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École des chartes » thèses » 2003

L’Imprimerie nationale de 1870 à 1910


Introduction

L’Imprimerie nationale est un établissement prestigieux, figurant parmi les plus grandes imprimeries au monde, fondée en 1640 et attachée au service des ministères et des administrations centrales, dont elle est, d’après la loi, l’imprimerie exclusive. Or ses détracteurs sont nombreux et remettent en cause autant son fonctionnement que son monopole : entre 1870 et 1910, elle est donc soumise à de vives attaques. Il convient de se demander comment fonctionne une imprimerie d’Etat à la fin du xixe  siècle, afin de voir de quelle façon elle gère les contraintes qui pèsent sur elle et les avantages qu’elle retire de son statut d’établissement public. Cette monographie montre combien « la Nationale » constitue un cas à part dans l’histoire de l’imprimerie. En outre elle permet de s’interroger sur la place d’une imprimerie d’Etat dans le contexte de libéralisme économique de la fin du xixe  siècle : l’Imprimerie nationale est en effet l’une des premières expériences de régie industrielle publique. Pourquoi l’Etat choisit-il d’intervenir directement, par le biais de son imprimerie, dans l’activité industrielle, dans la vie sociale mais aussi dans la production culturelle ?


Sources

La diversité des sources traduit la multiplicité des angles d’approche du sujet. Les « archives d’entreprise », manuscrites ou imprimées, conservées essentiellement au Centre historique des Archives nationales (CHAN), dans la sous-série AJ17 , et à la bibliothèque de l’Imprimerie nationale, concernent le statut, les finances, le personnel et l’activité de l’établissement. Deuxième type de sources, les archives des ministères, administrations et institutions auxquels l’Imprimerie nationale a eu affaire, qu’il s’agisse de ses ministères de tutelle (ministère de la justice, puis ministère des finances) ou de ses clients, se trouvent pour la plupart au CHAN. Troisième type de sources, les archives des directeurs sont constituées de dossiers de personnel et surtout de correspondances privées, très instructives, et sont essentiellement conservées dans des bibliothèques parisiennes (Bibliothèque historique de la Ville de Paris ; département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France ; Bibliothèque de l’Institut) mais aussi à la bibliothèque municipale de Rouen pour le directeur en poste pendant la Commune. Le dernier type de sources, directement lié à la bataille autour du maintien et de la réorganisation de l’Imprimerie nationale, est constitué surtout de documents imprimés : presse, brochures, textes législatifs et réglementaires, travaux parlementaires. Enfin, des sources iconographiques (plans et photographies) illustrent l’étude des locaux et du personnel.


Première partie
L’évolution administrative de l’Imprimerie nationale (1870-1910)


Chapitre premier
L’évolution du cadre législatif et réglementaire

Le statut de l’Imprimerie nationale, qui s’est mis en place progressivement à partir de la Révolution et surtout sous la Restauration (ordonnance du 23 juillet 1823), met l’établissement sous la tutelle du ministère de la justice et oblige les ministères et les administrations centrales à s’adresser à l’Imprimerie nationale pour leurs travaux d’impression. Pourtant les imprimeurs privés n’ont de cesse de dénoncer cette concurrence jugée déloyale ; leurs récriminations sont d’autant plus vives à partir de 1870 que la suppression du brevet d’imprimeur entraîne l’ouverture d’un grand nombre d’ateliers d’imprimerie, qui accroît la concurrence. Soutenus par les partisans du libéralisme économique, les grands imprimeurs tentent de rallier à leur cause toute la profession pour mettre à bas, à force de campagnes de presse et de manœuvres parlementaires, le monopole de l’Imprimerie nationale, tirant prétexte des pertes que celle-ci cause aux imprimeurs mais aussi à l’Etat et stigmatisant son insuffisance professionnelle. Bien que leurs arguments soient souvent infondés, l’Imprimerie nationale doit se plier aux enquêtes menées par deux commissions extraparlementaires, en 1887 et en 1897 ; elle frôle la disparition, mais ses défenseurs, gardes des sceaux, directeurs et partisans de l’interventionnisme économique de l’Etat, remportent la bataille. En 1889, son monopole est rappelé même si des exceptions peuvent être autorisées au cas par cas. Après 1897, son existence n’est plus menacée mais elle doit se réorganiser. Elle passe en 1910 sous la tutelle du ministre des finances, ce qui augure d’un contrôle plus étroit sur sa gestion financière.

