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École des chartes » thèses » 2005

Justice, vengeance et compromis en Normandie (XIe-XIIe siècles)


Introduction

L’ombre de Charles Haskins plane encore sur l’historiographie normande. Paru en 1916, son ouvrage Norman institutions demeure aujourd’hui une référence incontournable, en particulier pour l’étude de la justice de la période anglo-normande (1066-1154). Il n’a pas été remplacé : en effet, les travaux des historiens du droit normand ont eu du mal à s’arracher à l’horizon du Très ancien coutumier et de la Summa legibus, ou à la quête des influences scandinaves ou franques sur les premières institutions du duché, tandis que la legal history anglo-saxonne, confrontée aux débats sur les origines de la common law, n’a longtemps étudié la période normande que sous l’angle de la transition et le duché que pour son éventuelle influence sur les institutions Plantagenêt.

Le renouvellement des problématiques a fait apparaître depuis plus d’une vingtaine d’années un nouveau champ d’études, celui du règlement des conflits. Un de ses apports fut de nuancer la vision trop sombre que nous nous faisions de l’époque dite féodale, en invitant à mieux comprendre la violence médiévale et ses limites. Appliquer ce questionnement à la Normandie peut surprendre, puisque le duché est considéré comme une principauté bien ordonnée. Pourtant la vision traditionnelle de l’histoire politique normande brouille notre compréhension : elle peut s’écrire en effet comme une alternance de longues périodes de pouvoir fort, qui assurent la prospérité, et de plus brèves périodes d’anarchie, qui ne font que démontrer a contrario le poids du duc, puisqu’elles sont attribuées à l’absence du prince (minorité de Guillaume), à sa mauvaise qualité (Robert Courteheuse) ou à sa multiplication (Étienne et Mathilde). S’interroger sur les mécanismes du règlement des conflits invite donc à une meilleure prise en compte des acteurs non-ducaux, des usages qu’ils font de la norme ou de l’écrit, mais éclaire aussi les fondements du pouvoir ducal.

L’étude se déroule en trois temps : étude des stratégies d’écriture des sources, analyse des moments et des formes du conflit, esquisse de synthèse sur les relations entre conflit et pouvoir.


Sources

Deux types traditionnels de sources ont été étudiés. Les sources narratives sont facilement accessibles, en particulier grâce aux importants efforts d’éditeurs anglo-saxons. L’essentiel des documents diplomatiques publiés a été pris en compte ; les efforts de dépouillement des sources inédites se sont concentrés sur les actes et les cartulaires normands présents à la Bibliothèque nationale de France, même si les archives normandes n’ont ponctuellement pas été négligées.


Première partie
Aux sources du conflit


Chapitre premier
L’écrit documentaire en Normandie

La production de documents diplomatiques par des auteurs normands pour des bénéficiaires normands ne réapparaît qu’à la fin du X e siècle. Les grands traits de la diplomatique ducale sont esquissés, des influences carolingiennes repérables dans les actes de Richard II à celles qu’a pu produire la conquête de l’Angleterre.

Une attention particulière est portée à la critique des actes de Robert Courteheuse dressée par Ch. Haskins. À la lumière des études récentes sur les actes du Conquérant, des retouches y sont nécessaires. La compréhension des actes de Courteheuse est également possible par une meilleure appréhension des pratiques « privées » de l’écrit. Le dernier tiers du xie siècle marque en effet une diffusion de l’écrit, une diversification des formes, de la notice à la conventio, accompagnée du développement de nouveaux dispositifs : le sceau, le chirographe.

Enfin, il est nécessaire de porter l’enquête sur les pratiques de tradition des actes : réalisation de pancarte, recueil de notices, mise en cartulaire, rédaction de chroniques de fondation. Les pratiques archivistiques des moines pendant tout le Moyen Âge jouent sur la conservation des actes, donc sur la connaissance que nous pouvons avoir des xie et xiie siècles. Or il existe un biais significatif en défaveur des sources relatives au règlement des litiges ; notre information est fragmentaire, ce qui incite à la plus grande prudence.

Chapitre II
Traces de litiges

Notre information dépend non seulement de sources morcelées, mais aussi des discours qu’elles tiennent, suivant une logique qui leur est propre et qui conditionne notre vision des litiges qu’elles rapportent. La notice monastique apparaît moins narrative en Normandie que dans la France de l’Ouest, où elle fournit la matière des études sur le règlement des conflits. Elle se caractérise, mieux que par sa forme, par sa genèse complexe, toute en sédimentation et en réécriture, donc par son inscription dans un temps long.

