« »
École des chartes » thèses » 2005

Les associations patriotiques en AOF durant la Seconde Guerre mondiale (juin 1940-octobre 1945)


Introduction

Parler du patriotisme français des populations coloniales est un sujet qui jusqu’à aujourd’hui n’a pas été réellement abordé par les historiens de l’Afrique. Sujet tabou ou à la limite du « politiquement correct », les historiens africains l’ont ignoré et ont choisi d’étudier les mouvements nationaux africains, plus valorisants pour les populations du continent en quête d’identité nationale au lendemain des indépendances africaines. Ils ont préféré également se consacrer à l’étude des sociétés africaines précoloniales, surtout à une époque où le débat sur l’absence d’histoire du continent noir avant l’arrivée des Européens battait son plein.

Les historiens européens ont, en effet, bien souvent considéré que l’histoire ne s’écrit qu’avec des documents. Or, comme pendant longtemps on a estimé que l’Afrique était dépourvue de documents, on a vite fait de conclure que le continent africain ne pouvait pas prétendre à l’écriture de son histoire ; tout au plus pouvait-on parler d’ethno-histoire, ou d’anthropologie historique de l’Afrique. C’était le point de vue de beaucoup d’historiens européens, notamment Henri Brunschwig et Raymond Mauny. Par ailleurs, en s’intéressant à l’histoire coloniale de l’Afrique, ceux-ci ont pendant longtemps ignoré les populations africaines et n’ont envisagé que l’histoire de l’administration coloniale civile et militaire, rédigeant ainsi de nombreux ouvrages sur l’histoire de la France en Afrique.

Ces études sur les mouvements nationalistes africains, sur l’histoire de l’administration coloniale, n’ont fait qu’effleurer le thème du patriotisme français des populations coloniales, sans jamais essayer d’analyser et de comprendre ce phénomène pour ce qu’il était. L’histoire des associations patriotiques en AOF durant la Seconde Guerre mondiale peut d’autant plus contribuer à lever ce tabou de l’historiographie coloniale française qu’étudier le patriotisme français des populations coloniales européennes et africaines durant cette période de guerre aide à mieux comprendre les orientations de la nouvelle politique coloniale française, définies à la Conférence de Brazzaville en janvier-février 1944, et par ailleurs à mieux concevoir l’émergence des mouvements nationalistes africains au lendemain de la guerre.

Une telle recherche est désormais possible, puisque les nationalismes et les patriotismes africains ont eu depuis les indépendances africaines le temps de se consolider et que, par ailleurs, l’accès à des types de sources ne provenant pas nécessairement de l’administration française permet de sortir du terrain exclusif de l’histoire de l’administration et des administrateurs coloniaux en Afrique, pour s’ouvrir à de nouveaux champs de recherche. De ce fait, il devient désormais possible de lire l’évolution de l’histoire coloniale française après 1945 à la lumière du phénomène patriotique français durant la Seconde Guerre mondiale.

De plus, l’histoire de ces différentes associations patriotiques est l’un des aspects le moins connu de l’histoire de l’AOF et le moins évoqué dans les ouvrages et les articles relatifs à cette période. Jusqu’à présent, en effet, aucune étude ne leur a été consacrée entièrement. Cet oubli mérite réparation, car les associations patriotiques étaient au cœur de la vie politique aofienne durant la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi leur histoire participe à une meilleure compréhension de la vie socio-politique de l’AOF durant cette période, où deux conceptions et idéologies patriotiques s’opposaient réellement. Elle permet donc autant l’étude du régime de Vichy, de la « Révolution nationale » à travers l’histoire de la Légion française des combattants, que l’étude du gouvernement du Comité français de libération nationale (CFLN) et de la France combattante à travers l’histoire des différentes associations gaullistes aofiennes. Elle permet enfin de saisir l’impact de ces différentes conceptions patriotiques auprès des populations aofiennes européennes et africaines.


Sources

Pour mener à bien cette étude, divers fonds d’archives ont été utilisés. La série G : Politique et Administration générale(1782-1959) du fonds de l’AOF, qui est l’une des séries les plus importantes des archives de l’AOF conservées aux Archives nationales du Sénégal (ANS), est une source de première importance pour le sujet : elle conserve les archives produites ou reçues par l’administration coloniale, et notamment pour cette série, par la Direction des affaires politiques, administratives et sociales (DAPAS) du Gouvernement général de l’AOF. A été aussi très utile le fonds du Sénégal colonial, notamment la série N (1816-1959) concernant les Affaires militaires de la colonie, puisque le Cabinet militaire surveillait de très près durant la Seconde Guerre mondiale les manifestations patriotiques et politiques dans cette colonie et s’est donc intéressé aux diverses associations patriotiques qui y ont eu leurs activités.

