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École des chartes » thèses » 2005

Blenheim, Ramillies, Audenarde

Les défaites françaises de la guerre de Succession d’Espagne (1704-1708)


Introduction

Les premières batailles de la guerre de Succession d’Espagne ternirent considérablement l’éclat militaire du Grand Siècle français. À la fin d’un règne ouvert par la bataille de Rocroi et marqué par une glorieuse accumulation de victoires, les cuisantes défaites de Blenheim, sur le Danube, en 1704, de Ramillies, dans le Brabant, en 1706, et d’Audenarde, en Flandre, en 1708, anéantirent la réputation d’invincibilité gagnée par l’armée de Louis XIV et lui firent évacuer successivement la Bavière, la majeure partie des Pays-Bas espagnols, la Flandre française. L’historiographie française n’a voulu considérer ces revers que comme la conséquence des choix malencontreux du Roi-Soleil vieillissant, privilégiant les généraux courtisans – Tallard, Marcin et Villeroy – aux véritables chefs de guerre – Vendôme, dont le talent fut entravé lors de la bataille d’Audenarde par la présence du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, et surtout Villars. Du côté adverse, ces trois batailles furent l’occasion de célébrer la valeur des généraux alliés, le prince Eugène et surtout le duc de Marlborough, dont la réputation fut magistralement réhabilitée par la biographie qu’en écrivit son descendant, Winston Churchill.

Il était pourtant nécessaire de réexaminer le contexte au sein duquel s’inscrivirent ces batailles, en étudiant aussi bien les choix stratégiques de la cour et des maréchaux français que le cours des campagnes de 1704, 1706 et 1708, particulièrement l’influence des aléas logistiques, de la topographie et des rivalités de commandement. Il s’agissait, en second lieu, de s’intéresser aux batailles elles-mêmes : leur déroulement chronologique, le rôle du général en chef, les techniques militaires employées, les perceptions vécues sur le champ de bataille, dans la lignée d’une « nouvelle histoire-bataille » désireuse de replacer l’expérience du combat au centre de l’étude. L’onde de choc de ces défaites complètement inattendues révèle enfin les relations de patronage et de clientèle, les tensions et les jalousies de la cour.


Sources

Les archives les plus exploitées furent celles du Service historique de l’armée de terre, notamment, dans la série A 1, les volumes de « lettres reçues » des années 1704, 1706 et 1708. On y conserve la correspondance échangée entre, d’une part, le roi et Chamillart, et d’autre part, les commandants d’armée, les intendants, les gouverneurs de place, les officiers généraux. De simples officiers ou des officiers parlant au nom de leur régiment pouvaient également s’adresser à la cour, que ce soit pour vanter ou défendre leur propre action dans une bataille, demander charges et gratifications, ou dénoncer la mauvaise conduite de leurs supérieurs – les lettres anonymes ne sont pas rares. Les renseignements ainsi obtenus – description des opérations militaires, état physique et moral des troupes et des populations locales, relations de combats – ont été croisés avec ceux issus de la « correspondance politique » des Archives du ministère des Affaires étrangères, c’est-à-dire les lettres échangées entre le secrétaire d’État des Affaires étrangères, ses envoyés auprès des souverains alliés et ses espions à l’étranger. D’autres institutions ont été sollicitées : Bibliothèque nationale de France (département des manuscrits et Arsenal), bibliothèque Mazarine, bibliothèque de l’Institut et bibliothèque du musée Condé à Chantilly. Deux derniers types de sources ont été indispensables pour étudier l’expérience de la violence de guerre : les mémoires de militaires tout d’abord,  principalement celles du marquis de La Colonie et du comte de Mérode-Westerloo. La série 2Xy du SHAT, c’est-à-dire les registres d’inscription des Invalides, fut d’autre part une source précieuse. Ces registres mentionnent en effet, pour chaque soldat ou officier admis, le type de blessure reçue et le combat au cours duquel elle a été infligée. Ces dernières informations ont été traitées à l’aide d’une base de données sous MySQL.


