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École des chartes » thèses » 2002

Le Commentaire des Psaumes de saint Thomas d’Aquin


Introduction

La Postilla super Psalmos de saint Thomas d’Aquin, abrégée Super Psalmos, n’a encore fait l’objet ni d’une édition critique, ni d’une étude qui prenne en compte les problèmes philologiques, historiques et théologiques qu’elle soulève. Ses particularités rendent son édition complexe mais jettent un jour nouveau sur l’histoire de l’enseignement biblique au Moyen Âge. Elles mettent en évidence les méthodes de travail et les intérêts de la dernière période de l’activité de Thomas d’Aquin, mort en 1274.
Ce travail a été conçu comme un dossier préparatoire à l’édition critique du Super Psalmos, comprenant une enquête sur l’ensemble des commentaires des Psaumes de 1160 à 1350, l’étude de la transmission du commentaire de Thomas et sa critique textuelle, des analyses concernant la langue, les sources et la datation de l’œuvre, une édition critique partielle du commentaire, que complètent des documents annexes ayant trait à l’exégèse des Psaumes, édités pour la première fois ici.


Première partie
Les commentaires des Psaumes au Moyen Âge


Chapitre premier
Panorama des commentaires des psaumes, de Pierre Lombard à Nicolas de Lyre

La Postilla super Psalmos de Thomas d’Aquin ne peut être lue avec pertinence si on ne cherche au préalable à évaluer l’importance qu’ont pris au Moyen Âge les commentaires des Psaumes, entendus au sens large comme l’ensemble des écrits, complets ou non, ayant pour objet l’explication suivie du Psautier. Leur inventaire comprend quelque soixante-dix œuvres qui se succèdent entre la mort de Pierre Lombard (1160) et l’ère ouverte par Nicolas de Lyre (vers 1350). C’est à l’intérieur de ce corpus que doivent être recherchées les sources dominantes du commentaire de Thomas, puis les traces de son influence.
Diverses par leurs genres littéraires (gloses, commentaires ­ scolaires pour la plupart ­, recueils de distinctions ou sermons fictifs), les œuvres répertoriées ont pour point commun l’influence prédominante de la Grande Glose de Pierre Lombard à laquelle elles se réfèrent avec plus ou moins d’assiduité comme à leur source principale. Leur chronologie, malgré les précisions qu’elle appelle encore, permet de situer l’enseignement de saint Thomas sur les Psaumes à un moment charnière de l’exégèse de ce livre. En effet, alors que le Psautier fait partie des livres bibliques les plus commentés jusque vers le milieu du xiiie siècle, d’abord par les maîtres séculiers, puis avec une attention soutenue par les premières générations des ordres mendiants, l’attention des exégètes s’en était totalement détournée entre 1250 et 1270 environ, avant de reprendre avec une vigueur renouvelée jusqu’au milieu du xive siècle. Si la postille de Thomas doit être datée de 1272-1273, comme nous le montrerons, elle se situe au seuil de cette seconde période. Alexandre de Halès, Albert le Grand et Bonaventure n’ayant pas laissé de commentaires authentiques, Thomas est de surcroît le seul grand scolastique à être l’auteur d’un commentaire des Psaumes écrit et diffusé.