Il faut ajouter à ces séries, à Paris, au Centre historique des Archives nationales, les archives privées de René Pleven et le fonds du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, qui a livré les papiers recueillis en AOF par le Groupe de recherche des sources de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en AOF et les archives privées du gouverneur Laurentie. Ont été consultés au Centre des archives d’outremer, à Aix-en-Provence, le fonds du ministère des Colonies, notamment la série des Affaires politiques, et les papiers privés du gouverneur Deschamps.

Par ailleurs, on a eu aussi recours à des sources imprimées : publications officielles de l’administration coloniale et des associations patriotiques, témoignages contemporains ou postérieurs d’acteurs et de témoins des événements ; les ressources de la presse ont été également exploitées, notamment la presse locale aofienne. Enfin des témoignages oraux recueillis auprès de témoins et parfois d’acteurs de ces événements ont complété le corpus des sources écrites.


Première partie
La Légion française des combattants d’Afrique Noire, les Aofiens et la « Révolution nationale »
(juin 1940-avril 1942)


Chapitre premier
Du choc de l’armistice au choix de Vichy : la naissance de la Légion

À la fin juin 1940, la défaite, puis l’armistice avaient plongé définitivement la France dans un gouffre profond. L’AOF, éloignée des théâtres d’opération militaire et épargnée pour le moment par les conséquences immédiates de la défaite, entendait néanmoins continuer la lutte dans le cadre de l’Empire, comme le préconisaient le général de Gaulle depuis Londres et les Anglais. Mais très vite la mise en place du régime du maréchal Pétain à Vichy, la définition d’un programme de redressement national – la « Révolution nationale » – et le ralliement des autorités coloniales aofiennes à la politique du Maréchal contribuèrent à placer la fédération sous la tutelle vichyssoise.

Animé d’une réelle volonté d’assurer une certaine cohésion au sein de la fédération, de sceller l’union des coloniaux dans la poursuite de l’œuvre civilisatrice des populations colonisées et de faire triompher les principes de la « Révolution nationale », le gouverneur général Pierre Boisson encouragea rapidement la création d’une Légion chargée de véhiculer les messages et les discours patriotiques du régime auprès de la population aofienne. La Légion devait fédérer toutes les bonnes volontés prêtes à s’engager pour le redressement de la Nation française plongée depuis juin 1940 dans un réel désastre.

Créée en février 1941 en AOF, la Légion française des combattants d’Afrique Noire avait ainsi pour vocation d’orienter l’ensemble des Aofiens vers une même et unique idéologie patriotique, celle de la « Révolution nationale », qui pouvait, selon les projets politiques du gouverneur Boisson, garantir cohésion et unité de la société aofienne. Pierre Boisson entendait réellement donner une place de choix à l’AOF, qui devait montrer son attachement à la France du Maréchal et faire la preuve de toute son utilité au sein de l’Empire nouveau. Pour relever ce défi, la participation de tous était souhaitée : à l’origine réservée uniquement aux anciens combattants, la Légion allait très vite s’ouvrir à tous les Aofiens susceptibles de prendre part à cet appel patriotique, ce qui permit à cet organisme d’étoffer rapidement ses effectifs. À la fin de l’année 1941, la Légion était une institution bien en place au sein de la société aofienne.

Chapitre II
La Légion dans l’État ou l’État dans la Légion ?

La Légion et les légionnaires étaient quasiment intégrés dans la sphère étatique de l’AOF et participaient entièrement au gouvernement de la fédération. Il est vrai que ses chefs étaient pour la plupart issus ou proches de l’administration coloniale. De ce fait, on était vite arrivé à un amalgame de fonctions et de prérogatives entre la Légion et l’administration coloniale aofienne : le gouverneur général Pierre Boisson assumait la fonction de président général de la Légion, les commandants de cercle étaient eux aussi souvent sollicités par les gouverneurs de colonie pour prendre la tête d’une section légionnaire. La Légion accueillait aussi largement des représentants des milieux d’affaires aofiens que Boisson cherchait à rassurer, surtout depuis le début du blocus anglais. La réflexion légionnaire et son action étaient en fait déterminées par une association, la « France de Pétain », qui réunissait l’élite légionnaire, des agents de l’administration coloniale et les milieux d’affaires. L’action de la Légion, avant tout civique et patriotique, était relayée auprès de la population aofienne par une intense activité de propagande, qui donnait toute sa mesure lors des manifestations et des festivités légionnaires. Grâce au soutien des autorités coloniales, la propagande légionnaire avait pu réellement se déployer au sein de l’ensemble de la société aofienne.