Première partie
Le rôle de la bataille dans le déroulement des opérations militaires


Chapitre premier
Les enjeux stratégiques

Grâce au jeu des alliances, un relatif équilibre de force fut obtenu entre les deux camps en présence dans les toutes premières années de la guerre. Il en résultat une alternance de succès et d’échecs de part et d’autre, les Français reculant dans les Pays-Bas espagnols tandis qu’ils se garantissaient un passage vers la Bavière.

L’alliance avec l’Électeur Maximilien-Emmanuel de Bavière semblait représenter, pour la France, l’occasion d’en finir au plus vite avec l’Empereur. En 1703, Villars avait projeté une invasion de l’Autriche depuis la Bavière, en remontant le Danube jusqu’à Vienne, plan qui avait échoué en raison des réticences de l’Électeur. Les travaux de Claude Sturgill ont montré les difficultés logistiques auxquelles aurait été confrontée une telle entreprise, condamnée à se transformer rapidement, malgré son audace, en un simple raid de pillage. Ces considérations expliquent le peu d’envergure des projets français pour la campagne de 1704 en Allemagne. À ce sujet, deux positions s’affrontèrent au début de cette année : d’une part, celle du maréchal de Marcin, commandant de l’armée française résidant en Bavière, et de Chamlay, qui plaidaient pour une action menée à partir de la Bavière contre les cercles de l’Empire, particulièrement la Souabe et la Franconie. L’attaque de l’Autriche était subordonnée à l’éventuel succès de ces opérations. D’autre part, le maréchal de Tallard, commandant de l’armée du Rhin, insistait sur les difficultés et les dangers de la présence d’un trop grand corps de troupes françaises au cœur de l’Empire, et demandait qu’on ne considérât les opérations de l’armée en Bavière que comme des diversions destinées à distraire les Alliés, tandis que les Français gagneraient des avantages concrets sur la frontière rhénane. Louis XIV, toujours prudent, accorda sa préférence à ce second projet. L’initiative de Marlborough, portant les troupes anglo-hollandaises au secours de l’Empire, contraignit l’armée de Tallard à marcher en Bavière, et la défaite de Blenheim les en chassa définitivement. En 1706, le Roi-Soleil décida de manifester avec éclat sa puissance par une offensive générale sur trois théâtres d’opération : en Espagne, en Italie, et surtout aux Pays-Bas, où il donna à Villeroy ses meilleures troupes. Le désastre de Ramillies fut une cruelle désillusion, mais il fit espérer aux Français le développement d’une rivalité entre Hollandais et Anglais au sujet de la domination des Pays-Bas espagnols. Le roi voulut encore, en 1708, faire une démonstration de sa force :  après une coûteuse expédition en Écosse, qui échoua, il se montra à même de financer la plus grosse armée qu’on ait jamais vue dans les Pays-Bas depuis le début de la guerre. Il la confia à son petit-fils et au meilleur de ses généraux, le duc de Vendôme. Cet effort considérable, le dernier que la France put faire, ne porta pas ses fruits.

Ainsi, malgré le changement radical de la carte politique de l’Europe, avec l’Espagne et la Bavière aux côtés de la France, Louis XIV ne fit guère évoluer ses priorités stratégiques. Il resta en effet convaincu que le plus efficace serait d’effectuer des pressions sur les membres de la Grande Alliance apparemment les plus faibles, comme les princes d’Empire ou la Hollande. L’Espagne en revanche, front grâce auquel Philippe V conserva son trône de Roi Catholique, fut négligée par les deux camps.

