Au cœur du Parti communiste français
Les notes de bureau politique de Maurice Thorez (1947-1964)
Introduction
En 1947, alors que les institutions de la ive République se mettent en place, le Parti communiste français (PCF) est le premier parti de France. Cinq mois plus tard, les ministres communistes sont renvoyés du gouvernement et le parti entre peu à peu dans une phase d’opposition qui va être très longue, marquée par des attaques violentes contre la politique gouvernementale française et un soutien sans faille à l’URSS.
Malgré toutes les études dont il est l’objet, le Parti communiste reste mystérieux à bien des égards, en particulier en ce qui concerne son organisation. Or, Maurice Thorez, son secrétaire général pendant plus de trente ans (de 1930 à sa mort, en 1964), a pris scrupuleusement des notes pendant presque toutes les réunions d’une des instances majeures de direction du Parti : le Bureau politique. Ces notes, inédites, sont particulièrement importantes et riches entre 1947 et 1964 ; elles forment un corpus diversifié et volumineux, représentant environ 1200 pages dactylographiées. Ce corpus est singulier à plus d’un titre : le type de texte, constitué de bribes de phrases, les informations qu’il contient et surtout son caractère inédit en font une source extrêmement originale pour l’étude du travail d’un dirigeant communiste et du fonctionnement interne du PCF.
L’édition de l’intégralité de ce corpus, dont seuls quatre fragments ont fait l’objet d’un apparat critique – il s’agit des notes des années 1947, 1948, 1956 et 1958 – s’accompagne donc d’une analyse qui vise à définir précisément le rôle que tint dans le processus décisionnel interne le Bureau politique, instance souvent considérée par l’historiographie du communisme français comme un organe de second plan dépourvu de tout réel pouvoir.
Sources
La source principale de ce travail se compose de trois cahiers d’écolier et de six cartons de feuilles volantes de format A4, sur lesquels Maurice Thorez écrivait ses notes. Mais la recherche s’est également fondée sur d’autres ensembles de sources : les archives de la direction du PCF tout d’abord, comprenant les décisions du secrétariat et du Bureau politique ; les témoignages écrits ou oraux, lorsque ce fut possible, des acteurs de cette histoire. Il a aussi été nécessaire de consulter des sources d’information de l’époque, notamment la presse écrite, qui permettent de replacer systématiquement les propos des membres du Bureau politique dans le contexte politique, social et économique de la période : une attention particulière a été apportée à l’Humanité bien évidemment, mais surtout à l’Année politique, plus objective et plus complète.
Première partieMaurice Thorez, dirigeant du PCF
Chapitre premierPrésentation biographique de Maurice Thorez
L’ascension d’un dirigeant. – Né en 1900 dans le Nord, Maurice Thorez a vécu dans un contexte familial et économique favorable à l’éclosion d’idées politiques communistes. Travailleur, sérieux, tout entier dévoué à la cause qu’il défend, le jeune militant gravit très vite les échelons du PCF : il devient à 25 ans membre du Bureau politique, puis, cinq ans plus tard, secrétaire général. Ses débuts de dirigeant du parti sont difficiles, mais, persévérant et ayant rapidement compris la logique du système communiste international, Thorez devient bientôt le chef presque incontesté du PCF. Son action pour faire participer le Parti au Front populaire fait de lui un homme politique d’envergure et marque le début du culte de la personnalité dont il est l’objet durant toute sa vie. Mais, en 1939, il se retrouve devant une situation très compliquée. Le PCF soutient l’URSS et approuve de ce fait le pacte germano-soviétique, il est donc interdit et ses militants pourchassés. Sur ordre de Staline, Thorez doit déserter et rejoint l’URSS où il passe l’essentiel de la guerre, avant de revenir en France en 1945.
L’homme d’État. – Malgré cet épisode, Maurice Thorez, désormais à la tête d’un parti très populaire et électoralement très puissant, est associé dès 1945 au gouvernement de la France. Il participe plusieurs fois à celui-ci en tant que ministre d’État et vice-président du Conseil, faisant preuve de qualités d’homme d’État soulignées par Vincent Auriol comme par le général de Gaulle. Mais les débuts des troubles coloniaux et la montée des tensions internationales rendent inévitable la rupture entre le PCF et les autres partis au pouvoir. La conférence de Szklarska-Poreba, à l’automne 1947, entérine la division du monde en deux blocs antagonistes et définit une nouvelle ligne radicalement opposée à celle pratiquée jusqu’alors. Elle conduit le PCF à lutter désormais contre ses anciens alliés socialistes, pour l’indépendance nationale contre l’impérialisme américain et surtout, pour la paix.