Chapitre III
L’impact de la propagande légionnaire sur les populations aofiennes : accommodement et résistance

La propagande légionnaire était assez prégnante et bien organisée en AOF au point de pouvoir espérer toucher un public assez large et divers et par là participer activement à l’œuvre d’endoctrinement patriotique développée par le régime de Vichy. Pour être efficace, elle avait essayé d’atteindre les différents groupes composant la population aofienne, en tenant compte essentiellement des critères raciaux et sociaux. De fait, l’impact de la propagande légionnaire pouvait être différent selon tel ou tel groupe. Bien que l’objectif de la Légion ait été de regrouper l’ensemble de la population aofienne derrière une même idéologie, le rôle et la place des Aofiens dépendaient en grande partie de leur appartenance raciale, puis sociale : le rôle des Européens était loin d’être celui des Africains ; la place des administrateurs coloniaux ou des anciens combattants différait de celle des simples tirailleurs.

Il semble qu’une bonne partie de la population se soit accommodée de cette institution vichyste ; de ce point de vue, la réaction de l’AOF n’a pas différé de celle observée en Algérie par Jacques Cantier. Toutefois cette attitude est à nuancer selon qu’il s’agit de populations européennes ou africaines et prend des formes particulières selon que l’on se place dans tel ou tel groupe social. A l’opposé, certains Européens et Africains – à vrai dire, une bien infime partie de la population – témoignèrent de diverses manières une certaine résistance à cette propagande légionnaire et, partant, au régime de Vichy.

En fin de compte, la propagande légionnaire n’avait guère remporté de succès qu’auprès de ceux qui pouvaient espérer en retirer, en retour, certains avantages financiers, économiques ou politiques ; c’était le cas notamment de certains groupes d’Européens proches des milieux traditionalistes de droite, comme de l’élite africaine coutumière qui, à défaut d’esprit patriotique réel, manifestait tout de même un loyalisme sincère envers la patrie. Le reste de la population, obligée à trouver un système d’accommodement avec le régime, ne manifestait en aucune manière un soutien sincère à l’idéologie légionnaire et aux principes de la « Révolution nationale ». Certains membres de l’administration coloniale se contentaient simplement d’accomplir leur devoir auprès de leurs autorités ; d’autres, moins liés à l’administration, se réfugiaient dans la neutralité ; d’autres, enfin, avaient préféré s’engager dans une résistance au régime. La majorité des Africains, peu informés de la réalité des choses, se désintéressaient totalement de ces débats et attendaient simplement une amélioration des conditions de vie, de plus en plus difficiles en raison du blocus anglais et de l’état de guerre.


Deuxième partie 
De la tentation de la collaboration à la confrontation idéologique :
la fin de l’esprit légionnaire en AOF
(avril 1942-juillet 1943)


Chapitre premier
La tentation de la collaboration

Le 18 avril 1942, Pierre Laval revenait à la tête du pouvoir à Vichy en tant que chef du gouvernement. Encore plus disposé que l’Amiral Darlan à collaborer avec le régime hitlérien, il allait sceller pour de bon l’alliance franco-allemande dans la poursuite de la guerre. Décidé à faire participer les territoires coloniaux et les Légions coloniales à la politique collaborationniste, Pierre Laval se heurta néanmoins au refus du gouverneur Boisson, qui n’entendait aucunement ouvrir l’AOF aux Allemands, ni laisser sa Légion fédérale suivre cette politique.

Toutefois, au même moment, des divergences d’opinion sur l’application à la lettre des principes radicaux de la « Révolution nationale » entraînaient une crise au sein de l’édifice légionnaire. S’opposaient d’un côté les ultra-radicaux, sous la houlette du chef fédéral de la Légion, Georges Marionnet, et de l’autre le gouverneur Boisson, attaché à son désir de garantir une certaine cohésion au sein de la fédération et soucieux par ailleurs de préserver le prestige de la France auprès des populations colonisées. Les chefs légionnaires regroupés derrière Georges Marionnet estimaient que la Légion devait avoir pour principal rôle d’épurer de la société aofienne les juifs, les francs-maçons et tous les dissidents gaullistes et communistes qui se trouvaient au sein de la fédération ou qui exerçaient, à partir des territoires voisins, une propagande contre le régime de Vichy ; ils reprochaient à Boisson sa tiédeur dans l’application des mesures prises contre les ennemis du régime. Sous leur influence, la Légion vira définitivement vers une tendance collaborationniste sous l’égide du Service d’Ordre Légionnaire (SOL) et son activité se radicalisa au sein de la société aofienne.