Chapitre II
Campagne et bataille

La chronologie des campagnes. — Les trois batailles de Blenheim, Ramillies et Audenarde se déroulèrent à des moments bien différents de la campagne. Des marches audacieuses et très éprouvantes avaient précédé, en 1704, la rencontre des armées adverses au cœur de la Bavière. Deux ans plus tard en revanche, c’est au tout début de la campagne, quelques jours après l’assemblée de l’armée, que Villeroy rencontra Marlborough. La bataille d’Audenarde enfin eut lieu au milieu de l’année 1708. Les Français, après une période d’inactivité, avaient déjà ouvert les hostilités avec la brillante surprise de Bruges et Gand. Mais par un mouvement hâtif et dissimulé, Marlborough parvint à passer l’Escaut en force au-dessous d’Audenarde, ce qui lui permit de reprendre la main durant le reste de la campagne.

L’influence de la logistique. — La qualité du ravitaillement fut une donnée importante de l’issue du combat. En 1704, l’armée de Marlborough en route vers la Bavière parvint à progresser sans magasin établi de longue date, achetant sur place tout ce qui lui était nécessaire. Cela fut rendu possible aussi bien par les qualités d’organisation du général anglais que par l’abondance de son crédit. Contrairement à lui, Tallard dut, lors de sa marche en Allemagne, traverser des pays hostiles, dont la population, sur ordre du prince de Bade, avait déserté les villages. Les chevaux de son armée souffrirent de la maladie d’Allemagne, une forme de morve qui décima sa cavalerie. La négligence ou les malversations des munitionnaires privèrent les troupes en marche de centaines de milliers de rations de biscuit. Cette véritable misère explique les dissensions et la jalousie qui naquirent, dès leur jonction, entre les troupes de Tallard et celles de Marcin. Ces dernières avaient en effet la réputation assez justifiée de s’être enrichies grâce aux contributions levées en Bavière. Elles étaient cependant portées à l’insoumission en raison de l’éloignement de la France et du sentiment d’avoir été oubliées par Versailles.

La prise de décision. — Force est de constater, lors de ces trois campagnes, des lenteurs et des atermoiements qui participèrent à l’échec final. La première lacune grave concerne le renseignement : en 1704, Villeroy, qui avait ordre de surveiller le prince Eugène, fut en permanence incapable de savoir où était ce dernier. Qui plus est, les généraux firent le plus souvent preuve de pusillanimité et refusèrent de prendre la responsabilité des décisions les plus cruciales, préférant laisser à la cour le soin de choisir. La « stratégie de cabinet » fut ainsi plus fréquemment réclamée par les maréchaux qu’imposée par le roi. De surcroît, elle fut rendue indispensable par la multiplicité des acteurs. La nécessité de ménager des personnalités politiques – le duc de Bourgogne ou l’Électeur – et de trancher entre les chefs des différentes armées devant agir ensemble imposait en effet le recours à un arbitrage dont seul le roi avait l’autorité. Ce contrôle, plutôt que cette direction, de Versailles, n’a toutefois pas inhibé toutes les actions vigoureuses, ni empêché les commandants de s’exposer au hasard d’une bataille.