Chapitre II
L’évolution de l’activité économique

L’activité économique de l’Imprimerie nationale doit être analysée à l’aune des atouts et des limites que lui vaut son statut d’établissement public. En effet, si l’Imprimerie nationale a la chance de ne pas avoir de concurrence, elle doit se plier aux règles de la comptabilité publique : elle ne dispose pas librement de son budget, qui est inscrit pour ordre au budget de l’Etat et donc voté par le Parlement, elle doit suffire à ses dépenses par ses propres moyens et doit reverser ses bénéfices à l’Etat. En outre, elle est contrainte de rendre des comptes, en matières et en deniers, très régulièrement.

Le bilan de l’étude des budgets entre 1870 et 1910 est partagé : l’Imprimerie nationale ne coûte rien à l’Etat, ­ au contraire elle réalise le plus souvent un léger excédent de recettes ­, mais, si le chiffre d’affaires est en augmentation, ses résultats pourraient être meilleurs. Sa faible rentabilité s’explique par les contraintes lourdes qui pèsent sur sa comptabilité, par l’absence de concurrence directe et la sûreté de ses marchés, et par la nature même de sa mission, qui s’apparente à une mission de service public, pour l’exécution de laquelle l’Imprimerie nationale se contente de fournir un service adapté à la demande. On peut toutefois lui reprocher de manquer d’audace, notamment dans sa politique d’investissement, même si la fin de la période connaît une nouvelle dynamique, grâce à un directeur particulièrement actif.

Chapitre III
Les stratégies directoriales

L’étude des quatre directeurs qui se succèdent entre 1870 et 1910 permet de comprendre leur personnalité et d’éclairer leur action et leurs stratégies directoriales. Ils sont tantôt des érudits, tantôt, parfois en même temps, des administrateurs, serviteurs de l’Etat, mais sont tous étrangers aux métiers de l’imprimerie au moment de leur nomination à la tête de l’établissement. Tous dirigent et défendent pourtant l’Imprimerie nationale avec ténacité, chacun à sa façon. Barthélemy Hauréau (1870-1882), après des débuts difficiles pendant les événements de 1870-1871, est particulièrement attentif aux questions financières ; soucieux d’équilibrer le budget et de réaliser des économies, il veille à ce que la demande des ministères et des administrations centrales ne manque jamais. Henri Doniol (1882-1895), qui doit faire face à d’importantes difficultés externes et internes, est respectueux de la tradition de l’Imprimerie nationale, relançant ainsi les impressions orientalistes. Arthur Christian (1895-1906) est celui qui a fait le plus pour l’Imprimerie nationale ; nommé directeur après une carrière de haut fonctionnaire, il fait pièce aux attaques des adversaires de l’Imprimerie nationale et manifeste une volonté nouvelle de réforme : il met en place une véritable politique du personnel, engage une réorganisation administrative, renouvelle le parc technique, fait construire une usine moderne, introduit le livre d’artistes dans cette imprimerie administrative et développe une politique de grandeur pour l’Imprimerie nationale. Son successeur, Victor Dupré (1906-1911) est moins connu ; il hérite de dossiers sensibles (reconstruction et agitation sociale) et gère le passage sous la tutelle du ministère des finances.


