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École des chartes » thèses » 2003

Témoigner du présent : le Journal de Hyacinthe Chobaut (1939-1946)

Édition critique et commentaire.


Introduction

En janvier 1939, Hyacinthe Chobaut, archiviste départemental de Vaucluse, débute un journal qu’il poursuit durant plus de six ans, consignant méticuleusement chaque jour des notes sur ces Années noires de la guerre et de l’Occupation. Cette expérience d’écriture personnelle au cœur de l’événement n’est pas unique : intellectuels, journalistes, hommes politiques ou encore simples membres de la société civile ont laissé à la postérité des carnets, journaux et mémoires transmettant leur vision du présent. Le journal de Chobaut est cependant singulier à plusieurs titres : sa durée et sa quotidienneté rigoureuse en font un ensemble de près de quatre milles pages manuscrites remarquable ; la démarche d’écriture constitue également une caractéristique particulière : se démarquant de l’écriture intime, l’auteur veut porter témoignage et se fixe comme règle de conception de son journal une juxtaposition de nouvelles et d’informations issues de sources variées, en masquant le plus possible sa propre subjectivité, constituant ainsi une véritable chronique de son présent.

L’original de ce journal fut déposé par les soins de l’épouse de Chobaut aux archives départementales de Vaucluse, sous la cote 1 J 406, et une copie intégrale est conservé à l’Institut d’histoire du temps présent, sous la cote ARC 083 1 à 4. Il n’a jamais été publié, mais uniquement exploité pour des travaux concernant la vie quotidienne et l’opinion publique durant la guerre. Il paraissait cependant indispensable de comprendre son édition dans une étude plus large et plus précise de la personnalité de son auteur et de ses principes de rédaction. La lecture de ce journal et le travail d’édition s’inscrivent dans deux perspectives principales : l’étude du point de vue de l’auteur sur les événements, et les moyens que possède cet auteur pour parvenir à la connaissance de ce qui se déroule autour de lui. Il s’agit donc de replacer ce journal dans une optique subjective, celle de son rédacteur, et dans une optique objective, celle des sources. Cette étude approfondie des sources et de la construction de ce témoignage est une façon de cerner la formation des représentations au cœur de l’histoire : quels sont les outils singuliers ou communs, conscients ou inconscients, dont dispose un contemporain pour constituer une image, voire un imaginaire, de son présent ? Cette réflexion, en allant au-delà du simple constat de la présence de certains renseignements dans le journal et de la recherche de leurs sources possibles, est aussi une forme de réponse à une variante de la lancinante question : « qui savait quoi ? », alors plutôt formulée ainsi : « qui pouvait savoir quoi ? ».


Sources

Outre les dix-neuf cahiers manuscrits composant le journal, sous leur forme originale ou reproduite, la recherche s’est fondée sur deux ensembles principaux de sources : d’une part, les fonds issus de l’activité propre de Chobaut, en tant qu’archiviste départemental de Vaucluse mais également en tant que directeur du Centre départemental d’information et censeur civil au Contrôle de la presse, ainsi que les documents produits par la direction des archives de France concernant la réglementation et la vie quotidienne des services départementaux ; d’autre part, les sources d’information utilisées par le rédacteur lui-même pour élaborer son témoignage, consistant principalement en de nombreux titres de presse locaux, nationaux ou étrangers, et les scripts des émissions de la BBC française. Il était également nécessaire de consulter certains fonds ayant trait aux répercussions de la guerre et de l’Occupation en Vaucluse pour mieux replacer le journal dans son contexte et vérifier certaines assertions de l’auteur. Ces différentes sources ont été enrichies par le témoignage de la fille aînée de Chobaut.