Chapitre III
La bataille décisive à l’aube du xviiie siècle

Les victoires de Marlborough et du prince Eugène eurent des suites immédiates et spectaculaires. Toute la Bavière fut évacuée par les Français après Blenheim, les armées alliées ayant même le temps de revenir sur le Rhin pour s’emparer de Landau, de Trèves et de Trarbach. Une douzaine des plus importantes places de Flandre et du Brabant tombèrent aux mains des Coalisés après Ramillies. Les fruits de 1708 furent plus tardifs, mais tout aussi impressionnants : la campagne se fit, au lendemain d’Audenarde, à fronts renversés, puisque Vendôme s’interposait entre la Hollande et l’armée alliée, tandis que cette dernière coupait Vendôme de son ravitaillement français. Pourtant, Marlborough et Eugène parvinrent à faire voiturer, malgré l’absence de voies d’eau disponibles, suffisamment d’artillerie et de munitions pour s’emparer de Lille, avant de reprendre, à l’hiver, Bruges et Gand. Jamais les précédentes guerres de Louis XIV, ralenties par la nécessité des sièges, n’avaient vu de progressions aussi rapides. Toutefois la célérité des Alliés, de 1704 à 1708, aurait été inconcevable si la Bavière avait été mieux pourvue de forteresses et si les fortifications des places des Pays-Bas espagnols ne s’étaient progressivement dégradées faute de moyens financiers. L’opinion de la population locale fut également déterminante : en 1706, les habitants des Pays-Bas espagnols étaient déchirés entre la fidélité envers le roi d’Espagne étonnamment choisi par le testament de Charles II et le prétendant issu de la maison de Habsbourg. En 1704, la population et la noblesse bavaroises avaient désavoué l’Électeur pour avoir accepté d’abandonner son pays afin d’honorer l’alliance contractée avec un roi détesté. La perte de la Bavière représentait par ailleurs un soulagement pour certains officiers généraux français, qui la considéraient davantage comme un fardeau à soutenir qu’un allié prometteur. La progression apparemment foudroyante des armées alliées après Blenheim et Ramillies est ainsi indissociable de ce contexte de faiblesse financière et politique. Quand la France fut refoulée sur des frontières plus solides, elle sut mieux les conserver. Malgré l’énergie de Marlborough et du prince Eugène, la guerre de Succession d’Espagne redevint, comme les conflits précédents, une guerre d’usure, où la seule donnée décisive fut en définitive l’épuisement matériel de l’adversaire, causé par l’impossibilité de pénétrer rapidement ses frontières.


Deuxième partie
Les dimensions de la bataille


Chapitre premier
La dimension tactique

Les trois grandes défaites françaises de la guerre de Succession d’Espagne semblent, dans leurs grandes lignes, assez dissemblables. La bataille de Blenheim se caractérise par son intensité, c’est-à-dire sa durée – près de douze heures au total – et le fait que la totalité des unités présentes ait été engagée. D’un point de vue tactique, sa conception est assez simple : il s’agissait pour les Alliés de franchir, sous le feu adverse, un ruisseau, pour marcher sur les troupes franco-bavaroises. La droite de l’armée française céda progressivement du terrain, avant de s’effondrer, contraignant la gauche à la retraite. Ceci laissa vingt-sept bataillons et quatre régiments de dragons isolés dans le village de Blenheim, qui furent ensuite forcés de se rendre, ce qui parut presque incroyable aux yeux des contemporains. Bien loin de cet affrontement aussi long que brutal, la bataille de Ramillies vit l’armée française s’effondrer en quelques heures. Les deux armées étaient, sur la gauche française du champ de bataille, séparées par des branches de ruisseaux impraticables. Marlborough réussit, par un rapide mouvement habilement dissimulé, à faire passer sur sa propre gauche la quasi-totalité de ses escadrons, qui enfoncèrent la droite française, avant de s’emparer du village de Ramillies, au centre du terrain. Villeroy fut alors contraint d’ordonner la retraite, qui se fit dans le plus grand désordre possible, entraînant la perte d’un grand nombre de prisonniers et de déserteurs. Le « champ de bataille », c’est-à-dire l’espace de lutte préalablement défini par les deux chefs adverses, disparut en revanche complètement à Audenarde. Cette bataille consista en effet en une accumulation de combats de détail, essentiellement d’infanterie – même si des charges de cavalerie se déroulèrent vers la fin de l’action. Les différentes unités, arrivant progressivement à proximité de l’ennemi, furent envoyées à l’assaut dès qu’elles survenaient. Cependant Eugène et Marlborough, qui avaient une perception plus juste du combat que Vendôme et Bourgogne, parvinrent à esquisser un double mouvement d’encerclement, par la droite et la gauche. L’armée française fut alors enfermée dans un filet très lâche, et fut contrainte de se retirer en laissant de nombreux prisonniers.

Cette bataille illustre au mieux la dualité du rôle de général en chef. Celui-ci doit se trouver hors de la mêlée, capable d’apprécier la situation et de déterminer où un renfort de troupes est le plus nécessaire. Pour autant, il ne peut pas se dispenser de mener lui-même ses hommes à la charge, particulièrement aux points qui doivent déterminer l’issue du combat, pour prouver sa bravoure et se faire aimer et respecter de ses hommes. Le duc de Bourgogne, lui, renonça à ce rôle de meneur de troupes joué par ses aïeux Henri IV et Louis XIII : à Audenarde, il s’abstint pour l’essentiel de participer à l’action.