Chapitre II
Mise en page et mise en texte des commentaires des Psaumes

Afin de mieux saisir la finalité de la postille de saint Thomas et son contexte, la question se posait de savoir s’il existe une relation entre la mise en page des commentaires des Psaumes et leur statut scolaire.
L’examen de quelque cent dix manuscrits, datés surtout des xiiie et xive siècles, a montré que la mise en page la plus fréquente, élaborée pour la Grande Glose de Pierre Lombard ­ texte biblique de gros module, à gauche de la colonne, divisé en versets, chacun entouré par son commentaire disposé sur trois côtés ­ n’était pas propre aux “ beaux ” manuscrits possédés par des clercs fortunés, mais qu’elle se retrouvait également dans des exemplaires de travail plus modestes, conservés en plus petit nombre parce que plus utilisés et de moindre valeur esthétique. Par la suite, cette formule a été appliquée à une seconde génération de commentaires issus de l’enseignement d’autres auteurs ou qui avaient la prétention de faire école à leur tour. C’est du moins ce que laissent penser certains manuscrits des postilles de Hugues de Saint-Cher, ceux de Nicolas de Gorran, de Pierre de la Palud, de Jean de Aversa le jeune, pour ne citer que les principaux. Ceci conduit à distinguer deux types de manuscrits : d’une part, les commentaires-outils ou manuscrits de référence dont la mise en page, reproduisant verset par verset l’intégralité du texte biblique et de sa glose, permet à l’exégète de disposer d’un coup d’œil de l’ensemble de la documentation nécessaire à son cours, ordonnée autour du texte sacré ; d’autre part, les manuscrits copiés sur deux colonnes continues et sans texte sacré reproduit séparément. Destinés à une lecture privée, ces derniers reflètent la position de l’auditeur enregistrant le flux de l’exposé magistral, privé de la mise en perspective des autorités offerte par les manuscrits glosés et, partant, incapable de distinguer ce qui est propre à l’exposé du maître et ce qui relève des sources qu’il cite.
La tâche principale des maîtres en théologie était en effet de commenter la Sacra Pagina, c’est-à-dire l’Ecriture sainte enchâssée dans un apparat de gloses qui en véhiculaient l’interprétation ecclésiale. L’objet de l’enseignement biblique scolastique n’était donc pas le texte sacré seul, mais ce texte lu par une tradition herméneutique consacrée par l’usage des écoles et spécialement de l’université de Paris.
L’acte même de la lecture magistrale était ainsi étroitement conditionné par la disposition matérielle de la Sacra Pagina et le va-et-vient constant qu’elle permettait entre différents types de textes : texte sacré commenté, lieux parallèles (la Bible étant d’abord éclairée par elle-même), Glose faite d’autorités patristiques rassemblées par Pierre Lombard, scolies enfin, transcrites dans les marges par les possesseurs des manuscrits en même temps que des fragments de leurs propres commentaires, dont ce sont souvent les seules traces écrites. On a constaté que ces scolies avaient tendance à se figer en un corpus solidaire et à être copiées à leur tour avec le texte même de la Grande Glose. Certains maîtres en viennent alors à les utiliser indépendamment des originaux dont elles étaient extraites.
A priori ce schéma peut s’appliquer à tous les livres bibliques. La spécificité de la mise en page des commentaires du Psautier consiste dans la mise en évidence des versets, distingués au point de paraître dissociés. Dans les commentaires eux-mêmes, chaque verset tend à s’imposer comme une unité sémantique autonome, alors que la stichométrie du Psautier latin, destinée à rythmer la psalmodie liturgique alternée, ne coïncide pas vraiment avec la métrique du Psautier hébreu que les humanistes s’efforceront de restaurer au xvie siècle. On peut se demander s’il n’existait pas un rapport tacite, qu’il faudrait observer dans d’autres secteurs de l’exégèse médiévale, entre la présentation des textes commentés sur la page, la division des péricopes liturgiques et la divisio textus des commentaires.
Par ailleurs, la division du Super Psalmos de Thomas d’Aquin en “ nocturnes ”, annoncée par les catalogues anciens, n’a rien d’original. Ignorée des dictionnaires et confondue avec le nocturne liturgique, cette terminologie a eu cours principalement aux xiiie et xive siècles. Préférée à la désignation des Psaumes par leur numéro d’ordre, elle servait à spécifier l’étendue des commentaires des Psaumes par analogie avec les Psautiers liturgiques, divisés en huit parties inégales. Les sept premiers nocturnes désignaient ainsi la partie du Psautier comprise entre le premier Psaume férial récité durant l’office de nuit d’un jour liturgique donné et le premier Psaume du jour suivant (Ps. 1-25, 26-37, 38-50, 51-67, 68-79, 80-96, 97-108). Le huitième “ nocturne ” comprenait en fait les Psaumes diurnaux à partir du premier Psaume des vêpres du dimanche (Ps. 109-150). L’ensemble englobe tous les Psaumes et non pas seulement ceux qui sont récités la nuit. La désignation d’une postille en référence au nombre de “ nocturnes ” n’a donc qu’un rapport lointain avec la liturgie et ne dit rien de l’intention de l’auteur. Appliquée d’abord aux manuscrits de la Grande Glose, cette division fut ensuite étendue aux commentaires qui en dépendaient. Elle est purement matérielle et les auteurs eux-mêmes n’en font jamais état.
La mise en page et les systèmes de division permettent donc de mieux comprendre la structure des commentaires des Psaumes, le dialogue des maîtres avec leurs sources, les rapports entre la présentation matérielle des textes et leur fonction scolaire. Ainsi la mise en page du Super Psalmos de Thomas d’Aquin, simple et sans texte sacré, indique que l’œuvre n’a pas été diffusée pour servir de référence scolaire ; la mise en page des deux premières éditions, où le texte sacré est intégralement reproduit, n’est donc qu’un artifice imposé par les modes du XVI e siècle. Thomas d’Aquin n’a jamais voulu entreprendre un commentaire-outil destiné à faire école. Que sa postille soit l’humble reflet d’un enseignement ordinaire dispensé dans un studium provincial n’est pas le moindre de ses intérêts.