Être secrétaire général du PCF dans la guerre froide. – La fonction de secrétaire général n’existe dans le Parti que depuis 1924, à la demande du parti soviétique. Thorez lui a donné toute sa réalité et l’a façonnée à son image durant les trente-quatre années pendant lesquelles il l’a occupée. Comme l’a montré Annie Kriegel, il dispose de ce fait de deux monopoles sur lesquels se base sa puissance : celui de l’information et celui de la parole. Copiant le style de direction de Staline, il laisse se développer autour de lui un culte de la personnalité qui touche tous les dirigeants communistes de l’époque, et qui prend des proportions particulièrement importantes lors de la célébration de son cinquantième anniversaire.
Les dernières années de Thorez. – Le PCF est alors à son plus haut niveau. Mais une attaque survenue brutalement en 1950 le prive pour plusieurs années de la présence de son secrétaire général, qui se fait soigner à Moscou. La maladie de Thorez représente une rupture importante dans sa vie d’homme, comme dans sa carrière de dirigeant. En février 1956 a lieu une nouvelle rupture, qui cette fois touche de plein fouet le Parti tout entier : lors du xx e congrès du PCUS, son nouveau secrétaire général Khrouchtchev dénonce les erreurs de Staline et particulièrement le culte de la personnalité. Perturbé par le rapport Khrouchtchev, Thorez s’emploie à retarder le plus possible sa communication aux militants français. Par son habileté, il parvient à rester maître de son parti et à franchir cette étape pourtant très délicate, qui voit le départ de nombreux militants ébranlés par cette affaire.
Mais Thorez, affecté par cet épisode, mal remis de sa maladie, obligé de traiter avec un Khrouchtchev qu’il n’aime pas, est tout comme son parti en déclin. La crise de 1958 et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle marquent le début d’un recul durable du PCF ; les communistes n’ont pas su négocier le tournant de la ve République. Alors que des contestations se font jour dans le parti, Thorez, qui paraît plus que jamais influencé par son épouse à la forte personnalité, rejette toute nouveauté en éliminant des dirigeants de haut rang comme Laurent Casanova et Marcel Servin. Après avoir désigné son successeur lors du congrès de 1964, il meurt en juillet sur un bateau qui l’emmène en URSS.
Chapitre IILes notes de Thorez
Les notes du secrétaire général se répartissent en deux corpus : le premier, couvrant la période qui s’étend de janvier 1947 à mai 1950, se compose de trois cahiers. Le second, débutant en 1955 pour s’achever en juin 1964, est constitué par des feuilles volantes. Sur ces deux supports, Thorez a pris pendant de nombreuses réunions des notes détaillées qu’il a eu soin de faire dactylographier, du moins en partie. Par ces notes de travail, il a tenté de produire un compte rendu presque objectif des réunions du Bureau politique ; mais sa présence se signale par de nombreux indices – annotations, manière d’écrire – qui font aussi de ce texte un écrit à la première personne.
Deuxième partieLe Bureau politique, organe de direction du PCF
Chapitre premierLa place du Bureau politique dans le Parti
Le rôle du Bureau politique n’est défini que très vaguement par les statuts du PCF ; hiérarchiquement, il se situe au-dessus du Comité central, dont il est l’émanation, et assure le travail courant dans l’intervalle des sessions de ce comité. Le secrétariat, dirigé par le secrétaire général, couronne l’appareil du PCF.
Le Bureau politique est apparu quelques années après la création du PCF, à la demande des Soviétiques. Il est l’exacte copie du “ politbüro ” du PCUS et a suivi sensiblement la même évolution : organe de direction collective à ses débuts, il s’est peu à peu effacé au profit du secrétariat et surtout du secrétaire général. Cependant, un changement intervenu après le congrès du PCUS en 1956 vise à rendre au Bureau politique son rôle dirigeant.
Chapitre IILes membres du Bureau politique
Les personnes qui participent au Bureau politique durant la période 1947-1964 dépassent très largement le cadre des membres officiels, dont la liste est promulguée lors des congrès du PCF. Ces derniers forment un groupe stable, qui évolue peu tout au long de ces dix-sept années, et qui répond à des caractéristiques bien spécifiques à un parti communiste : la plupart sont d’anciens ouvriers, et leur niveau scolaire est relativement bas. Autour de ce groupe, qui paraît uni malgré les trois grandes “ affaires ” qui ont vu l’élimination de dirigeants de haut rang, gravite toute une foule de personnes qui assistent plus ou moins souvent aux réunions, officiellement ou non. On y trouve les spécialistes de thèmes souvent évoqués en Bureau politique – la politique extérieure, les luttes revendicatives, les femmes –, des cadres administratifs en charge d’importantes fonctions dans l’appareil communiste – le responsable à l’organisation, aux cadres – ou encore les dirigeants de la CGT.