La question des effectifs. — Le problème des chiffres fut, de part et d’autre, au cœur de tous les efforts de propagande et de désinformation. En l’absence des états de pertes précis établis par régiments, qui ont disparu, il a fallu employer toutes les mentions intéressantes de la correspondance de Vincennes pour tenter d’obtenir des ordres de grandeur des pertes de ces trois batailles. Ainsi, les Français et leurs alliés assemblaient environ 48 000 hommes contre 51 000 Coalisés à Blenheim, 60 000 contre 62 000 à Ramillies, 92 000 contre 90 000 à Audenarde. Ils perdirent environ 25 000 hommes, dont 11 000 prisonniers à la première bataille, 11 000, dont 4 000 prisonniers à la seconde, 11 000, dont 4 000 prisonniers à la troisième. Les ennemis eurent toujours des pertes deux à trois fois moindres.

Chapitre II
La dimension technique

L’artillerie, même si elle pouvait infliger de lourdes pertes, comme à Blenheim, n’eut un effet décisif dans aucun de ces trois affrontements. Les escadrons de cavalerie, lors d’une bataille, étaient des formations extrêmement lourdes et difficiles à faire manœuvrer, car les officiers étaient obsédés par la volonté de leur faire conserver la plus grande cohésion possible. Le principal débat concernait l’intérêt respectif du choc et du feu lors d’une charge de cavalerie. Les cavaliers français, contrairement à leurs homologues anglais, préférèrent, lors de différentes charges, faire feu sur leurs ennemis avant d’aller à leur rencontre sabre en main. Il n’est toutefois pas possible d’y voir une différence radicale de technique entre les deux armées, puisqu’il semble que chaque escadron jouissait d’une grande liberté dans le choix de sa façon de combattre. Les troupes de Louis XIV mirent en revanche plus de temps que celles des souverains alliés à adopter les systèmes de tir les plus performants, comme le tir par peloton. Cela n’empêcha pas les bataillons français de l’emporter sur leurs ennemis quand ces derniers ne se montrèrent pas suffisamment organisés. Quoi qu’il en soit, en raison de la faible efficacité des armes à feu, le combat se terminait bien souvent à l’arme blanche, la baïonnette étant alors beaucoup plus employée que l’épée.

Il serait vain de se demander qui, de la cavalerie ou de l’infanterie, avait la prééminence sur le champ de bataille : les fantassins isolés étaient la proie des troupes montées, particulièrement des dragons, mais un bataillon d’infanterie bien organisé, formé en carré au besoin, était tout à fait capable de faire face à une charge de cavalerie. En réalité, la clef du succès résidait, comme à Blenheim et Ramillies, dans l’intelligente combinaison des deux armes.

Chapitre III
La dimension humaine

La perception que l’on pouvait avoir du champ de bataille dépendait largement de la place que l’on y occupait. Pour ceux qui, comme les généraux, avaient le loisir de se trouver sur une position élevée pour contempler les manœuvres à leur aise, il semble que le panorama ait constitué un spectacle superbe. La plupart des combattants en revanche ne pouvaient appréhender que ce qui se passait à proximité. Enfermés, parfois comprimés au sein de formations particulièrement denses, souvent aveuglés par la fumée et assourdis par le bruit du canon et de la mousqueterie, les soldats ne pouvaient guère trouver d’exutoire à leur peur dans le déchaînement d’un cri. Le cri de guerre avait en effet pratiquement disparu dans les armées françaises, et il semble que le fait de faire crier « Vive le roi » à la troupe ait surtout été le dernier expédient pour motiver les hommes dans les situations désespérées. La peur et la violence que les chefs enjoignaient à leurs hommes de subir pouvaient en revanche s’exorciser dans la charge à l’arme blanche. Les premières batailles de la guerre de Succession d’Espagne n’en virent pas moins d’authentiques scènes de panique, dont les origines peuvent être recensées : spectacle d’unités amies anéanties, crainte d’un ennemi d’autant plus omniprésent qu’il est invisible, vigueur du feu adverse, mauvais encadrement par les officiers. Il semble toutefois qu’il n’y eût qu’à la bataille de Ramillies que les soldats français se soient, malgré quelques actes de bravoure, « mal battus ». Leur comportement à Blenheim et Audenarde fut comparable à celui qu’ils adoptèrent à Malplaquet.