Deuxième partie
Préface de l’édition critique


Première section
Histoire de la tradition manuscrite et critique textuelle

La transmission du texte  — Thomas d’Aquin a commenté les Psaumes 1 à 54,16. L’authenticité de cette postille est attestée par la plupart des bibliographes depuis la fin du xiiie siècle. Ceux-ci ne la présentent cependant pas comme un texte rédigé ou revu par l’auteur, mais comme la mise au net de notes de cours, prises à l’audition par son socius Raynald de Piperno.
Sur huit manuscrits recensés, seuls quatre ont survécu : Bologne, Bibl. Univ. 1655 15 (vers 1300) [sigle : Bo] ; Cité du Vatican, Bibl. Apost. Vat., Vat. lat. 800 (fin XIV e  s.) [ V1 ] et Urb. lat. 136 (dernier quart du xve s.) [ V2 ] ; Florence, Bibl. Medicea Laurenz., Fiesol. 94 (vers 1450) [ F]. Deux éditions imprimées, l’une à Venise en 1505 [ Ed1 ], l’autre à Lyon en 1520 [ Ed2 ] ont précédé le tome XIII de la première édition des œuvres complètes de saint Thomas paru à Rome en 1570 sous l’égide de saint Pie V [ Ed3 ]. Il faut y ajouter deux manuscrits de la seconde moitié du xive siècle qui représentent deux états d’un commentaire scolaire ­ et non d’une compilation ­  entrepris probablement à Naples par le dominicain Jean de Aversa le jeune vers 1340. Le premier d’entre eux est un commentaire-outil (Milan, Bibl. Ambros., E 17 inf. [ M]) ; le second (Paris, Bibl. nat. de Fr., n. a. lat. 1759 [ P]) dérive de la reportation d’un enseignement donné à partir de M. Parmi les commentaires d’autres auteurs comme Pierre de la Palud, également très présent, la postille de Thomas d’Aquin fait l’objet de citations nombreuses et souvent littérales qui sont, après Bo, les témoins les plus anciens du texte du Super Psalmos.
Celui-ci s’est répandu presque exclusivement en Italie ou à partir de l’Italie. Il n’a pas fait l’objet de copies par pecia et on n’en trouve aucune trace à Paris au Moyen Âge. Deux groupes  de manuscrits permettent de discerner deux entreprises de diffusion distinctes : 1° Deux témoins au moins contenaient le commentaire des Psaumes 1 à 54,16 ; copiés à partir des archives personnelles de Raynald de Piperno, ils ont aujourd’hui disparus. Le Super Ps.52 à 54, alors inédit, fut publié dès 1878 par Pietro Antonio Uccelli à partir du plus ancien d’entre eux, intitulé “ Postilla super partem Psalterii ”, possédé jadis par les Dominicains de Naples (Naples, Museo dell’Archivio di Stato, cod. xxvi, détruit en 1943) [N]. Ce texte long, dont l’étendue empiète sur le quatrième “ nocturne ” laissé inachevé (Ps. 52-67), justifie sans doute l’appellation “ Super quatuor nocturnos Psalterii ” par laquelle la postille fut désignée au procès de canonisation de Thomas. 2° Les autres manuscrits connus ne paraissent avoir contenu que le commentaire des Psaumes 1 à 51. Il s’agit là d’une version “ officielle ” et révisée désignée par la formule “ super tres nocturnos Psalterii ” que l’on relève dès les années 1290 dans les plus anciens catalogues des œuvres de Thomas d’Aquin. A l’origine de tous les manuscrits subsistants de la tradition directe et indirecte, cette version résulte d’un processus éditorial visant à estomper l’imperfection initiale de la postille, qu’il s’agisse de son étendue, ramenée à trois nocturnes complets alors que cette notion est étrangère au propos de Thomas, ou qu’il s’agisse de son contenu, puisque le style a été retouché et les passages obscurs “ arrangés ” de façon souvent malheureuse.
Hormis Jean de Aversa le jeune, le Super Psalmos ne semble pas avoir rencontré beaucoup d’échos dans la littérature postérieure : seul Nicolas de Lyre en a fait usage, comme le démontrent certains détails caractéristiques. Quant au Collectarius super librum Psalmorum du prémontré Pierre de Herenthals (1374), c’est par erreur que certains ont affirmé qu’il contenait des fragments du commentaire de Thomas. L’imprimerie ne modifiera guère cet état de fait avant le XVII e siècle.