Deuxième partie
Le métier


Chapitre premier
La main-d’œuvre

L’effectif de l’Imprimerie nationale, constitué de « cols blancs » (personnel d’administration et d’encadrement) et surtout d’ouvriers et d’ouvrières, est nombreux et varié, en raison de la diversité des activités de l’établissement. Sa particularité réside dans l’extrême hiérarchisation, dans le poids de la discipline, dans les possibilités d’ascension professionnelle et dans les règles strictes de l’avancement, qui permettent de parler d’une fonctionnarisation de la main-d’œuvre. La sociabilité présente de multiples facettes : sociétés d’entraide, associations extra-professionnelles, fierté partagée d’être de la Nationale, transmission familiale du savoir et des emplois, etc. Elle s’accompagne d’une certaine fermeture vis-à-vis de l’extérieur et ne suffit pas à éliminer les tensions et les jalousies internes. Si la Commune constitue dans le domaine social une parenthèse vite oubliée, l’Imprimerie nationale apparaît cependant comme un laboratoire d’expériences sociales, où les mesures prises par l’Etat employeur (régime des retraites, diminution du temps de travail, etc.) côtoient les initiatives ouvrières en termes de solidarité et de mutualité. Il n’y a pas, de 1870 à 1910, d’opposition forte entre l’Etat et le personnel : la Commission ouvrière, qui est l’organe représentatif de la main-d’œuvre ouvrière, s’apparentant à une section syndicale, et la commandite, introduite en 1900, témoignent plutôt d’une participation des ouvriers au fonctionnement de la maison. La main-d’œuvre de l’Imprimerie nationale bénéficie donc d’une situation privilégiée à l’aube du xxe  siècle.

Chapitre II
Les locaux

La main-d’œuvre travaille dans des ateliers aux fonctions diverses, répartis aux quatre coins de l’hôtel de Rohan et de ses dépendances depuis 1808. Or l’étude des locaux fait ressortir les limites de l’Etat entrepreneur : l’Imprimerie nationale doit composer avec les bâtiments de l’hôtel de Rohan, dont l’inadaptation à une exploitation industrielle se fait cruellement ressentir avec l’accroissement du parc technique à la fin du siècle. Les agrandissements et les aménagements successifs compensent mal les problèmes de gestion de l’espace, de sécurité et d’hygiène. A. Christian propose alors un projet de reconstruction dans le xve  arrondissement : l’usine moderne qui voit le jour progressivement, en dépit d’un scandale financier, augure d’une rationalisation du travail par une meilleure occupation de l’espace.

Chapitre III
L’évolution des techniques et du matériel

L’Imprimerie nationale se voit souvent reprocher son retard en matière d’équipement, pourtant il faut reconnaître que son parc de machines suffit longtemps à la demande des ministères et des administrations centrales ; les rotatives ne font donc leur apparition que dans les toutes dernières années du xixe  siècle, quand la demande s’accroît. En revanche, afin de conserver sa réputation de gardienne du savoir-faire typographique, l’Imprimerie nationale hésite moins à adopter les techniques privilégiant la qualité à la quantité, notamment les procédés dérivés de la photographie ; elle veille également à accroître ses collections de caractères français et étrangers. Enfin, la modernisation passe par la diminution de l’empirisme, avec la création de postes d’ingénieurs, et par un meilleur contrôle des fournitures, comme l’illustre l’installation d’un laboratoire de contrôle et d’essais.


Troisième partie
La production de l’Imprimerie nationale


Chapitre premier
Une activité conjoncturelle pendant la commune

Du 18 mars au 25 mai 1871, l’Imprimerie nationale passe sous l’autorité de la Commune de Paris. Mise sous surveillance, elle est contrainte d’orienter sa production en fonction des besoins immédiats de la Commune : elle doit ainsi fournir presque exclusivement, en grande quantité et souvent en urgence, des affiches et des prospectus servant à informer quotidiennement voire plusieurs fois par jour la population parisienne des mesures prises par la Commune et à faire œuvre de propagande contre les Versaillais. Afin de faire face à l’afflux de commandes, son ouvrier-directeur la réorganise et met en place un service consacré à l’affichage dans les rues de Paris. Le fonctionnement de l’Imprimerie nationale pendant la Commune s’avère donc particulièrement satisfaisant.