Blessés et prisonniers. — En 1706 et 1708, des convois partirent des villes françaises proches du champ de bataille pour ramasser les blessés qui n’avaient pas été faits prisonniers. Leurs conditions de transport et de traitement dans les hôpitaux, largement assurées par des entrepreneurs privés, étaient effroyables. Les captifs pouvaient faire l’objet d’accords d’échange entre les belligérants. Les évasions furent assez fréquentes, particulièrement après Audenarde, où il semble que la moitié des captifs ait pu s’échapper. Les soldats étaient poussés à s’enfuir, malgré les risques encourus, par la rudesse des conditions de détention. Au manque récurrent de vivres s’ajoutaient fréquemment, lors des longues captivités, les brimades.


Troisième partie
La postérité de la bataille


Chapitre premier
Le temps de la réception des nouvelles

La nouvelle de la défaite parvenait d’autant plus lentement que l’on était éloigné du champ de bataille. Les Français comprirent que les Alliés venaient de remporter la bataille de Blenheim en constatant les manifestations de joie de leurs ennemis, avant même que des lettres de compatriotes leur arrivassent. La bataille ne prenait forme que très lentement, au fur et à mesure que les circonstances commençaient à en être connues, et les premiers jours, voire les premières semaines, voyaient abonder les rumeurs alarmistes ou réconfortantes. L’ignorance était savamment entretenue par les gazettes aux ordres de leurs gouvernements respectifs, qui pratiquaient, en leur faveur, une véritable désinformation. La polémique entre les différents journaux atteignit son paroxysme lors de la bataille d’Audenarde, puisque la retraite de l’armée française sur différentes villes, qui interdisait un décompte précis des prisonniers, et l’absence de poursuite des troupes vaincues par les Alliés firent douter de l’ampleur de la défaite. Les premières listes énumérant le nombre de morts, blessés et prisonniers, qui nous ont été transmises par Dangeau ou Sourches, étaient également souvent fautives. Elles étaient pourtant avidement attendues à Versailles, et plongeaient la cour dans le deuil.

Chapitre II
Le temps des réactions

Les premiers touchés par le constat de la défaite furent les militaires eux-mêmes : en eux se disputaient le souvenir de la peur éprouvée lors de la bataille et de la retraite, le désespoir de se voir ruinés par la déroute et la colère ressentie envers leurs généraux vaincus. La combativité s’effondrait, et l’indiscipline s’installait tandis que se mettait à sévir la désertion. Ce phénomène fut particulièrement remarquable en 1706, lorsque les régiments espagnols et bavarois servant dans les Pays-Bas perdirent plus de la moitié de leurs effectifs : nombre d’officiers prirent le parti de l’archiduc Charles – surtout s’ils étaient propriétaires de terres dans l’Empire –, et les soldats wallons rejoignirent le camp des nouveaux maîtres de Bruxelles. Cette année-là, face à la menace d’une désagrégation morale de l’armée, Louis XIV envoya Vendôme, général réputé pour sa popularité auprès de ses hommes, afin de rétablir la confiance. Pourtant, les généraux eux-mêmes furent ébranlés par la débâcle : Marcin était porté au fatalisme, Tallard, prisonnier, à l’acrimonie envers Marcin, l’Électeur, se plaignant de n’être pas considéré comme l’égal d’un maréchal de France, fit reposer toutes les responsabilités de la défaite sur les autres commandants. Mais jamais la brouille entre les généraux ne fut plus intense qu’en 1708 : tandis que le duc de Bourgogne, dans sa correspondance, déniait toute qualité de général à Vendôme et réclamait de devenir le véritable chef de l’armée, ce dernier demandait au roi le renvoi des princes et faisait circuler à la cour des lettres stigmatisant l’entourage de Bourgogne pour mieux dénoncer la lâcheté du duc lui-même.