Première partie
Hyacinthe Chobaut, archiviste dans la guerre


Chapitre premier
Présentation biographique de Hyacinthe Chobaut

Enfant du Comtat Venaissin, né le 12 septembre 1889 à Avignon, Hyacinthe Chobaut grandit au sein d’une famille ancrée dans la vie intellectuelle locale, comme fils unique du docteur Alfred Chobaut, entomologiste, membre et fervent défenseur de l’Académie de Vaucluse. A l’issue de ses études chez les Jésuites, il présente et obtient le concours d’entrée à l’Ecole des chartes, dont il sort brillamment diplômé en 1910, après avoir soutenu une thèse sur Les institutions municipales dans le Comtat Venaissin des origines à 1790. Il a durant trois années bénéficié d’une formation dispensée par des professeurs illustres, figures positivistes telles que Paul Meyer et Paul Viollet. Après deux années de service militaire, sa carrière débute en 1912 comme archiviste adjoint du Palais de Monaco. Elle est brutalement interrompue par la mobilisation d’août 1914 : Chobaut rejoint le front comme officier d’artillerie. Cette expérience de la guerre, et notamment de la bataille de Verdun, lui laisse un souvenir cuisant et influencent incontestablement sa vision de la vie politique internationale et intérieure des années trente et quarante.

Démobilisé en 1919, il occupe ensuite le poste de bibliothécaire de la ville de Carpentras, puis en 1923 celui d’archiviste départemental du Gard. En 1928 enfin, il obtient sa nomination aux archives départementales de Vaucluse, s’installant ainsi définitivement dans sa ville natale. Marié à une élève des beaux-arts de Paris et père de deux fillettes, il assume en Vaucluse les fonctions traditionnellement dévolues à l’archiviste, en tant que membre de l’Académie de Vaucluse et qu’érudit local respecté et sollicité. Son métier d’archiviste le met en contact avec les équipes préfectorales d’un département qui est alors le fief de Daladier. Au sein de son service d’archives, il constitue principalement un important dépôt de minutes notariales et se consacre au dépouillement minutieux de ces registres, dont il tire des articles scientifiques.

Chapitre II
Un fonctionnaire des archives face à la guerre

Dans les arcanes de l’opinion : le Centre départemental de l’information et le Contrôle de la presse.  — Hyacinthe Chobaut occupe durant la Drôle de Guerre des fonctions singulières, ayant trait au contrôle de l’opinion en France. En août 1939, il doit mettre en place à la préfecture le Centre départemental d’information, organe créé par plusieurs textes au cours des années trente et ressortissant principalement de la loi de 1938 sur l’organisation de la Nation en temps de guerre. En tant que directeur, il reçoit de correspondants locaux des rapports sur l’opinion du département, rapports qu’il reprend lui-même dans un rapport remis au préfet et au ministre chargé de l’information. Chobaut est également censeur civil au Contrôle départemental de la presse, veillant à l’application par les organes de presse locaux des consignes de censure et des notes d’orientation. Il quitte en septembre 1940 ces deux fonctions qui lui donnent une charge de travail supplémentaire mais lui fournissent également de précieux indices sur l’opinion et sur les moyens de l’orienter. Au cours de la guerre, il est sollicité pour présider la commission départementale chargée, sur ordre de l’Amiral Darlan, président du Conseil, de faire des propositions pour l’épuration des fonds des bibliothèques publiques non scientifiques et pour faire partie du Comité de propagande régionaliste.

Les Archives dans la guerre : contraintes et vie quotidienne de l’institution.  — La situation internationale troublée, puis la déclaration de guerre ont des répercussions immédiates sur le fonctionnement des services d’archives en France, dont la première est le souci de mettre à l’abri les collections, en procédant à des évacuations temporaires. La vie quotidienne du service départemental se ressent des difficiles conditions de vie des Années noires, mais se poursuit cependant : l’archiviste effectue ses tournées d’inspection des archives communales, ses travaux de classement, de collecte de fonds notariaux et de publication d’articles. La direction des archives de France, même en pays occupé, élabore sous l’égide de Pierre Caron puis de Charles Samaran de nouveaux textes réglementaires, en rapport avec les pénuries de papier, organisant la collecte des vieux papiers ou encore mettant en place la série J pour les entrées par voie extraordinaire. La présence allemande sur le territoire, qui se traduit par l’existence d’un service consacré aux archives au sein de l’administration du Militärbefehlshaber in Frankreich (gouverneur militaire allemand en France), n’a que peu de conséquences réelles sur le fonctionnement des services d’archives en France. Ceux-ci connaissent lors de la Libération une activité importante du fait de la récupération des archives des organes allemands et français mis en place sous le régime de Vichy et de la collecte de témoignages et de documents concernant la Résistance.