Critique textuelle  — Ne disposant plus d’aucun témoin du texte long (Ps. 1-54,16), la discussion critique a été effectuée sur la base des seuls témoins du texte court (Ps. 1-51). L’étude critique du Super Psalmos repose donc sur la collation des quatre manuscrits encore accessibles ( Bo F V1 V2 ) et des trois premières éditions ( Ed1 Ed2 Ed3 ), effectuée sur toute l’étendue du texte édité, qu’il s’agisse du commentaire intégral de certains Psaumes ou de passages choisis, nécessaires à la discussion critique et à la mise en valeur de la documentation utilisée par Thomas. L’ensemble du sondage édité représente 21 % de la totalité du Super Psalmos. Il a été complété par des relevés ponctuels effectués de part et d’autre du commentaire. Le commentaire des Psaumes 52 à 54, transmis par les seules éditions d’Uccelli, constitue un cas d’édition à part qui a fait l’objet d’une présentation spécifique et de quelques corrections indispensables. Le texte de l’édition de Parme ( Ed13 ), repris par l’édition Busa de l’Index thomisticus( Ed20 ) a servi de texte-repère, mais ses variantes, pures corrections d’éditeurs, n’ont pas été retenues. Les deux manuscrits de la tradition indirecte ( M et P) ont fait l’objet de sondages approfondis et d’une transcription partielle.
Trois états du texte, dérivant tous de la même reportation, ont pu ainsi être mis en évidence : 1° Bo témoigne de la mise au net qui a fait suite à la reportation proprement dite ; il en a reproduit certaines maladresses, a partiellement respecté de nombreux espaces blancs laissés par le reportateur. Ses leçons sont cependant très souvent plus pertinentes que celles des autres manuscrits ; plusieurs d’entre elles révèlent l’utilisation de sources importantes et permettent de vérifier l’acribie relative avec laquelle Thomas citait ses sources. 2° Dans un second temps, un toilettage important a corrompu le texte, déformé le sens et rendu difficile l’identification de certaines sources ; il est à l’origine des manuscrits F V1 V2 (groupe F). Les passages cités par Jean de Aversa ( M et P) sont issus de ce second état, mais de nombreuses variantes y corroborent les leçons de Bo. 3° Enfin, la première édition imprimée a fait l’objet d’interventions lourdes et souvent malheureuses de la part de son maître d’œuvre, Augustin de Fiviziano, des Ermites de Saint Augustin. Aucune des quelque dix-neuf éditions qui se sont succédé par la suite n’a fait l’objet d’un retour systématique à la tradition manuscrite. Par conséquent, le texte actuellement disponible dans toutes les éditions est un terrain miné qui rend aléatoires les analyses de détails.
Pour y remédier, l’objectif de la présente édition est de restituer un texte aussi proche que possible de la reportation afin de rendre compte au mieux de la pensée et des méthodes de Thomas d’Aquin. Le petit nombre de manuscrits rend la tâche difficile, car en bien des cas, les conjectures des éditions mises à part, aucune des leçons proposées ne suffit à dissiper l’obscurité du passage. Entre Bo et F, le choix qui s’impose n’est pas toujours aisé. La version “ vulgate ” du groupe F procurait en effet un texte plus lisible, mais fautif et corrigé sans véritable intelligence de la pensée du maître. Sans être considéré comme infaillible, Bo a donc été utilisé comme témoin privilégié, la difficulté étant désormais de distinguer, parmi de très fréquents écarts et en l’absence de convergences statistiques, les leçons uniques conformes à l’intention de l’auteur de celles qui sont de purs accidents. Le lecteur restera libre de choisir autrement grâce à un apparat où ont été conservées la plupart des variantes rejetées susceptibles d’infléchir le sens.
La tradition manuscrite ne permettant pas de reconstituer le texte du Psautier utilisé par Thomas, l’édition du Super Psalmos est accompagnée d’un texte des Psaumes publié à part et établi à partir d’un choix de témoins de la Bible dite “ parisienne ” : WS , WM , un Psautier ayant appartenu à Robert de Sorbon (Paris, Bibl. nat. de Fr., lat. 15205) et le Psautier de la liturgie dominicaine en usage au xiiie siècle, faussement appelé “ prototype d’Humbert de Romans ” (Rome, Arch. Gen. O.P., XIV-L-1). Cette édition parallèle a permis de constater la très grande proximité du texte de la Bible de la Sorbonne (WS ) avec celui du Psautier dominicain.

