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École des chartes » thèses » 2005

L’acte souverain solennel, image des pouvoirs européens au xiie siècle

Étude assistée par l’imagerie numérique


Introduction

Dans une perspective d’analyse typologique, le présent travail vise à caractériser et à comparer la production diplomatique de sept souverains européens du xii e siècle : le pape, l’empereur, les rois de France, d’Angleterre, de Castille-León, d’Aragon et de Bohême. S’appuyant sur quelque 300 chartes conservées sous forme d’originaux, il passe au crible d’un examen rigoureux leurs caractères externes et fait l’analyse des écritures, des éléments figurés (chrismon, monogramme et autres signes de validation) et de la mise en page du discours diplomatique.

Puisqu’il s’agit d’écritures, il convenait d’illustrer l’étude paléographique de manière complète. Aujourd’hui, la technologie numérique permet de traiter les formes graphiques de bien meilleure façon qu’autrefois : ce travail s’appuie sur les derniers développements techniques en usage. Les actes ont été soigneusement documentés grâce à plus de 6 000 photographies numériques, prélevées tantôt directement sur les chartes elles-mêmes, dans les services d’archives, tantôt sur des recueils de fac-similés. Plus de 150 illustrations sont intégrées dans l’exposé afin d’éclairer les divers objets d’étude paléographique.

Cependant, l’étude de la structure visuelle de l’acte souverain n’aurait pas de sens sans une prise en compte du contexte de sa production. Une présentation par pays offre l’état actuel des connaissances sur les chancelleries et leur personnel dans ce xii e siècle où les états européens sont encore à l’orée de leur développement institutionnel.


Sources

Le corpus est composé de 305 actes numérisés à partir de fac-similés ou d’actes originaux. La papauté est représentée par 44 bulles, conservées surtout dans la série L des Archives nationales, à Paris, mais aussi aux archives départementales de l’Oise. 34 diplômes tirés surtout de la collection de fac-similés Kaiserurkunden in Abbildungen de Sickel et Sybel illustrent la production de la chancellerie impériale. Les diplômes au nom du roi de France sont au nombre de 68 ; la plupart proviennent de la série K des Archives nationales ; d’autres ont été numérisés dans les Fac-similés à l’usage de l’École des chartes et dans le recueil Musée des archives départementales. Les 52 pièces du dossier anglais sont tirées des archives des cathédrales de Canterbury, Salisbury et Exeter et de recueils de fac-similés : Facsimiles of Royal and Other Charters in the British Museum, The Palæographical Society et The New Palæographical Society, enfin le Recueil des actes de Henri II. La plupart des 43 actes retenus pour le royaume de Castille-León sont conservés dans trois dépôts espagnols : l’Archivo histórico nacional, à Madrid (fonds Sellos et Clero), les archives de la cathédrale de León et les archives de la basilique de Saint-Isidore de la même ville. Pour l’Aragon, les 29 pièces du dossier sont issues de l’Archivo histórico nacional et de l’Archivo de la Corona de Aragón, à Barcelone. Enfin, le royaume de Bohême est représenté par 35 documents de provenance diverse : les Archives centrales de l’Etat à Prague, le Musée des archives de Prague, les Archives régionales de Plzeň, ainsi que le recueil Acta Regum Bohemiae.


Première partie
Méthodologie


Chapitre premier
La constitution du corpus

L’objectif de réaliser un recueil, en quelque sorte normatif, des actes souverains solennels de l’Occident du xii siècle imposait de constituer par échantillonnage un corpus représentatif de l’ensemble de la production. Il fallait faire des choix : les sept monarchies retenues ne constituent pas la totalité de l’Europe et il était impossible de consulter toutes les chartes produites par chacune de ces chancelleries. Ce qu’on a pu faire de mieux, c’est tenter de jalonner l’Occident du xii e siècle à intervalles réguliers dans le temps et de couvrir dans l’espace des aires géographiques et culturelles majeures. Pour chacun des souverains choisis, on a retenu une sélection de chartes, distribuées à intervalles réguliers et représentatives des évolutions internes majeures. Une trentaine de documents par pays ont paru suffisants pour donner une cohérence globale au corpus et pour, à travers lui, tout à la fois dégager l’acte souverain typique et faire apparaître les formes particulières et spécifiques.

Chapitre II
Les outils numériques

Les progrès de la technique ont permis de forger de nouveaux outils pour l’examen paléographique et l’étude de l’organisation spatiale des chartes, en adaptant du matériel numérique couramment disponible, en particulier des logiciels de graphisme et des dispositifs photographiques.