Un intellectuel extérieur au conflit ?  — Face aux sollicitations des différentes autorités politiques et administratives, Hyacinthe Chobaut fait preuve d’un grand sens du devoir, se conformant à ses obligations sans les outrepasser. Son adhésion à la Légion des Combattants en 1941, résiliée en 1942, s’explique par son passé d’ancien combattant ou par son souci, en tant que fonctionnaire de l’Etat, de répondre à l’appel du gouvernement ; ces motivations sont ensuite vaincues par sa déception devant l’échec et l’instrumentalisation de cette organisation. A la Libération, Chobaut est durant quelques semaines rédacteur de Debout la France, journal né d’une publication clandestine. Mais aucun document ne permet d’éclaircir son rôle ou ses contacts supposés avec les membres de la Résistance locale. Il semble qu’il s’en soit principalement tenu à sa position d’observateur, de témoin.


Deuxième partie
Création du témoignage


Chapitre premier
Le journal

Présentation matérielle et pratique d’écriture.  — Le journal de compose de dix-neuf cahiers d’écoliers de petit format. Les années 1940, 1943 et 1944 occupent une place prépondérante dans cet ensemble dont la présentation évolue peu, hormis l’espace croissant pris par l’écrit sur la page. Le rédacteur se conforme durant six ans, presque sans exception, à la règle de l’écriture quotidienne, même lorsqu’il s’absente d’Avignon. Il consigne ses observations dans son bureau aux Archives, le plus souvent le matin, ou bien en fin de journée, après avoir écouté les informations radiophoniques ou dépouillé les journaux, relatant les événements de la veille.

Pourquoi écrire ?  — Au début du premier cahier, Chobaut précise lui-même sa volonté d’être témoin et de produire un document, dégagé de notations subjectives. Un cahier rédigé en septembre 1938 lors de la crise de Munich comportait déjà l’expression de ce souhait de porter témoignage, alors dédié à ses enfants. Le journal s’adresse ainsi à une postérité proche ou plus lointaine. Tandis que le rédacteur conclut une sorte de pacte du témoignage à l’orée de son journal, il l’interrompt sans explicitation en août 1946. Cette brusque fin peut être la marque d’un désenchantement face à la situation internationale incertaine même après la capitulation allemande.

Chapitre II
Recherche et transmission de l’information

Pour élaborer son témoignage, le rédacteur utilise des sources variées, sources ordinaires, secondaires ou privilégiées. Il dépouille soigneusement des titres de la presse locale, de diverses tendances politiques, et opère de même pour la presse nationale. La défaite, puis la Libération de la France amènent des modifications dans la teneur des journaux, puis dans les titres même de presse et ajoutent à cette diversité. La presse étrangère occupe une place centrale dans ces sources d’information, notamment le Journal de Genève qui procure des renseignements non censurés, et la presse italienne. Equipé d’un poste de TSF, Chobaut est un fidèle auditeur de la radio italienne, puis de la BBC française à partir de l’automne 1940, et des chroniques La situation internationale de René Payot à la radio suisse de Sottens. Son journal comporte de nombreux comptes-rendus de ces émissions qui abordent souvent des sujets tenus sous silence par la presse et la radio françaises.

A ces sources ordinaires s’ajoutent des sources secondaires, les conversations qu’il peut avoir avec des tiers, ou encore les rumeurs parcourant la ville, rapportées fréquemment. Ses fonctions au sein de la préfecture, au contrôle de la presse et de l’information lui fournissent enfin des sources d’information privilégiées, notamment les consignes de censure. Chobaut applique à ces sources la « méthode chartiste » : il les multiplie et les confronte dans son écrit pour aboutir à une vision du présent, qui se veut objective et proche de la réalité.