Seconde section
Langue, sources et datation

La langue du Super Psalmos  — A peine mis au propre, sans doute resté dans les cartons de Raynald jusqu’à sa mort, le Commentaire des Psaumes de saint Thomas a été privé du travail littéraire et théologique par lequel l’enseignement oral, figé par la plume des reportateurs, passait à l’état d’œuvre rédigée, livrée à la copie et diffusée. Le texte est resté proche de son premier jaillissement ; l’oralité primitive s’y mêle aux tournures propres du reportateur. Les hapax lexicaux n’y manquent pas, les tournures syntaxiques peu correctes non plus. Non fixé par la volonté de son auteur, ce fut aussi un texte “ ouvert ”, perméable à toutes les interventions de ceux qui entendaient l’améliorer à leur guise. L’orthographe de Raynald y est difficile à saisir, contaminée par celle des copistes postérieurs. Sa comparaison avec les autres commentaires bibliques de Thomas montre à l’évidence qu’il existe un lexique et des tournures caractéristiques des œuvres issues d’un enseignement oral. On a relevé le nombre d’occurrences de certaines formules et tics de plume comme Deinde cum dicit, ideo dicit, consequenter cum dicit, nam, etc., afin de les comparer avec les autres commentaires bibliques et de déterminer celles qui étaient préférées par le maître lorsqu’il réécrivait ses textes et celles dont la fréquence augmentait lorsque le rôle de Raynald de Piperno était prépondérant. Bien que la prudence s’impose en l’absence d’éditions critiques suffisantes, il semble statistiquement exact que la fréquence de certaines expressions tende à augmenter au fil de la carrière de Thomas. Leur présence dans le Super Psalmos confirme la tradition qui a vu dans ce texte une reportation et suggère une datation relativement tardive. Mais il est beaucoup plus difficile d’isoler les interventions propres à Raynald au sujet desquelles les critères de recherche doivent être affinés. Quoi qu’il en soit, l’état du Super Psalmos, laissé sans révision, permet de mesurer par contraste l’ampleur du travail que Thomas et ses collaborateurs ont accompli en vue de la publication des autres commentaires bibliques diffusés entre 1268 et 1273 à Paris, puis à Naples.