Les autres traces s’attachent plus à des moments particuliers du litige. Les quelques lettres conservées complètent notre information sur les pratiques d’intercession, de conseil et de négociation. Les brefs ducaux, assez tardifs, témoigneraient des mécanismes de l’administration centrale ; leur concision complique leur compréhension, d’autant qu’ils complétaient plus qu’ils ne remplaçaient la transmission orale des ordres. Enfin, les conventions, si elles ne nous apprennent peu sur les circonstances du conflit, détaillent les arrangements : elles démontrent l’implication des laïques dans la pratique de l’écrit, et témoignent aussi d’une certaine normativité, toute en singularité.


Deuxième partie
Morphologie du conflit et de son règlement


Chapitre premier
Violences (1) : les sires

La richesse de l’Histoire ecclésiastique d’Orderic Vital invite à explorer les mécanismes des conflits entre nobles, à condition de faire la part de la lecture monastiquement et politiquement biaisée de son auteur, et du langage émotionnel employé, qui recouvre des comportements sociaux en fait bien réglés. Sans accorder une trop grande place à l’aspect militaire des conflits, il convient de souligner la rareté des affrontements rangés et l’importance des sièges ; leurs dénouements peuvent donner lieu à de grands rituels d’humiliation ou de réconciliation.

La Normandie du xie siècle connaît des conflits familiaux qui s’apparenteraient à la faide décrite par les anthropologues. Le tableau est sans doute à nuancer : les sources sont peu bavardes sur les vengeances de sang, et l’examen des morts accidentelles montre que celles-là n’ont rien d’inéluctable.

L’inimitié est en fait une construction sociale ; le maintien de l’hostilité doit moins à une transmission de haines familiales qu’au maintien d’une certaine configuration sociale. La perception que l’acteur a de lui et de ses partenaires est en effet déterminante. Elle est indissociable de certaines normes de conduites, qui impliquent le duc en tant que dispensateur des faveurs et garant des héritages. Le conflit est autant un conflit en paroles qu’en actes, puisqu’il faut justifier son défi, mobiliser ses alliés sans perdre l’opinion « publique ».

Chapitre II
Violences (2) : les hommes de Dieu

Les religieux peuvent être touchés par le conflit de manière indirecte : les conflits laïques, et en particulier les conflits frontaliers, ont des répercussions indéniables sur les biens ecclésiastiques, mais celles-ci donnent lieu, la paix revenue, à des arrangements, parfois intéressants pour les hommes de Dieu. Ces derniers entrent aussi en contact avec la violence des nobles quand la mort s’en mêle : soit que l’agonie soit propice à la confirmation de libéralités auparavant incertaines, soit que la mort violente débouche sur un don aux moines, sans que l’on saisisse très bien le contexte.

Les religieux manient aussi la violence des mots : on ne doit pas oublier que leur maîtrise de l’écrit leur donne le pouvoir absolu, celui d’influencer l’historien. Leur maîtrise du récit noircit leur adversaire, sans l’abattre, puisqu’il sera un autre jour le donateur ou le protecteur. Certains conflits sont cependant mis en miracles : il s’agit aussi de démontrer par l’exemple l’efficacité des moyens de pression liturgiques. Pressions autour du mourant ou de sa famille, mais surtout, de manière plus institutionnalisée, malédictions et clamores ainsi qu’anathèmes et excommunications : l’efficacité pratique de ces armes est mesurée, quand elles ne sont pas appuyées par un pouvoir séculier ; mais l’objectif est-il de remporter l’affrontement ou d’arriver tête haute à la table des négociations ?

Chapitre III
Négociations (1) : concordia

Le temps des palabres a deux visages, difficilement dissociables. Dans un premier temps, c’est l’aspect informel, les négociations qui sont abordées. Les débats peuvent s’engager directement entre les parties, mais le plus souvent un médiateur est intervenu. Il préside les négociations, quitte à se muer parfois en arbitre : la recherche d’un compromis ne se fait pas par défaut, mais donne lieu à de rudes discussions, chacune des parties souhaitant s’en tirer avec la meilleure part.

L’accord trouvé s’accompagne de rites. Quand il y a eu conflit ouvert, la réconciliation est dramatisée. Quand il ne s’agit que d’un litige, les gestes sont plus communs et doivent assurer la publicité de l’accord. L’abandon d’une calumnia s’accompagne du versement par l’autre partie d’une compensation presque toujours monétaire : plutôt que de chercher une explication économique, il faut plutôt envisager l’accord comme un travail sur la qualification des échanges. C’est également le cas lors d’arrangements plus complexes, qui marquent la renégociation des statuts relatifs des deux parties.