L’édition numérique. — Pour faire pendant à l’édition de texte qui envisage les caractères internes, on a créé un schéma de repères utiles pour l’analyse graphique de tout document de la période en question. Cette grille d’analyse a été conçue pour mettre pleinement en valeur l’ensemble des qualités graphiques des actes, et cela de manière normalisée. Alors que l’édition de texte part des données manuscrites pour aboutir à une présentation typographique normalisée, ce nouvel instrument, que l’on pourrait appeler par analogie « édition numérique », structure la même réalité en une présentation normalisée prenant appui sur un traitement numérique préalable. Une illustration montre l’organisation générale de cette grille d’analyse en identifiant séparément les éléments entrant dans sa composition et un album particulier présente, sous forme de planches, les grilles d’analyse réalisées pour une quinzaine d’actes.

La saisie de l’image. — Chaque acte du corpus fait l’objet d’une série de cadrages particuliers visant tous les détails intéressants : éléments figurés (chrismon, monogramme, signa, etc.), traitements morphologiques notables, le sceau et son attache. Comme instrument de recherche, un bras photographique mobile permet d’effectuer des prises de vue du document sous tous les angles. L’appareil utilisé, un Ricoh RDC-7, comporte la fonction « macro », atout essentiel pour l’étude des caractères externes qui permet de numériser à une distance de 2,5 centimètres du sujet.

Le traitement de l’image.— La technologie numérique permet non seulement de photographier les éléments paléographiques, mais de les travailler de manière à les dégager complètement de leur environnement. Cette technique, qu’on appelle l’abstraction de la forme, est le premier pas dans une étude paléographique véritablement scientifique ; elle permet de considérer l’élément en lui-même, de l’isoler de son contexte et de le poser sur un fond blanc. Le travail de base pour qui entreprend l’abstraction d’une image numérique est de trancher dans ces zones floues, entre le gris, le semi-gris, le plus ou moins gris, pour retirer une forme nette, propre, et qui représente fidèlement la figure d’origine. La notion technique qui sous-tend cette démarche est celle de seuil. Il s’agit de délimiter l’objet et de décider avec une précision plus grande que ne le fait l’appareil à quel endroit l’encre s’arrête et où commence le parchemin. Cet acte de discernement s’applique non seulement au découpage de la figure, mais aussi aux couleurs qui se trouvent dans le corps de la lettre. À l’image ainsi isolée on attribue une seule couleur normalisée dans laquelle l’ensemble du caractère graphique adhère à la moyenne arithmétique de ses valeurs colorimétriques.


Deuxième partie
Étude des pays européens


L’examen de la production des différents souverains est guidé par trois grandes questions. D’abord, dans quelle mesure peut-on parler d’une chancellerie au xii e siècle, en tant que bureau stable servant de service des écritures ? Ensuite, qui a rédigé les actes : le destinataire ou la chancellerie ? Enfin, comment la forme des actes se modifie-t-elle au cours du siècle ? Peut-on dégager des évolutions qui affecteraient des éléments aussi divers que le format, la mise en page, l’écriture, le positionnement du monogramme ?

Saint-Siège.— Au xii siècle, la papauté s’impose aux églises de la chrétienté comme instance suprême en matière de foi et de droit canonique et défend la primauté de l’autorité de l’Église sur tous les pouvoirs temporels. Vecteur graphique de cette prétention hégémonique, le privilège solennel pontifical, appelé aussi bulle, d’après le sceau métallique qu’il porte en signe de validation, a la forme la plus stable, la plus monumentale de toute la chrétienté, et ce tout au long du xii siècle. Cette pérennité dans l’action de la chancellerie pontificale ne repose pas alors sur des normes écrites, mais plutôt sur des usages développés graduellement au terme d’une longue tradition. Ces habitudes associaient étroitement la volonté du pape, l’intervention des cardinaux et le travail de la chancellerie pour produire un document matériel qui se voulait une véritable expression de l’autorité pontificale.

France.— Dans le royaume de France, le chancelier s’appuyait sur le réseau ecclésiastique local, surtout parisien, pour la production des actes royaux. Ces établissements furent dans les premiers trois quarts du xii e siècle à la fois les rédacteurs et les bénéficiaires des actes, le plus souvent des confirmations de biens. Ainsi la « chancellerie » capétienne se confondait pratiquement avec le personnel de ces établissements. Il faut attendre le règne de Philippe Auguste pour constater la naissance d’une véritable chancellerie royale et une amorce de centralisation de la production documentaire.

Variable dans ses dimensions et dans le style de son écriture, le diplôme français se caractérise toutefois par une grande régularité de mise en page selon un plan harmonieux et équilibré : le corps du texte commence par une invocation trinitaire en lettres allongées et précède le monogramme royal, qui est enchassé dans la récognition du chancelier, ou en l’absence de celui-ci, dans la mention Vacante cancellaria.