Chapitre III
La seconde guerre mondiale sous les yeux du témoin

Vivre le conflit au jour le jour.  — Parmi les différents types de nouvelles contenus dans l’ensemble du journal, nouvelles à caractère politique international ou diplomatique, nouvelles de type militaire, évolution de la situation politique intérieure, vie locale, les informations concernant la vie quotidienne occupent une place prépondérante. Ce poids du quotidien est marqué par une attention constante au prix des denrées, de fréquentes remarques sur l’esprit public et les conséquences des pénuries. Le journal permet par ailleurs de mesurer le degré d’information d’un citoyen français, certes placé dans une position un peu particulière et effectuant un travail de quête de l’information, mais utilisant des sources d’information pour certaines répandues. Les persécutions antijuives dans toute leur horreur sont ainsi précocement évoquées, de même que les troubles indépendantistes dans les colonies françaises. Au cœur du témoignage, l’événement imprévu et souvent difficilement explicable se traduit par un bouleversement de la chronologie de l’écriture et la confusion des temps, tandis que le jour ordinaire est présenté par une juxtaposition de thèmes et de paragraphes.

Subjectivité et style dans le journal.  — Malgré son parti pris de l’objectivité, le rédacteur exprime parfois sa subjectivité, de façon évidente dans les premiers mois du journal, lors de réflexions personnelles ou de bilan de fin d’année qui peuvent compter plusieurs pages. Ces temps subjectifs sont plus rares au fil du journal, tandis que se multiplient les notations plus ponctuelles, par des adjectifs ou des allusions. Il est ainsi possible de dégager la vision du régime de Vichy, dans lequel la figure de Pétain, vainqueur de Verdun, occupe une place à part, tandis que le gouvernement et ses différentes figures, Laval, Henriot, sont discréditées et méprisées. Parallèlement, l’étude du vocabulaire montre que le gouvernement de la France libre est considéré comme second gouvernement, non pas félon mais concomitant. Le cahier écrit en 1938 permet de mesurer l’évolution du style durant les diverses phases du journal. A une écriture personnelle, qui caractérise précisément les figures évoquées et fait place à la vie privée, succède une écriture plus distante, factuelle. L’autocensure pourrait découler de la volonté de porter témoignage en se dégageant de l’intime ou encore d’un souci de réserve dans des circonstances troublées.


Conclusion

Le journal de Hyacinthe Chobaut constitue un témoignage non pas simplement au sens où il rendrait compte absolument fidèlement de son présent, mais avant tout parce qu’il offre, selon les termes d’Annette Wieviorka, la possibilité d’une « rencontre avec une voix humaine qui a traversé l’histoire, et, de façon oblique, la vérité non des faits, mais celle plus subtile mais aussi indispensable, d’une époque et d’une expérience. ». L’édition de ce témoignage vise alors à mettre à disposition d’autrui une source nouvelle.


Édition critique

Le journal a été édité intégralement, au terme d’une transcription qui a cherché à respecter le plus possible le style et les pratiques d’écriture de l’auteur, en conservant les abréviations et l’orthographe hésitante de certains toponymes ou patronymes. Les très nombreuses identifications de lieux et de personnes cités sont reportées en annexe, hormis lorsqu’elles sont nécessaires à la compréhension immédiate du texte. Les notes critiques visent avant tout à restituer le contexte avignonnais méconnu du lecteur et à mettre en valeur les sources d’information utilisées par le rédacteur.


Annexes

Bibliographie scientifique de Hyacinthe Chobaut. ­ Index thématique. ­ Index des lieux cités. ­ Index biographique.


Iconographie

Photographies privées de Madame Chobaut et clichés d’Avignon durant l’Occupation et la Libération. ­ Pages du journal. ­ Rapport du Chef du centre départemental d’information.