives à la fondation de l’ordre, et de la Revelatio Ordinis sanctissimae Trinitatis de Van Thulden.
Pourtant, Paris ne fut pas le seul lieu où s’élaborait cette iconographie et le dynamisme de l’Espagne se faisait également sentir. Tandis que les Mathurins de Paris avaient contribué à fixer l’iconographie traditionnelle de l’ordre et de son histoire, l’influence de l’Espagne prit l’aspect d’un profond renouvellement. Des dévotions nouvelles se diffusèrent dans l’ordre depuis l’Espagne vers le reste de l’Europe: Notre-Dame du Remède, Jésus nazaréen, les saints et bienheureux Trinitaires comme Simon de Rojas, Tomas de la Virgen et Michel des Saints. Elles transformaient la spiritualité de l’ordre et rapprochaient les dévotions trinitaires des fidèles en leur prodiguant des exemples moins lointains que Jean de Matha et Félix de Valois. Cet élan de renouveau s’accompagnait d’une circulation des images à partir de l’Espagne, même si elle était moins développée que celle qui allait de Paris vers l’Espagne: un échange existait bien. L’iconographie trinitaire s’élabora au xviie siècle, d’abord à Paris, mais aussi en Espagne.
Troisième partieIconographie trinitaire
Chapitre premierLes origines de l’ordre trinitaire
Les deux fondateurs de l’ordre, Jean de Matha et Félix de Valois, ont vu leur iconographie se créer de toutes pièces dans les premières années du xviie siècle. Certaines images des saints fondateurs constituaient une allégorie représentative de l’ordre: ce type de représentation réunissait les figures de Jean de Matha et Félix de Valois en train de recevoir la révélation du cerf, l’omniprésente vision de l’ange aux captifs, et enfin une représentation de la Trinité dont l’ordre porte le nom. Ces allégories symbolisent parfaitement l’ordre de la sainte Trinité, en évoquant le mystère de sa fondation, la nature de sa mission et la divinité de son nom.
Des séries d’estampes furent consacrées au plus important des deux fondateurs de l’ordre, Jean de Matha. Elles représentaient des scènes de sa vie, sans se limiter à la fondation de l’ordre proprement dite. Ici encore, le rôle joué par Louis Petit fut déterminant pour l’élaboration d’un modèle iconographique qui fut répandu dans toute l’Europe. L’enfance et la jeunesse de saint Jean de Matha ont été les plus délaissées, car outre le fait qu’elles sont mal connues, elles ne font pas partie de la fondation de l’ordre à proprement parler. L’institution de l’ordre de la sainte Trinité repose, selon la tradition, sur trois révélations. La première est la vision de l’ange tenant deux captifs lors de la première messe de saint Jean de Matha. La deuxième correspond à l’apparition d’un cerf portant une croix entre les bois, qui vient s’abreuver à une fontaine auprès des deux saints pendant leur ermitage. Enfin, la troisième survient pendant une messe d’Innocent III, à nouveau sous l’apparence de l’ange aux deux captifs. Ces trois visions, accompagnées du périple des deux fondateurs en France et à Rome, forment le cœur de l’institution de l’ordre proprement dite. La suite de la vie des deux saints fondateurs étant fort mal connue, les commanditaires se sont laissé toute liberté d’achever les différentes séries comme bon leur semblait.
L’iconographie de saint Jean de Matha et saint Félix de Valois présentait une grande homogénéité, qu’il s’agisse de tableaux ou d’estampes, et quel que soit le pays d’origine des œuvres. Néanmoins des tendances peuvent être mises en lumière: les Mathurins privilégiaient plus volontiers les épisodes de la vie des deux saints qui se passaient en France, tandis que les Espagnols s’attachaient aux miracles qui peuplaient leur hagiographie. Les images espagnoles étaient donc beaucoup plus mystiques, alors que les productions parisiennes cherchaient à asseoir la tradition historique de l’ordre avec le plus d’exactitude possible. En somme, c’est toute la sensibilité et la spiritualité de ces deux pays qui est lisible dans l’iconographie des deux fondateurs de l’ordre trinitaire.
Chapitre IIDévotions particulières de l’ordre trinitaire
Si le culte rendu à Jean de Matha et à Félix de Valois était le plus original et le plus spécifique à l’ordre trinitaire, d’autres dévotions particulières rythmaient la vie de ces religieux. La première d’entre elles était évidemment la dévotion à la Trinité, dont ils portaient le nom: la glorifier faisait partie de leurs raisons d’être essentielles. Malgré l’importance que la dévotion à la Trinité revêtait pour ces religieux et malgré la place décisive de celle-ci dans leur histoire, la représentation de la Trinité ne prit jamais une importance suffisante pour devenir indissociable de l’image de l’ordre, comme l’était par exemple la croix pattée. C’est à la fois la dévotion particulière de l’ordre la plus importante et un aspect marginalisé de sa représentation visuelle.