L’Empire. — La production des actes dans l’Empire germanique s’inscrit dans une tradition vieille de plusieurs siècles. Pilier de la diplomatique européenne du xii siècle, au même titre que la bulle pontificale, le diplôme germanique est le descendant direct du précepte carolingien par l’intermédiaire des Ottoniens. Tout comme la bulle, le diplôme adopte un très grand format vertical, commence par des lettres allongées sur toute la première ligne, s’étale sur une vingtaine de lignes de texte à grands interlignes chargées d’ornements et se termine par une organisation complexe de signes de validation. La rédaction des actes par les destinataires est plus fréquente, au xii e siècle, sous des souverains faibles (50 %, par exemple, sous Lothaire III) qu’en période de gouvernement fort (30% sous Frédéric Barberousse).

Angleterre.— Ce n’est pas pour rien que le roi Henri Ier fut surnommé Beauclerc. Le système d’administration écrite qu’il a instauré a su durer longtemps et n’avait pas de rival au cours du xii siècle, sinon la chancellerie pontificale. La royauté anglaise s’appuie au xii e siècle sur un réseau centralisé d’écriture qui tire son efficacité de deux facteurs : l’esprit administratif normand et un instrument diplomatique très efficace, d’origine anglo-saxonne, le writ. Ce document de petite taille avait la même valeur juridique que le grand diplôme continental et fut très largement utilisé. À côté du writ subsiste la charte qui peut faire parfois l’objet d’une présentation très soignée. Ces « chartes solennelles » sont généralement des actes rédigés par des destinataires, le plus souvent de grands monastères et des chapitres cathédraux, les seuls à pouvoir imposer un acte de leur propre confection.

Castille-León.— Le règne d’Alphonse VII est un moment capital dans l’histoire de la documentation royale. C’est au cours de ce règne qu’apparaissent la fonction de chancelier et l’usage du sceau. L’organisation de la chancellerie par deux Français, le chancelier Hugues et le notaire Géraud, marque une véritable rupture par rapport aux traditions wisigothiques de la période antérieure. Les actes solennels des souverains de Castille-León ont une présentation sur grand format horizontal très typée, caractérisée par l’emploi abondant de caractères figurés : d’abord l’invocation verbale dont la lettre initiale I, toujours en lettrine, de la formule In Dei nomine, va de pair avec le chrismon qui la précède ; ensuite le signum du souverain, dans certains cas très élaboré — on songe évidemment au célèbre lion de Ferdinand II — ; enfin, le signum des témoins et du scribe-notaire.

Aragon.— Au cours du xii e siècle, la diplomatique aragonaise connaît une évolution importante qui reflète le rôle émergent du royaume dans le jeu politique européen. Au départ petit royaume montagnard, il acquiert des territoires considérables sous l’impulsion de la Reconquête et de l’union avec la Catalogne, que dirige le comte de Barcelone. Avant leur union, Aragon et Catalogne maintenaient des usages diplomatiques anciens, qui remontaient, en Aragon, à la création du royaume en 1035 et, en Catalogne, aux temps carolingiens. À la fin du xii e siècle, l’escribanía royale évolue vers une organisation plus cohérente et hiérarchisée et les actes de Pierre II (1196-1213) se conforment aux usages en vigueur dans les autres chancelleries souveraines.

Bohême.— C’est du milieu du xii e siècle, sous Vladislav II, que l’on peut dater la naissance en Bohême d’une diplomatique royale, encore fortement influencée par les traditions bavaroises : ce modèle germanique peut conduire parfois à une imitation servile des actes impériaux, tant dans la langue que dans le style d’écriture. Il faut attendre le dernier quart du xii e siècle pour qu’une identité graphique propre au pays apparaisse sous l’influence des moines-scribes de l’abbaye de Plasy. Ce n’est qu’avec le règne d’Ottokar Ier qu’une chancellerie royale indépendante se structure, sans pour autant supprimer la pratique de la rédaction par le destinataire. Sous l’effet de cette organisation de la chancellerie, encore très rudimentaire, la forme des actes se normalise.


Troisième partie
Comparaisons : chronologie et géographie générales de l’acte souverain


Chapitre premier
La production des actes

Bien qu’il n’existe pas de témoignage écrit sur l’organisation et le fonctionnement des chancelleries souveraines au xii e siècle, il est sûr que des services d’écriture plus ou moins étoffés existaient dans les monarchies étudiées à la fin du siècle, au moment où se développaient l’usage de l’écrit, l’enseignement du droit et de la scolastique. Certes Rome et l’Angleterre étaient en avance, mais partout le souverain disposait d’une chancellerie particulière au tournant du xiii e siècle. Presque partout aussi le chancelier était une figure politique de première envergure ; parfois les sources nous renseignent assez bien sur certains d’entre eux, comme Étienne de Garlande en France, Reinald von Dassel dans l’Empire et Bernard en Castille. En revanche, le personnel subalterne, chargé dans la pratique de la rédaction des actes, demeure mal connu, sauf dans les royaumes de la péninsule ibérique, où le nom du scribe figurait systématiquement dans les actes.