La première réaction de la cour face aux défaites fut la plus profonde incrédulité : on croyait, avant Blenheim, qu’une armée française mise en bataille était « en quelque sorte invincible ». L’affrontement de 1704, perdu sur un théâtre d’opération inusité, par des troupes commandées par des maréchaux de création récente, fut pourtant moins perçu comme un avertissement que comme un accident sans signification. Il fallut attendre Ramillies pour que les Français prissent conscience du talent de Marlborough et de leur propre vulnérabilité. Chaque défaite n’en amena pas moins son lot de critiques qui, malgré leur diversité, identifiaient trois types de responsables. En premier lieu, on blâmait le général en chef, son imprudence, voire son désir hautain d’aller à l’ennemi, ses dispositions avant la bataille, sa retraite trop précipitée. On s’acharnait ensuite sur les régiments d’élite : la gendarmerie à Blenheim, les Gardes du corps du roi à Ramillies auraient, par leur fuite précipitée, entraîné la défaite. Ces régiments, dans les lettres qu’ils firent paraître pour se défendre, mirent en cause la jalousie de leurs accusateurs. Enfin, les officiers généraux furent accablés, en 1704 comme en 1706 : incapables de prendre des décisions judicieuses ou courageuses, ils se seraient abstenus de mener les troupes à la charge et ne se seraient trouvés les premiers que dans la retraite. Face à ce déchaînement de critiques, le roi et son secrétaire d’État de la guerre n’hésitèrent pas à diligenter des enquêtes sur le comportement individuel des officiers, en confiant les interrogatoires à des hommes de confiance. Fort des renseignements ainsi obtenus, Louis XIV put distribuer récompenses et sanctions. Ces dernières furent toutefois rarement lourdes : le roi tenta à tout prix de dissimuler la défaveur de Villeroy, qui fut l’un des deux seuls disgraciés après Ramillies. Le désaveu royal ne toucha qu’un colonel après Blenheim, mais certains régiments, particulièrement la gendarmerie, subirent pleinement l’ire du Roi-Soleil.


Conclusion

Les armées françaises qui furent défaites à Blenheim, Ramillies et Audenarde souffraient de défauts réels, mais aucun d’entre eux ne suffit à lui seul à expliquer la débâcle. Seul le maréchal de Villeroy alliait l’imprudence dans la gestion des opérations à l’incapacité sur le champ de bataille. Les autres commandants, plus médiocres il est vrai qu’Eugène et Marlborough, souffrirent surtout de l’absence d’une direction unique à la tête de l’armée, alors que le seul arbitre à même de trancher se trouvait trop loin, à Versailles. Les techniques de combat des soldats de Louis XIV étaient probablement plus archaïques que celles de leurs homologues anglais ou hollandais, mais elles restaient terriblement efficaces, et le retard n’apparut manifestement que lors des défaites du milieu du XVIII e siècle. En définitive, au matin de l’affrontement, aucune armée n’était battue d’avance, et l’issue de la bataille n’était en rien déterminée.


Pièces justificatives

Mémoires stratégiques tirés de la correspondance des secrétaires d’État de la guerre et des Affaires étrangères. – Relations des différentes batailles. – Rapport du maréchal de Tallard en captivité sur ses conversations avec Marlborough. – Plainte des officiers du régiment de Navarre prisonniers de guerre. – Ordres de bataille des armées françaises en 1704 et 1708.


Annexes

Cartes des principaux théâtres d’opération européens. – Plans des batailles de Blenheim, Ramillies et Audenarde. – Schémas et illustrations. – Index.