Les Trinitaires rendaient aussi un culte particulier à la Vierge, sous le titre de Notre-Dame du Remède. Celle-ci portait le scapulaire trinitaire, orné de la croix pattée bicolore. Mais la Vierge n’était pas célébrée dans l’ordre que sous le titre de Notre-Dame du Remède. L’iconographie trinitaire de la Vierge ne saurait donc être limitée à ces seules représentations: en particulier, elle joue souvent un rôle d’intercession entre les hommes et la Trinité.
Enfin, d’autres saints étaient très présents dans la vie spirituelle des Trinitaires, comme saint Mathurin, qui avait donné son nom au couvent et aux religieux de Paris, sainte Agnès et sainte Catherine, dont le nom était lié aux dates les plus importantes de la fondation de l’ordre.
La place que tenait chacune de ces dévotions particulières dans la spiritualité des Trinitaires, et en particulier des Mathurins, était souvent ambiguë, les dévotions unitaires de l’ordre se mêlant aux dévotions locales de certains couvents. De plus, les Trinitaires semblaient parfois leur consacrer moins d’intérêt qu’à la rédemption des captifs.
Chapitre IIIL’image du religieux trinitaire
En même temps que se fixait, au début du xviie siècle, l’iconographie de Jean de Matha, de Félix de Valois et des autres dévotions particulières de l’ordre, les religieux commencèrent à se soucier de donner d’eux-mêmes une image visuelle. En premier lieu, on cherchait à dynamiser l’ordre en favorisant la connaissance des personnages du siècle qui s’étaient illustrés dans leur charge. Tout en répondant à certaines caractéristiques propres à l’ordre, ce type de portraits tendit, au fur et à mesure du XVII e siècle, à se rapprocher d’un canon stéréotypé du portrait de personnage contemporain alors largement répandu en France. Il était réservé aux ministres généraux de l’ordre et, plus exceptionnellement, à quelques personnages célèbres comme Hortensio Felix Paravicino ou Jean-Baptiste de la Conception.
Le second type de portraits tendait à se rapprocher de l’image de dévotion. Les Trinitaires qui prétendirent à la béatification furent Simon de Rojas, Michel des Saints et Tomás de la Virgen. Ils furent parmi les rares Trinitaires, en dehors des ministres généraux, à laisser une trace dans l’iconographie de l’ordre, avec les quelques martyrs qui étaient parfois associés aux scènes de rédemption des captifs. Ce que l’on cherchait cette fois à mettre en valeur en représentant ces saints trinitaires du xviie siècle, c’était l’aspect mystique de leur foi, ce qui est tout à fait dans l’esprit du siècle. On voulait montrer ces religieux proches de Dieu et de la divinité, et donc susceptibles d’être de bons intercesseurs entre les fidèles et le Très-Haut.
En dehors des ministres généraux, des bienheureux et des martyrs, l’image du religieux de l’ordre de la sainte Trinité était cantonnée dans un modèle idéal: celui de la rédemption des captifs. Les Trinitaires n’étaient guère représentés dans une autre activité, car les missions en Barbarie étaient les moments les plus spécifiques et les plus remarquables de la vie de l’ordre. Le rachat, devenu figure emblématique de l’ordre, figeait le religieux trinitaire dans une image idéalisée qui constituait plus un support d’identité que l’évocation d’une réelle activité.
Conclusion
Le couvent des Mathurins de Paris présentait au xviie siècle une double spécificité: la place prépondérante qu’il tenait au sein de l’ordre trinitaire et son emplacement dans une partie de la cité dont l’activité intellectuelle et commerciale était exceptionnellement développée. Les images qui étaient commandées par les religieux de ce couvent étaient le reflet de ces caractéristiques: elles témoignaient de la manière dont les Mathurins s’inscrivaient dans la vie de leur communauté et dans la vie du quartier qu’ils habitaient. Le cas des Mathurins de Paris était original, dans la mesure où les gravures témoignaient d’un lien avec la société laïque, tant par leur production, qui mettait en jeu un tissu de relations au sein d’un quartier de Paris, que par leur usage, qui supposait une intense communication entre les religieux et les fidèles. De plus, leur influence dans l’ordre trinitaire conférait aux estampes la capacité de toucher un public bien plus large que le seul marché parisien. En ce sens, cet ordre religieux s’inscrivait dans un phénomène de circulation des influences artistiques à l’échelle de l’Europe, parce qu’il contribuait à la diffusion de modèles esthétiques et iconographiques d’un pays à l’autre, parfois dans des délais très courts, parfois sur le très long terme.
Pièces justificatives
Un catalogue offre un corpus sélectif de 114 estampes. Il est organisé suivant un classement thématique qui répond à l’étude de l’iconographie trinitaire donnée plus haut. La première partie concerne la tradition historique de l’ordre, c’est-à-dire l’iconographie des deux fondateurs, Jean de Matha et Félix de Valois. La seconde partie regroupe les dévotions particulières de l’ordre trinitaire. La troisième partie se compose des portraits de religieux de l’ordre. A l’intérieur de ces divisions, un ordre chronologique a été adopté pour le classement des estampes. Pour chaque estampe ont été donnés des renseignements techniques, une description détaillée et parfois une illustration.