Chapitre II
Le ralliement de l’AOF aux Alliés : la reprise en main du pouvoir par Boisson

À partir de l’été 1942, le gouverneur Boisson avait vu une grande partie de son pouvoir de commandement lui échapper au profit des chefs du SOL d’AOF  ; son influence avait même diminué auprès de certains administrateurs coloniaux, qui suivaient la ligne politique définie par Georges Marionnet et avaient opté pour une radicalisation du discours légionnaire à travers l’activité du SOL. À l’automne 1942, Boisson se retrouvait isolé et voyait son autorité de plus en plus amoindrie.

Toutefois, le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord en novembre 1942 lui offrit une nouvelle chance de reprendre en main les affaires de l’État en AOF. Son hostilité envers les tendances collaborationnistes du SOL et du chef du gouvernement à Vichy le conduisit à choisir de se rallier aux Anglo-Américains, qui avaient déjà obtenu le ralliement des autorités vichyssoises d’Afrique du Nord.

Ces événements marquaient définitivement la fin des tendances collaborationnistes en AOF et la disparition du SOL au sein de la fédération. Le ralliement de l’AOF aux Alliés avait également donné de nouveaux espoirs aux populations aofiennes qui souhaitaient en finir avec leur accommodement contraint aux principes de la « Révolution nationale » : à leurs yeux, le ralliement aux forces démocratiques anglo-américaines devait correspondre également à une restauration des institutions démocratiques et républicaines. Toutefois, ces espoirs furent vite déçus : en accord avec les autorités coloniales nord-africaines, le gouverneur Boisson entendait toujours gouverner au nom du Maréchal.

Le ralliement de l’AOF aux Alliés laissait donc un sentiment d’inachevé chez une grande partie de l’opinion aofienne. Réjouie de la mise en sommeil des activités du SOL au sein de la fédération, la majorité des Aofiens considéraient cependant le maintien de la législation vichyssoise et des principes de la « Révolution nationale » comme un statu quo intenable, auquel ils espéraient échapper au plus vite. Face à l’acharnement d’une opinion publique désormais clairement détachée de la « Révolution nationale », le maintien de cette politique allait rapidement déboucher sur une impasse.

Chapitre III
Le maintien de la législation vichyssoise : une impasse

Le gouverneur Boisson devint la cible de toutes les critiques de la part d’une opinion qui en appelait à un desserrement de l’étau vichyste au sein de la fédération ; son entêtement à vouloir sauvegarder les derniers vestiges d’un régime dorénavant détesté le plaçait en décalage total vis-à-vis de ses administrés. Cette situation aboutissait à un réel blocage, à une impasse, dont la solution ne pouvait être à terme que la démission de Boisson de ses fonctions de gouverneur général.

Maintenir la législation vichyssoise en AOF au lendemain du ralliement aux forces alliées était, en effet, une décision vouée dès le début à l’échec. Au lendemain du débarquement des Anglo-Américains en Afrique du Nord, les Aofiens avaient dans leur grande majorité désavoué ouvertement les principes patriotiques vichyssois incarnés dans des institutions telles que la Légion, le SOL. La tendance collaborationniste adoptée par la Légion et le SOL depuis l’été 1942 ne reflétait nullement la position des populations aofiennes et était le fait d’une partie de l’élite légionnaire en quête d’une plus grande autorité au sein de la société. Cette radicalisation avait amené la population à rejeter pour de bon les principes légionnaires et la « Révolution nationale », à attendre impatiemment la fin de l’esprit vichyste en AOF et la restauration des principes républicains.

Toutefois, ni la dissolution de la Légion, ni le rétablissement de la législation républicaine en mars 1943 ne pouvaient atténuer la rancœur des Aofiens. La création du CFLN le 3 juin 1943 accéléra le processus de déstabilisation du gouverneur Pierre Boisson, qui dut quitter son poste et laisser la place aux gaullistes.