Chapitre II
L’influence pontificale

L’acte souverain solennel a su acquérir dans chaque pays sa propre identité graphique. Il n’en reste pas moins vrai que la papauté a exercé une influence importante, que reflète le transfert d’éléments pontificaux dans les actes des autres monarchies. Certains diplômes de Louis VII imitent les écritures pontificales ; le diplôme germanique a été contaminé par plusieurs traits romains ; la rota a directement inspiré la rueda, ou signo rodado, en Castille-León.

Chapitre III
La forme des actes

On peut caractériser avec une relative facilité la forme (écriture, mise en page, dessin des signes de validation) de l’acte souverain solennel de chaque pays, au-delà d’évolutions propres et d’infinies variations de détail.

Format. — Le premier grand trait concerne la taille des actes. On peut ainsi distinguer les pays de grand format(le Saint-Siège, l’Empire germanique, la Castille-León et la Bohême) des pays de format libre(la France, l’Angleterre et l’Aragon), où la taille est variable.

Mise en page. — Il convient ici de dresser le « portrait robot » de l’acte souverain pour chacun des pays étudiés et d’indiquer les changements qui surviennent au fil du siècle. L’étude de la mise en page révèle des variations sur des thèmes semblables : emplacement des zones de texte, diversité des signes d’invocation et de validation, simplicité et complexité, symétrie et dissymétrie dans la composition graphique. Au fil du siècle, la tendance à l’émergence de traits communs à l’ensemble de l’Europe ne parvient toutefois pas à gommer l’identité graphique fondamentale de chaque chancellerie.

Structure comparée de l’acte souverain solennel. — On rencontre au début des actes trois signes religieux : la croix, le chrismon en C et le chrismon ibérique. Dans quatre pays (le Saint-Siège, la France, l’Empire et le royaume de Castille-León), il précède une première ligne rédigée en lettres allongées.

L’écriture du texte prend des formes typées pour chaque pays ; on peut dégager toutefois certains facteurs communs, comme par exemple l’allongement des hastes des lettres ou le mouvement de gothicisation à la fin du xii siècle. Les chancelleries souveraines réagissent différemment à ce dernier phénomène : certaines font barrage (Saint-Siège, Castille), d’autres l’assimilent aux formes existantes (France, sous Philippe Auguste), ailleurs le mouvement va jusqu’à un éclatement morphologique (Castille-León, sous Alphonse IX).

On peut distinguer trois types de marques dans les souscriptions des actes souverains solennels du xii siècle : les signes de validation du souverain lui-même ; les signes qui précèdent ou suivent les noms des témoins et les mentions du responsable de l’établissement de l’acte ; enfin, principalement dans les états espagnols, un signe qui accompagne la mention du scribe ou du chancelier. Presque tous les pays utilisent des signes figurés pour valider les actes souverains. Seules l’Angleterre et la Bohême y renoncent et fondent l’authentification des actes sur la seule apposition du sceau de cire.


Conclusion

Au xii siècle, la diplomatique européenne n’est pas la somme de la diplomatique de tous les pays d’Europe, mais l’expression d’une Europe une et diverse. Se manifeste alors un courant diplomatique qui est général en Occident : on observe partout des usages analogues ou parallèles ; mais ces convergences s’incorporent aux traits particuliers de chaque pays. Cette synthèse entre traditions nationales et tendances unificatrices débouche sur une certaine perfection d’expression formelle dans la présentation diplomatique, où chaque pays présente le visage de ce qu’il est, de ce qu’il croit être, sous les formes les plus consacrées, les plus réfléchies, les plus conscientes. Tout en s’inscrivant dans un modèle visuel global de la civilisation européenne, chaque pays proclame son identité dans l’écriture. Au-delà même du sens des mots, l’étude de leurs représentations graphiques permet ainsi d’entrer en intelligence avec ces cultures différenciées du pouvoir, de les saisir de manière plus intuitive, mais certainement plus directe aussi, que ne l’offre l’analyse du discours. En réunissant et en comparant les chartes de plusieurs pays, cette étude présente un reflet fidèle d’une civilisation médiévale européenne qui se construit à la fois dans l’unité et la pluralité, dans la ressemblance et la dissemblance.


Pièces justificatives et planches

Tous les actes du corpus et l’intégralité de la documentation photographique sont présentés à la fois sur support papier et sur support numérique. De nombreux renvois dans le texte permettent au lecteur de relier l’analyse écrite à l’image du document concerné : il peut ainsi consulter l’ensemble des actes étudiés et les macro-photographies correspondantes. Un album au format A3 présente les grilles d’analyse numérique d’un quinzaine actes tirés des sept pays et illustre les techniques numériques présentées dans la section méthodologique.