Chapitre II
La production administrative et officielle

La production administrative et officielle, qui procure à l’Imprimerie nationale l’essentiel de ses ressources, est bien plus diversifiée qu’il n’y paraît. Traditionnellement l’Imprimerie nationale se voit confier les publications officielles périodiques, dont la principale est le Bulletin des lois. Mais les imprimeurs privés aspirent à récupérer ce genre de publications, qui assurent une activité régulière des presses, de même qu’ils convoitent les publications administratives de plus en plus nombreuses des ministères, des administrations centrales et de la Ville de Paris. Toutefois l’Imprimerie nationale n’est pas prête à abandonner ces travaux, qu’ils s’étalent sur plusieurs mois ou qu’ils prennent à peine quelques heures, des simples placards et des fournitures administratives aux ouvrages luxueux de commémoration. En revanche, l’imprimerie d’Etat ne se voit pas contester l’impression des publications liées à la vie politique, au budget et à la sûreté de l’Etat ; l’exemple des documents relatifs à l’affaire Dreyfus illustre l’intérêt pour l’Etat d’avoir une imprimerie dévouée à sa disposition, garantissant toutes les conditions de secret.

Chapitre III
La production artistique et savante

Bien que la production artistique et savante ne représente qu’une faible part de l’activité de l’Imprimerie nationale, elle n’en est pas moins importante : il s’agit de la vocation première de l’établissement, qui fait encore sa renommée à la fin du xixe  siècle, et qui le pousse à perfectionner son équipement. Par le biais de son imprimerie, l’Etat encourage la connaissance scientifique, historique ou philologique, en offrant l’impression gratuite à certains travaux et à certaines publications comme le Journal des savants, et en mettant ses presses et son outillage à disposition d’institutions savantes diverses. Il encourage tout particulièrement l’orientalisme, jusqu’à la fin du xixe  siècle du moins, et les grandes entreprises éditoriales permettant l’édition de sources, comme celles qui sont menées par le Comité des travaux historiques et scientifiques ou par l’Institut. Mais le souci de rentabilité va croissant à l’Imprimerie nationale : elle ne s’oppose donc pas à la suppression des impressions gratuites en 1892 et elle s’oriente vers un nouveau genre de travaux, à savoir les livres de bibliophiles, qui lui permettent d’entrer en relation avec des libraires et des éditeurs. Elle se fait elle-même éditrice, en imprimant de beaux livres à l’occasion des Expositions universelles ou en publiant des ouvrages sur sa propre histoire. Si la production artistique et savante est indissociable de l’Etat et des institutions publiques, elle témoigne donc également d’un souci d’ouverture de l’Imprimerie nationale, qui ne l’empêche pas cependant de rester attachée à ses privilèges.


Conclusion

L’Imprimerie nationale apparaît à la fois comme une grande entreprise industrielle, une sorte d’administration d’Etat, un établissement culturel où l’on connaît les langues orientales les plus rares, un laboratoire d’expériences sociales. Entre 1870 et 1910, elle est soumise à d’importantes transformations dues aux bouleversements économiques et sociaux mais aussi à la nécessité pour elle de trouver sa place dans une industrie où la concurrence devient sévère. Malgré des dysfonctionnements, il est indéniable que l’Etat gagne à se faire imprimeur. De même, le monde ouvrier de l’imprimerie tire profit de l’existence d’un établissement qui joue un rôle moteur comme modèle social et comme régulateur de l’économie en freinant les appétits hégémoniques de quelques imprimeurs de la place parisienne. Enfin, la recherche, l’enseignement et l’érudition trouvent en elle un interlocuteur compréhensif.


Annexes

Textes législatifs et réglementaires. ­ Tableaux et graphiques. ­ Plans des locaux. ­ Photographies des ateliers de Rohan et de l’usine en construction. ­ Listes et exemples de caractères gravés entre 1870 et 1910. ­ Affiches et papiers de la Commune. ­ Liste et photographies de beaux livres. ­ Etude du jargon des typographes. ­ Chronologie. ­ Index des noms de personnes.