Troisième partie
De l’illusion de l’union patriotique à la manifestation des divergences politiques (juillet 1943-octobre 1945)


Chapitre premier
L’appel à l’union patriotique gaulliste, une affaire d’Européens

Le départ du gouverneur général Boisson marquait officiellement la fin du régime vichyste dans la fédération. L’arrivée de son successeur, Pierre Cournarie, gaulliste de la première heure, annonçait désormais le début d’une influence gaulliste au sein de la politique fédérale aofienne. La population, qui subissait depuis juin 1940 la pression et les exigences de la « Révolution nationale », entendait désormais vivre sous un gouvernement moins autoritaire et moins arbitraire.

Les associations patriotiques républicaines et gaullistes, qui s’étaient formées au lendemain du rétablissement de la vie républicaine et qui avaient grandement participé à la déstabilisation du gouvernement Boisson au printemps 1943, entendaient dorénavant jouer un rôle plus important au sein de la vie publique aofienne. A l’image de la Légion sous le régime de Vichy, elles voulaient désormais gouverner en coopération étroite avec les nouvelles autorités coloniales aofiennes.

Telle n’est pas la préoccupation des autorités gaullistes. Soucieuses de continuer l’effort de guerre dans les colonies et de renforcer la cohésion politique et sociale, elles s’efforcèrent de promouvoir l’union de ces associations derrière les convictions du Général de Gaulle, qui était devenu l’homme fort du CFLN à Alger durant l’été 1943. L’union des mouvements de Résistance métropolitaine derrière la France combattante au début du mois de juin 1943 laissait espérer aux gaullistes la possibilité de regrouper l’ensemble des mouvements patriotiques aofiens au sein d’une unique structure fédérale. L’administration coloniale obtint ainsi la création de la Fédération AOF de la France combattante.

Bien que ce regroupement ait prôné l’union de l’ensemble des mouvements patriotiques aofiens et de tous les Aofiens dans la poursuite de l’effort de guerre et le rétablissement d’une société coloniale plus égalitaire, selon les principes républicains, il conférait, à l’instar de la Légion et des principaux groupements vichyssois, les rênes du pouvoir à l’élite européenne de ces associations. Une fois de plus, les Africains, notamment les « évolués », passaient au second rang. La fédération était essentiellement une affaire d’Européens.

Toutefois, loin de réaliser l’union tant souhaitée par les autorités gaullistes, la France combattante d’AOF fut très vite affaiblie par les luttes d’influence politique des Européens et leurs conflits d’idéologies, d’intérêts et de personnes ; elle rencontra beaucoup de difficultés à fédérer tous les mouvements patriotiques aofiens. Les divergences des populations européennes allaient apparaître au grand jour avec la question de l’épuration.

Chapitre II
Polémiques autour de l’épuration

L’ensemble des associations patriotiques aofiennes avaient inscrit l’épuration des agents du régime de Vichy au nombre de leurs priorités, au même titre que la participation à la libération du territoire national en soutenant la Résistance métropolitaine et en encourageant l’effort de guerre. Cette question devint un facteur tantôt de cohésion, tantôt de divergence entre les différentes associations, selon les intérêts des unes et des autres. En revanche, loin de favoriser l’union de l’ensemble des Français de l’AOF, elle creusa un fossé entre les derniers vichystes de la fédération et les associations, prêtes à réaliser au plus vite l’épuration complète de la société et de l’administration ; elle opposa aussi les associations aux autorités coloniales, plus soucieuses de garder un certain équilibre et de ne pas ébranler une cohésion politique et sociale nécessaire pour la poursuite de l’effort de guerre ; la réaction des autorités aux exigences des associations fut toutefois timide et put être perçue comme un aveu de faiblesse.

L’épuration de l’administration coloniale civile et militaire, de certains coloniaux proches du régime de Vichy et des milieux religieux catholiques devint le sujet favori des leaders des associations patriotiques aofiennes, souvent en quête de légitimité politique au sein de la fédération. Après s’être battus ouvertement pour le contrôle de la France combattante d’AOF, les Européens s’abandonnaient désormais à étaler leurs divergences d’idéologies patriotiques devant les Africains. En spectateurs avisés, les « originaires » citoyens français, les « évolués », de plus en plus influents sur la masse africaine depuis que la fin du régime de Vichy avait réduit les privilèges des élites traditionnelles, assistaient une fois encore aux rudes combats idéologiques que se livraient les Européens d’AOF.

La mise en place de la Chambre civique en mai 1945 ne mit pas fin aux divisions des Européens, partagés entre les partisans d’une épuration sévère de la société et les modérés, qui en appelaient à une amnistie générale.