Sources  — Plus méthodiquement encore que la plupart de ses contemporains, Thomas d’Aquin a commenté le Psautier avec la Glose de Pierre Lombard, qui représente la source principale du commentaire. Il est indispensable de s’y référer constamment. Elle constitue la clef de ces “ non-dits ” qui rendent la lecture difficile et correspondent probablement aux passages où le reportateur a levé la plume parce qu’il savait qu’il les retrouverait sans peine dans sa Glose, au moment de la rédaction. Pratiquant la lectio in Sacra Pagina décrite plus haut, Thomas intègre donc souvent mot pour mot le texte de Pierre Lombard, tandis que Raynald, n’écrivant que ce qu’il entend, en transcrit des lignes entières comme s’il s’agissait des paroles même de son maître. Mises à part certaines scolies empruntées à des exemplaires de la Grande Glose consultés à Paris, le Super Psalmos paraît faire table rase de l’exégèse contemporaine. L’édition critique permet toutefois de restituer plusieurs allusions inédites et explicites à des auteurs contemporains comme Albert le Grand ou Guillaume le Breton. Quant à Hugues de Saint-Cher, utilisé à mots couverts de façon très ponctuelle, il ne joue qu’un rôle mineur.
Le commentaire des Psaumes reflète surtout un remarquable effort de documentation caché sous les corruptions du texte et passé inaperçu au milieu de références plus conventionnelles. A côté des citations des actes du second concile de Constantinople (553), que Thomas est peut-être le seul théologien médiéval à avoir mis à profit, la principale originalité à signaler est la comparaison synoptique effectuée entre le Psautier gallican et le Psautier Iuxta Hebreo s, ainsi que le recours à des traductions inédites du Psautier, établies à partir du texte hébreu des Psaumes. Thomas est le premier maître de la scolastique parisienne à avoir appliqué systématiquement cette méthode dans un commentaire des Psaumes destiné à l’enseignement. Saint Jérôme est ainsi nommé quelque deux cents fois, plus souvent que tout autre auteur. Les leçons “ selon l’hébreux ” qu’il propose ne se confondent pas toujours avec les traductions de Jérôme ou les aliae litterae courantes, véhiculées par l’exégèse médiévale ; une quarantaine d’entre elles lui sont propres. Ignorées même des correctoires bibliques, certaines seront corroborées en toute indépendance par les travaux des humanistes hébraïsants du xvie siècle. Il semblerait donc que ce que Thomas a fait pour Aristote dans le domaine de la philosophie grâce aux traductions de Moerbeke, il ait également cherché à le faire dans le domaine biblique en recourant à des traductions aussi proches que possible de la Veritas hebraica. Ce type de versions juxtalinéaires est bien attesté au Moyen Âge, mais leur mise en œuvre dans des commentaires scolaires et chez Thomas d’Aquin restait à démontrer.
Le Super Psalmos dénote surtout une volonté de renouveler les procédés de l’exégèse des Psaumes, enlisée dans des explications allégoriques et morales coupées de la lettre. Le recours indirect à l’hébreu, la volonté de fonder la lecture allégorico-christologique de l’Ancien Testament dans la lettre du texte biblique, sa justification dogmatique par appel à l’autorité du Constantinople II, le recours aux sciences, illustré par l’emprunt aux Météores d’Aristote d’une exégèse littérale des phénomènes naturels décrits au Ps. 17, attestent chez Thomas une érudition mise avant tout au service de sa mission théologique et pédagogique.

Datation  — La critique externe comme la critique interne conduisent à situer le commentaire à Naples, entre octobre 1272 et juin 1273, avant-dernière année d’enseignement de Thomas. Ayant affaire à un texte ouvert, il y a lieu de se défier des tentatives de datation qui dépendraient d’allusions ou d’expressions théologiques surévaluées. Avant d’attribuer à saint Thomas la paternité d’une formule isolée, la prudence imposera d’en vérifier l’origine dans les sources avérées et les lieux parallèles. Et ce d’autant plus que l’extrême concision du style aggrave parfois le poids de glissements sémantiques dus à des fautes banales. Par ailleurs, la maturité théologique ne se mesure pas de la même manière dans les œuvres rédigées sous contrôle direct de l’auteur et dans les commentaires reportés où les copistes ont tendance, au moment de la mise au net, à pallier les lacunes de leurs notes par le recours à une documentation ou à des notions vieillies, mais mieux assimilées par eux. La plupart des arguments chronologiques formulés à ce jour ne résistent donc pas à la critique ou peuvent être contournés. Cependant, l’utilisation de la traduction de la Rhétorique d’Aristote par Guillaume de Moerbeke, dont Thomas a pris connaissance vers la fin de 1270, paraît plus déterminante.
D’autre part, l’interruption du commentaire au Ps. 54,16 n’est pas nécessairement liée à la cessation d’activité de Thomas en décembre 1273 ou au moment de son départ pour le concile de Lyon. La longueur du Super Psalmos, comparable à des œuvres relativement bien situées dans le temps comme l’In Iohannem ou l’In Matheum, permet plutôt de considérer cet arrêt comme la conséquence normale de l’interruption des cours à la fin d’une année scolaire, phénomène attesté chez d’autres auteurs médiévaux.
L’étude des rapports du Super Psalmos avec la Somme de théologie montre une certaine valorisation par Thomas de l’autorité théologique du Psautier à partir des années 1270. Le Super Psalmos ferait donc suite à une relecture privée de la Grande Glose sur les Psaumes durant le séjour parisien de 1268-1272, contemporaine de la rédaction de la Secunda pars avec laquelle notre postille offre des parallèles quasi littéraux. S’il est certain que des emprunts réciproques sont décelables ponctuellement, on ne peut établir de rapports méthodologiques entre l’entreprise du commentaire des Psaumes et celle de la Tertia pars. L’enseignement du Super Psalmos paraît mettre à profit la Secunda beaucoup plus qu’il n’a préparé ou influencé la réflexion christologique de la Tertia pars.