Chapitre IV
Négociations (2) : judicium

Du plaid de négociation on peut basculer dans le plaid de justice. La composition des cours est bien connue, mais on doit insister sur leur souplesse plutôt que sur leur dimension institutionnelle. De même, alors que l’histoire de la justice a longtemps été une histoire juridictionnelle, le déroulement des plaidoiries est peu documenté par les sources. On devine l’usage de normes implicites pour assurer son droit : affirmation de l’héritage ou de la bonne saisine, c’est-à-dire d’une saisine de longue durée et paisible. Les « juges » peuvent aussi citer leur expérience personnelle.

La production de preuves n’est pas toujours nécessaire : il s’agit d’un moyen supplémentaire pour faire pression sur l’adversaire, pour être en meilleure position lors de la négociation du compromis, bien plus fréquent que le jugement. Il y a une gradation dans l’usage de chacune des preuves : charte, témoins, duel, serment ou plus rarement ordalie, limitée à des matières qui touchent plus au sacré. Leur proposition est une prise de risque qui peut s’avérer payante.

Le judicium est rare : le plus souvent le plaid se termine en diffinitio, et même une fois la sentence prononcée, l’esprit d’arrangement peut encore jouer pour la commuer. À l’inverse, un plaideur peut ne pas accepter le résultat. La marge de manœuvre pour les compromis est cependant plus étroite dans le cadre du plaid judiciaire : le défaut tend de plus en plus à être sanctionné par la justice ducale. Mais il ne faut exagérer ni son efficacité ni son impartialité : l’inimitié agit lors du plaid, notamment lors des procès « politiques » lancés par le duc.


Troisième partie
Conflit et société


Chapitre premier
Logiques de l’affrontement

Il s’agit enfin de présenter le conflit dans sa variété, en proposant une typologie ordonnée, et en mettant en valeur les évolutions et les continuités. Comme nos sources sont ecclésio-centrées, le principal moteur de litiges est constitué par les tensions de la réforme ecclésiastique : possession, restitution et présentation aux églises ; questions liées aux privilèges d’exemption ; partage des dîmes. L’intervention ducale n’est cependant jamais loin. L’attention portée à la conservation du temporel joue aussi dans les relations avec les laïques : il s’agit ici de discuter les modèles récemment proposés sur les relations entre les moines et leurs donateurs, le saint et ses voisins.

La répartition particulière des litiges met en évidence une délimitation sensible des pouvoirs autour de certains enjeux économiques ou sociaux : les droits forestiers, les moulins notamment, mais aussi le zèle d’officiers seigneuriaux. Il convient aussi d’insister ici sur la mise en place localement de micro-procédures de conciliation ; certes leur objet se limite à traiter des problèmes courants, mais il s’agit d’une manifestation non négligeable de la créativité normative médiévale.

Chapitre II
Le pouvoir ducal en question

La place du duc dans le règlement des conflits mérite un traitement particulier, d’autant plus qu’il ouvre la voie à une relecture nuancée de l’histoire politique du duché. Le modèle d’alternance entre des périodes fastes et d’autres anarchiques repose en fait sur la configuration documentaire changeante selon les époques, entre sources diplomatiques et narratives. Un manque de recul face aux évolutions des formules peut aussi conduire à accorder trop d’importance aux facteurs personnels. La discussion porte essentiellement sur les règnes de Guillaume le Conquérant et de ses fils. Le traitement réservé à Robert Courteheuse par l’historiographie traditionnelle mérite d’être nuancé, en critiquant la valeur de notre principal informateur, Orderic Vital, et en mesurant la continuité avec le gouvernement de son père.


Conclusion

En guise de conclusion, des pistes sont ouvertes dans deux directions. D’une part, il convient de s’interroger sur les points de convergence dans la culture de l’inimitié et de l’arrangement d’un côté et de l’autre de la Manche, en dépit des différences documentaires et d’un contexte institutionnel différent.

D’autre part, les continuités avec la Normandie Plantagenêt sont explorées. La masse documentaire beaucoup plus ample, en raison d’une plus importante production et d’une meilleure conservation, obligerait à adapter les méthodes d’investigation pour mener une étude approfondie. Cependant, si les pratiques privées de négociation et d’arrangement se maintiennent, le pouvoir tend non seulement à mieux s’en distinguer mais aussi à les déprécier. 


Annexes

Répertoire des affaires judiciaires normandes. – Édition d’actes inédits.