Chapitre III
Les enjeux politiques du combat patriotique : les débuts d’une nouvelle ère coloniale

Durant toute cette période d’effervescence et de ferveur patriotiques, les associations africaines, certes peu importantes par rapport à la multitude de leurs homologues européennes, mais bien structurées, travaillaient dans l’ombre, en quête perpétuelle de légitimité politique. L’administration coloniale, essentiellement préoccupée par l’union autour de la France combattante et par l’épuration, avait peu suivi l’émergence de ces petites structures associatives africaines qui en appelaient aux mêmes principes gaullistes et républicains que les associations européennes. Il faut signaler toutefois que cette émergence était propre au Sénégal, plus en avance que les autres colonies en matière de droit politique, notamment avec l’existence de la population noire citoyenne, « originaire » des quatre communes et l’existence d’institutions politiques représentatives de la population.

Ces associations avaient fait le choix de mettre leur combat patriotique au service de leurs aspirations politiques. Elles étaient composées essentiellement d’« évolués » qui, pour une grande majorité, avaient gardé un mauvais souvenir des convictions patriotiques vichyssoises et qui espéraient, avec le retour des principes démocratiques et républicains qui leur avaient accordé certains droits à la veille de la guerre, poursuivre leur quête de droits civiques, civils et politiques pour eux-mêmes et pour l’ensemble de la population africaine. Les Africains attendaient une nette amélioration de leurs conditions de vie, notamment sur le plan matériel. Sur le plan politique, loin de revendiquer une autonomie incompatible avec leur patriotisme sincère pour la France, ils cherchaient tout simplement à avoir plus d’emprise dans la direction de leurs territoires, notamment une plus grande participation dans la gestion des institutions politiques des colonies. Ainsi, en l’absence de partis politiques, le combat reposait sur ces associations patriotiques qui avaient le devoir de relayer les revendications sociales, civiques et politiques des populations africaines.

Au sortir de leurs combats autour du contrôle de la France combattante et de l’épuration, les associations européennes dont les leaders affichaient des ambitions politiques au sein de la fédération découvraient cette nouvelle donne politique au Sénégal : désormais, il fallait rivaliser avec les Africains qui avaient pris le soin de bien s’organiser et de mettre leurs structures au service de leurs causes politiques. Face à l’organisation et la détermination des Africains à vouloir dorénavant prendre en main leur propre destinée, il ne restait plus aux Européens qu’à coopérer avec les leaders africains pour espérer trouver une place au sein des institutions politiques.


Conclusion

L’étude de ces associations patriotiques révèle, en fin de compte, la difficulté de forger un esprit patriotique commun et unique au sein d’une société inégalitaire. Tant le régime de Vichy que le Gouvernement du CFLN et le Gouvernement Provisoire se sont trouvés dans l’impossibilité de mettre en place une unité patriotique en AOF. Les différences de culture entre Européens et Africains, les divergences d’intérêts politiques, économiques et sociaux entre agents européens de l’administration coloniale, milieux d’affaires, autorités religieuses de la fédération, entre les populations « évoluées » et les « sujets français », entre les paysans africains de Kébémer (Sénégal), de Sassandra (Côte d’ivoire), ou de Youkounkoun (Guinée) et les planteurs européens de la Côte d’Ivoire ou de la Guinée sont autant d’éléments qui permettent de comprendre que chacun d’entre eux ne pouvait pas recevoir de la même manière l’idéologie patriotique préconisée par le régime en place.


Pièces justificatives

Document en arabe de la propagande légionnaire. – Lettre du 20 janvier 1943 des légionnaires Mermet, Maillet, Chénier, Guillaume et Dulhoste au gouverneur général de l’AOF sur les activités collaborationnistes de Georges Marionnet, chef fédéral de la Légion. – Lettre manuscrite du 29 août 1945 de Léopold Sédar Senghor au directeur des affaires politiques du ministère des Colonies sur les préparatifs des élections législatives d’octobre 1945 et sur l’atmosphère politique en AOF. – Circulaire du 20 octobre 1945 du Ministre des Colonies sur la nouvelle politique coloniale du Gouvernement.


Annexes

Liste des membres du comité central de la Légion d’Afrique Noire entre mars 1941 et septembre 1942. – Liste des fondateurs de la « France de Pétain ». – Statuts de la Fédération d’AOF de la France combattante. – Statuts de l’Union Républicaine Sénégalaise (URS). – Transcription des entretiens réalisés avec Jean Michélis le 14 janvier 2004 à Paris (extraits) et avec Mamadou Mbodj le 5 février 2004 à Rufisque (Sénégal).