Enfin, il convient de se demander si le contraste observé entre le Super Psalmos et les commentaires parisiens de Thomas, principalement l’absence de développements dogmatiques, ne doit pas s’expliquer aussi par le changement du statut de son enseignement et du niveau de son auditoire à Naples. L’enseignement à l’université de Paris ne pouvait être identique à celui des collèges provinciaux, le studium de Naples n’ayant encore acquis à l’époque ni le rang d’université ni celui de studium generale susceptible d’accueillir des étudiants venus de l’Ordre entier. En entreprenant un commentaire synthétique et didactique, en proposant des solutions claires et sobres aux nombreuses questions théologiques qui émaillent son exposé, en utilisant la Glose de Pierre Lombard à l’instar d’un manuel scolaire, Thomas aura donc adapté son mode d’exposition sans se départir de son génie, sans s’interdire parfois certaines envolées où Raynald, manifestement, peine à le suivre, comme par exemple dans le Super Psalmos17, n°5 à 11. Cette hypothèse achève de rendre plausible à nos yeux la datation napolitaine du commentaire.


Troisième partie
Édition critique partielle


L’édition proposée comprend le prologue du Super Psalmos et les commentaires des Psaumes 1, 2, 21, 44, 52, 53 et 54, ainsi que de passages choisis ( Super Psalmos9, n° 14 ; 16, n° 6 ; 17, n° 5 à 11 et 17 ; 18, n° 3 à 5 ; 26, n° 1, 2 et 6 ; 28, n° 2 ; 33, n° 8 ; 36, n° 1 ; 39, n° 4 ; 48, n° 1, selon les divisions en usage depuis l’édition princeps). On y a ajouté une édition partielle des tables thématiques qui figurent dans V1 et F, révélatrices des intérêts des lecteurs médiévaux.


Annexes

Les pièces qui constituent cette dernière partie sont destinées à illustrer l’histoire de l’exégèse médiévale des Psaumes en général et l’édition du Super Psalmos en particulier. Les principales sont des extraits de commentaires anonymes, des scolies glanées dans les marges de la Glose de Pierre Lombard, ainsi que des œuvres de Gilbert de Poitiers, Pierre le Chantre ( Notule et Glose super Psalterium), Pierre de Poitiers ( Distinctiones super Psalmos), Prévôtin de Crémone ( Summa super Psalterium), Robert Bacon, Hugues de Saint-Cher (version brève), Guerric de Saint-Quentin, Mathieu d’Aquasparta, Nicolas de Gorran, Bernard de Trilia, Pierre Roger, Pierre de la Palud, Jean de Aversa le jeune et Pierre de Herenthals. En l’absence de correctoire dominicain des Psaumes, on y a joint une édition provisoire du correctoire biblique de Guillaume de Mara (pour les Ps. 1 à 54 seulement) et de deux correctoires attribués à Gérard de Huy, dont l’un semble inédit. Classées par ordre chronologique, mieux que de longs discours, ces transcriptions aident à prendre la mesure de l’originalité de Thomas, de la variété des genres, de l’interdépendance des auteurs ­ caractéristique du phénomène des écoles ­ mais aussi des infléchissements qui ont progressivement marqué le développement de l’exégèse des Psaumes. L’ensemble ne se suffit évidemment pas à lui seul ; il appelle des compléments et des analyses qui restent à élaborer.