Chapitre IIILe fonctionnement du Bureau politique
La réunion du Bureau politique. – Les réunions du Bureau politique sont programmées par le secrétariat, qui définit leur ordre du jour. Elles ont lieu en règle générale chaque semaine, mais des événements particuliers peuvent conduire à la tenue de séances extraordinaires. Selon le thème traité, les membres reçoivent des documents pour préparer la discussion. Celle-ci se base sur un rapport, présenté au début de la séance ; après le débat, le secrétaire général tire des conclusions, à partir desquelles sont rédigées les décisions que conserve le secrétaire administratif, ne remettant à chacun que le fragment qui le concerne. Un procès-verbal paraît le lendemain de la plupart des réunions dans l’Humanité, mais s’en tient aux très grandes lignes de la discussion.
La discussion au Bureau politique. – L’étude du corpus de notes de Thorez permet de se rendre compte de la variété des compétences du Bureau politique : en effet, celui-ci est saisi de tous les thèmes ayant trait à la vie du Parti et à l’actualité de l’époque. Naturellement, c’est l’analyse de la situation politique qui revient le plus souvent ; en revanche, les décisions les plus importantes et les questions plus délicates, telles que les nominations, restent bien souvent l’apanage du secrétariat. Les notes prises par le secrétaire général révèle des débats souvent animés, voire des interventions très vives, même si les discussions restent dans des limites implicitement fixées par Thorez lui-même.
Le processus décisionnel. – Certes, la conclusion portée par Thorez à la fin de chaque séance confirme bien qu’il reprend les arguments et les avis des participants, qui pourront nourrir sa réflexion ultérieure et sa position finale : les échanges du bureau politique contribuent sans conteste à l’élaboration de la stratégie et du discours du parti. Toutefois, l’essentiel des décisions ne sont pas arrêtées collectivement en réunion : elle sont prises dans l’entourage proche du secrétaire général ou procèdent de sa volonté personnelle.
De fait, l’utilité du Bureau politique tient moins à son rôle, somme toute difficile à saisir, dans le processus décisionnel qu’à sa fonction d’instance de concertation. C’est au Bureau politique que les principaux responsables du parti se retrouvent à échéances régulières et rapprochées pour échanger leurs vues sur l’actualité immédiate, nationale et internationale, faire circuler l’information sur telle mission effectuée par l’un d’eux à l’étranger, pour faire le point sur la préparation d’un mouvement social ou d’une rencontre internationale, pour transmettre des consignes destinées aux militants que la presse communiste pourra relayer ou pour faire remonter l’opinion de la base. Le bureau politique joue donc le rôle indispensable d’interface entre Maurice Thorez et la société communiste, entre le parti et le monde en général, tout en renforçant la solidarité du noyau dur de la direction du parti.
Conclusion
Les notes prises par Maurice Thorez lors des réunions du bureau politique constituent un corpus très riche, jusque-là inédit, qui nous livre une information de première main sur le mode et le style de direction de Thorez, sur l’information des cadres dirigeants communistes et sur l’élaboration d’une réflexion collective au sommet de l’appareil de l’un des partis politiques français les plus puissants. Elles se révèlent donc être un précieux outil de travail pour les historiens du Parti communiste et de la vie politique nationale sous la IV e République et le début de la ve République.
Édition
Les années 1947, 1948, 1956 et 1958 font l’objet d’un apparat critique détaillé, organisé autour de deux niveaux : un texte d’introduction précède chaque réunion et rappelle le contexte politique, économique et social ; des notes de bas de page identifient les personnages, les lieux et les événements dont il est question. L’établissement du texte s’est fait selon deux principes : celui du respect de l’auteur d’abord, mais aussi et surtout celui de la lisibilité, rendu obligatoire par le caractère très abrégé et allusif de notes prises rapidement en séance. L’orthographe a donc systématiquement été corrigée et les abréviations développées ; en revanche, la disposition du texte a été, autant que faire se peut, respectée.
Les dix autres années du corpus sont éditées sans apparat critique.
Annexes
Tableaux synoptiques des réunions du Bureau politique, année par année. – Chronologies. – Dictionnaire biographique. – Photographies de pages des cahiers et de feuilles de notes de Thorez. – Index des noms de personnes.